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Les cinq jeunes mères du film des frères Dardenne
Critique

« Jeunes mères » de Luc et Jean-Pierre Dardenne : Tuer les pères, sauver les mères

Thibaut Grégoire
Après avoir cédé à la tentation du film coup de poing et de la démonstration dans leurs deux films précédents, Luc et Jean-Pierre Dardenne semblent dans un premier temps continuer sur la même voie avec Jeunes mères. Se moulant cette fois-ci dans le cadre téléfilmesque du film choral et dans une mouvance « post-Dalva », les frères déroulent une fois de plus les mécaniques bien rodées de narrations en forme de spirales infernales pour leurs quatre filles mères - chacune représentant un « cas », une situation sociale précise -, tout en persistant également dans leur obsession tenace de tuer le(s) père(s). Mais alors qu'il n'y avait apparemment plus rien à sauver dans ce cinéma devenu déterministe, une éclaircie inespérée advient quand les cinéastes regagnent l'envie de sauver leurs personnages et de leur redonner forme humaine.

« Jeunes mères », un film de Luc et Jean-Pierre Dardenne (2025)

En écrivant sur les deux précédents films de Luc et Jean-Pierre Dardenne, Le Jeune Ahmed et Tori et Lokita, nous avions documenté notre déception quant à la trajectoire empruntée par le cinéma des deux frères. Alors qu’il prenait sa source dans l’envie de dépeindre des personnages évoluant dans des situations sociales oppressantes mais qui refusaient de s’y laisser enfermer en tant que victimes, il avait finalement bifurqué dangereusement vers la tentation du film coup de poing, de la machine infernale, en condamnant d’abord le jeune Ahmed à rester dans son aveuglement radical, puis Lokita à se faire broyer jusqu’à la mort par une spirale d’humiliations. Il nous restait encore malgré tout des restes de films aimés (Rosetta, Le Gamin au vélo, La Fille inconnue) nous enjoignant de ne pas perdre de vue que les Dardenne avaient, à de nombreuses reprises, entrepris de sauver leurs personnages, de leur faire entrevoir un salut possible, voire de les faire accéder à une forme de grâce. Le moment charnière de leur filmographie fut sans doute Deux jours, une nuit, dans lequel on commençait à apercevoir les limites de leur système érigé en carcan déterministe et bien huilé, et qui laissait présager les futurs désastres. L’échec commercial et critique de La Fille inconnue, qui s’éloignait néanmoins de ce système, aura probablement enfoncé le clou et enjoint les frères à se laisser guider par ce systématisme scénaristique et stylistique, cette machine à broyer leurs personnages.

Comment expliquer dès lors la fidélité sans fard du Festival de Cannes et de son sélectionneur Thierry Frémaux envers le cinéma des frères, ou encore l'indéfectibilité d’une grande partie de la critique de cinéma, surtout en Belgique ? Peut-être par la trace mémorielle que laissent les meilleurs films des deux cinéastes, et par une politique des auteurs qui ne dit pas - ou plus - son nom, au détriment de la réflexion et de l’analyse des œuvres présentes, de l’œuvre encore en train de se faire. Ceci posé, même la critique qui va suivre, tout en mettant en lumière des problèmes ou des tares du film, tentera elle aussi - peut-être par indulgence - d’en sauver des choses. Ce sauvetage de dernière minute doublera celui qu’opère le film in extremis. En effet, après avoir emprunté les mêmes chemins arpentés par les deux précédents films, les frères Dardenne semblent réaliser avec Jeunes mères qu’ils ont peut-être été trop loin dans leurs démonstrations implacables et l’essorage de leurs personnages, pour se ressaisir en leur offrant une « fin » plus apaisée, ou en tout cas de meilleures perspectives d'avenir.

