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Liz (Noée Abita) dans Slalom
FIFF

Interview de Noée Abita, apprentie sorcière

Guillaume Richard
Cette rencontre avec Noée Abita est une nouvelle occasion d'ouvrir les portes de notre Chambre Verte. Le travail de cette jeune actrice de 21 ans, par la cohérence de sa filmographie, permet en effet déjà de tisser des liens entre ses différents rôles et de raconter une double histoire : celle d'une adolescence sombre et sans tabous et celle de corps qui ne cessent d'affirmer leur puissance et leurs désirs en évitant les étiquettes et toute forme de surdétermination.
Guillaume Richard

Interview de Noée Abita autour de « Slalom » de Charlène Favier

À seulement 21 ans, 5 films et une série à son actif, Noée Abita a déjà tracé une ligne singulière dans le cinéma francophone. Loin des films lisses et de toute représentation édulcorée de l'adolescence, elle en incarne une forme sombre, errante et même violentée, que ce soient dans Ava de Léa Mysius, le très beau Genèse de Philippe Lesage et bien sûr Slalom de Charlène Favier, jusqu'à son petit rôle dans un film aussi consensuel que Le Grand Bain de Gilles Lellouche. Mais cette noirceur n'est jamais vue comme un fatalisme, bien au contraire : elle s'accompagne, au fur et à mesure des rôles et des films, d'étranges métamorphoses du corps qui va par là affirmer la puissance de ses désirs et de son devenir, comme dans la série Une Île où Noée Abita incarne une sorcière-sirène. Elle porte un élan vital qui ne rentre pas dans des cadres préétablis. C'est ainsi qu'elle peut être comparée à une sorcière telle que Mona Chollet les décrit dans son livre Sorcières: La puissance invaincue des femmes. Et plus précisément à une apprentie sorcière dont la puissance outrepasse toute forme de surdétermination et contourne les clichés. Ce n'est pas un hasard si Noée Abita affirme ci-dessous ne pas revendiquer une forme de féminisme qui voudrait mettre le cinéma au service de problèmes et d'enjeux qui ne se règlent pas sur un écran mais par des changements sociétaux et politiques.

Rencontrer une actrice et lui raconter une histoire comme celle-ci, où les troubles de l'adolescence croisent des puissances presque fantasmagoriques, sont une chose difficile à faire car il y a souvent un écart entre le travail d'un acteur et la création, toujours singulière, du récit d'un spectateur qui se tisse dans une chambre verte. Le fait que la rencontre se soit déroulée dans le cadre bouillonnant de l'espace presse du Festival International du Film Francophone de Namur n'a pas aidé, puisqu'il fallait d'abord respecter le planning serré de l'actrice. Néanmoins, les réponses de Noée Abita montrent que notre récit n'est peut-être pas faux et que si elle continue sur sa lancée, elle pourrait bien devenir une des actrices les plus précieuses de sa génération, ce qu'elle est déjà d'une certaine façon.

Dans Ava, Genèse ou la série Une Île, vous incarnez l'adolescence dans ce qu'elle a de plus sombre. Slalom de Charlène Favier en est une nouvelle preuve. Avez-vous choisi ce film par souci de cohérence ?

Non, pas du tout. C'est vrai que j'ai joué pas mal de personnages assez taiseux et en même temps j'ai fait un film comme Mes jours de gloire où mon personnage était plutôt solaire. C'est drôle que vous dites cela car je ne pense jamais à ce genre de liens. Je connaissais Charlène parce que nous avions tourné un court métrage ensemble (Odol Gorri en 2018), et quand elle m'a proposé son long métrage, j'étais très heureuse de retravailler avec elle. Je choisis mes films d'abord pour leur sujet et aussi parce que j'ai envie de travailler avec le réalisateur ou la réalisatrice. Je suis motivée à la fois par une expérience humaine, le sujet bien sûr, mais aussi ce qu'on peut vivre sur le tournage. Le résultat est pour moi un bonus et si le film est réussi, tant mieux.

Qu'est-ce qui vous a séduit dans le scénario de Slalom ?

Ce qui m'a principalement intéressée était évidemment de dénoncer les abus sexuels dans le sport et le fait que Charlène Favier ne dresse pas un portrait manichéen des personnages. Le mien et celui de Jérémie Renier sont très complexes. Le film délivre une vraie analyse de ce qu'est l'emprise et comment ils en viennent à basculer dans ce type de relation. J'ai été également intéressée par le fait que Lyz allait se relever car elle n'est pas qu'une victime.

Noée Abita sur la piste de ski dans Slalom
Noée Abita dans Slalom - © Charlie Bus Production

Quel regard portez-vous sur l’ambiguïté du personnage et de certaines situations ?