Juger au cas par cas

Mais dans un premier temps, les Dardenne semblent, avec Jeunes mères, à nouveau se lover dans ce carcan dans l’air du temps, celui du film coup de poing et à sujet, jusqu’à presque en gommer les restes de leur « patte », ou en tout cas en les lissant et les automatisant. C’est ainsi qu’ils s’aventurent pour la première fois sur le terrain du « film choral », Jeunes mères s’intéressant aux parcours de plusieurs filles mères, pensionnaires dans le même laps de temps du même centre d’accueil. Si l’affiche et la communication autour du film laissent entendre qu'il suit cinq jeunes femmes, il n’y a en réalité que quatre personnages principaux, la cinquième étant secondaire, voire à l’arrière-plan. Les expériences de Jessica, Julie, Ariane et Perla sont donc dépeintes lors d’une période de quelques semaines, le parcours de chacune étant censé décrire un cas particulier, différent des autres, dans la manière d’aborder cette maternité à un très jeune âge. Et c’est dans ce dispositif que l’on peut déceler le problème majeur du film. En étant réduites au rang de « cas » sociétaux, les jeunes mères perdent un peu d’humanité pour devenir des archétypes, des personnages-sujets, à partir desquels les Dardenne vont développer une fois de plus un système scénaristique, une démonstration servant à illustrer une problématique. Ce n’est par exemple pas un hasard si la jeune mère la moins présente à l’écran, Naïma, est celle qui semble a priori avoir la situation familiale la plus « simple », là où une Jessica est elle-même une enfant abandonnée à la naissance, Julie doit se battre contre des problèmes d’addiction, Ariane doit se défaire de l’emprise d’une mère toxique, et Perla accepter sa maternité après le refus du père d’être présent.

Durant une majeure partie de la durée de Jeunes mères, celui-ci donne la désagréable impression d’assister au déroulé de ce que peut produire un regard d’entomologiste bourgeois sur ces « cas » que représente chacune des quatre protagonistes. Le pire étant sans doute que les situations dépeintes, celles qu’elles subissent toutes les quatre, semblent découler de choix qu’elles ont fait préalablement à la diégèse. En quelques mots, les Dardenne semblent juger leurs personnages pour la décision qu’elles ont prise de garder un enfant a priori indésiré, plutôt que d’avorter. S'ils semblent d’emblée trouver une circonstance atténuante à Jessica, qui puiserait son envie d’être mère malgré tout par le fait d’avoir elle-même été abandonnée à la naissance, et à Ariane qui aurait été manipulée par sa mère pour garder le bébé, ils font preuve de nettement moins d'indulgence envers Julie, dont la toxicomanie la discréditerait presque immédiatement d'être une mère potentielle, ou envers Perla, qui semble perdre tout instinct maternel au moment où elle se fait larguer par son copain, lui-même jugé dès sa première scène dans laquelle il préfère fumer un joint que d’accorder la moindre attention à son enfant.

Tuer les pères

Au fur et à mesure qu’ils déroulent les intrigues de chacune des jeunes mères, qu’ils exposent leurs situations respectives, et relancent tour à tour l’intérêt par des rebondissements ou obstacles venant encore les compliquer, les cinéastes apparaissent plus que jamais comme des patriarches embourgeoisés et moralisateurs, qui ne font plus que regarder de haut des personnages archétypaux, recréés à partir de ce qu’ils pensent savoir de la réalité, sûrs de leur regard aiguisé sur la société - comme l’est tout retraité qui suit l’actualité socio-politique à travers le journal télévisé de la RTBF - et de leur légitimité en tant qu’observateurs expérimentés de celle-ci. Si l'on s’en tient à cette première impression, sur au moins les trois-quarts de Jeunes mères, le cinéma des Dardenne ne serait plus que l’ombre droitière de lui-même, un cinéma qui, sous couvert d’exposer les raisons de la misère sociale, ne ferait plus qu’en constater les conséquences, à l’aune des décisions de personnages plombés et dépassés par un déterminisme implacable. De cette « observation » à la fois détachée et biaisée ne se dégagerait plus aucune empathie, plus aucune envie de faire corps avec les personnages, comme ce fut le cas par le passé. Cela se traduit jusque dans le filmage, bien moins physique que dans Rosetta, Le Gamin au vélo, ou même L’Enfant.

Jessica (Babette Verbeek), l'une des jeunes mères du titre
© Christine Plenus

Une esthétique téléfilmesque de film choral symétrique - où chaque personnage possède son récit qui en vaut un autre et lui succède de manière alternative et systématique - a remplacé les partis pris esthétiques marqués et propres aux premiers films des frères Dardenne. Visuellement, Jeunes mères est moins proche de ces films-là que d’une mouvance plus récente du cinéma franco-belge dit réaliste. Par son sujet, et son traitement scénaristique et visuel, il fait assez vite penser à une récente « sensation » de la production nationale, également bête de festival, à savoir Dalva d’Emmanuelle Nicot. Triste destin que celui des Dardenne de se placer dans une mouvance « post-Dalva », donc de suivre un film qui est lui-même « post-Dardenne », dont ils sont en quelque sorte les pères voire les grands-pères illégitimes. Dans une interview que nous avions réalisée il y a un an avec les frères Larrieu, ceux-ci évoquaient de manière ironique la démarche des Dardenne sur la question de la nécessité de réaliser à deux : « Il y a longtemps, quand on nous posait cette question, nous nous interrogions sur les frères Dardenne. Pourquoi se sont-ils mis à deux ? Pour tuer le père (rires). Leur rapport au père est très dur dans leurs films, il est vecteur d'une grande violence et ils devaient certainement se mettre à deux pour affronter cela. ». On ne peut pas leur donner tort, et ce ne sont pas les personnages de pères dans Jeunes mères - à l’exception d’un seul -, qui remettront en question cette dureté envers la figure paternelle, principalement caractérisée par l’absence, la lâcheté, ou encore par l’irresponsabilité. Mais si la mort symbolique du père est une constante chez les Dardenne, personne ne semble avoir la volonté de tuer à leur tour ces pères de cinéma qu’ils sont devenus pour les générations suivantes, d'Emmanuelle Nicot à Guillaume Senez, en passant par Paloma Sermon-Daï. Et eux-même ne semblent pas s'appliquer cette obsession de tuer le père, tant ils semblent se complaire dans cette posture de pères spirituels pour les plus jeunes cinéastes, au point de devenir à leur tour les suiveurs de ceux qui les suivent, créant une sorte de cercle vicieux quasi-incestueux.

Sauver ce qui peut encore l’être (ou « La fin justifie-t-elle les moyens ? »)

Alors que le film s’achemine doucement vers sa fin, les destins des quatre personnages principaux suivent la ligne toute tracée par la machinerie scénaristique, vers des dénouements pessimistes, voire tragiques : Jessica a été rejetée par sa mère biologique, Ariane se fait une fois de plus manipuler par la sienne et celle-ci retourne dans les bras d’un compagnon violent, Julie a replongé dans la drogue, et Perla est à la fois délaissée par son copain et brouillée avec sa sœur, laissant loin les perspectives de stabilité. Et puis, alors que l’on se demande une fois de plus ce qu’il reste à sauver dans le cinéma des frères Dardenne, après cette mue entérinée vers le film à sujet et le déterminisme social, l’impossible advient. S’opère un sursaut inespéré, un retour des Dardenne, sinon vers la grâce, au moins vers une tentative de sauvetage de dernière minute, bifurquant in extremis pour quitter leur autoroute et prendre des chemins de traverse, enfin en quête d’un salut possible pour leurs jeunes mères. La mère de Jessica se rapproche enfin de sa fille après la naissance du bébé, Ariane se défait de la mauvaise influence familiale et décide de faire adopter son enfant par un couple aisé, Julie parvient à se sevrer et élève son bébé avec son copain, tandis que Perla renoue avec sa sœur dans une étreinte longtemps attendue. Le film offre même la plus belle séquence finale chez les Dardenne depuis celle du Gamin au vélo : la scène d’un bonheur familial difficilement atteint et de la promesse d’une transmission possible à travers l’enseignement de la musique.

Jeunes mères a donc l’immense mérite de se clore sur cette note positive et musicale. Un regain d’empathie et d’humanité se dessine enfin dans le cinéma des Dardenne, un désir de sauver à nouveau. Se pose toujours la question de pourquoi devoir à tout prix en passer par cette accumulation de clichés misérabilistes et ce catalogue de toutes les problématiques liées au sujet, avant de refaire des quatre protagonistes des êtres humains et pas seulement des cas sociaux, des exemples de dysfonctionnement ou de précarité. Mais peut-être que Luc et Jean-Pierre Dardenne avaient besoin d’aller une fois de plus au bout de cet essorage scénaristique pour mieux repartir sur des bases propres. Le doute est encore là mais l’avenir semble un peu plus lumineux, à défaut d’être immaculé.

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