L’ambiguïté fait partie du processus de ce type d'emprise. Il y a un moment où la victime tombe complètement amoureuse de son bourreau. Pour moi, Lyz est une fille qui est en manque d'amour. Sa mère comme son père sont absents, elle vit seule. Elle a juste besoin qu'on la regarde et qu'on lui dise qu'elle est bien. Ce manque d'amour et de reconnaissance la pousse à vouloir briller pour quelqu'un. Vu que Fred va "flasher" sur elle et détecter son potentiel, elle va se lancer à corps perdu dans cette situation. Mais à partir d'un moment, elle va écouter son corps, qui lui envoie des signaux. Elle ne se sentira plus à sa place et c'est là que le film va basculer.

Une nouvelle fois, comme dans Ava ou Une Île, vous faites un film où le corps occupe une place essentielle. C'est un fil conducteur entre vos différents rôles. Comment avez-vous travaillé cet aspect dans Slalom ?

Oui, c'est vrai. C'est un aspect très important et j'adore travailler et sentir mon corps. Je viens en fait de la danse, j'en faisais beaucoup lorsque j'étais enfant, jusqu'à dix heures par semaine au conservatoire. Mon rapport au corps est donc particulier. Dans la construction de mes personnages, j'ai vraiment l'impression que je dois créer une enveloppe charnelle, puis le reste viendra de lui-même. Au départ, pour Slalom, je ne venais pas de la montagne. Je ne connaissais absolument pas ce milieu.

Le film joue avec cela. Votre personnage, Lyz Lopez, porte un nom hispanique. Elle a un côté solaire que vous apportez, en opposition au cadre froid de la montagne, avant de le perdre progressivement au fur et mesure qu'elle s'enfonce.

C'est vrai, mais c'est quelque chose que nous n'avons pas du tout travaillé !

Vous avez dit avoir beaucoup appris de Charlotte, votre personnage dans Genèse. Est-ce aussi le cas avec Lyz ?

J'apprends toujours de mes personnages, avec lesquels je "parle" beaucoup. J'ai énormément grandi avec Ava par exemple. Ce fut un vrai bouleversement pour moi et ma rencontre avec Léa Mysius, la réalisatrice, le fut tout autant. C'est drôle parce qu'on peut établir une continuité entre Genèse et Slalom, lorsque Charlotte se fait violer et que le film ensuite s'arrête. La suite de son histoire, qui n'est pas montrée, appartient au spectateur. Pour ma part, je me suis toujours raconté à moi-même que Charlotte allait s'en sortir. Dans le cas de Lyz, on assiste à l'après et ça représente pour moi une grande leçon de vie. Elle va se faire abuser mais elle va surtout se rendre compte qu'il y a un problème, ce qui est déjà énorme. Dans la deuxième partie de Slalom, elle va apprendre à se respecter et à mettre une limite jusqu'au dernier mot de la fin, qui consiste à dire non. Elle n'est donc pas qu'une victime.

Comment expliquez-vous la fin du film ? Après avoir gagné la course, Lyz semble avoir une sorte de déclic qui lui permet d'enfin pouvoir dire "non".

Je pense que le déclic a lieu lorsqu'elle est couchée au lit avec sa mère et qu'elle pleure, même si elle ne lui dit rien. Il y a également la scène, plus tôt dans le film, où la mère laisse Lyz emménager chez Fred sans la moindre opposition. Lyz est alors très en colère sans savoir vraiment pourquoi. Elle sent qu'elle n'a aucune envie d'aller habiter chez eux. Il y a aussi cette scène où elle voit Lilou, dans la salle de classe, qui lui demande si quelque chose a eu lieu et où elle répond non presque en pleurant. Dans chaque situation, elle ne se rend pas compte de ce qu'il se passe alors que physiquement, dans son corps, elle est prête à craquer. Quand elle gagne la course, elle regarde le ciel, se re-braque et c'est définitivement fini.

En plus de représenter une vision sombre de l'adolescence, l'autre point commun de vos rôles est d'affirmer la puissance d'un corps, de ses désirs et de son devenir, jusqu'à le transformer en quelque chose qui échappe à toute (sur)détermination. Je pense à l'idée de sorcière définie par Mona Chollet dans son livre Sorcières: La puissance invaincue des femmes. Durant la préparation d'Une Île(1), vous avez d'ailleurs fait référence à la Méduse de l'Antiquité grecque, qui est au fond une sorcière. En racontant ces histoires-là, vous prenez ainsi une certaine distance par rapport à des discours préétablis, dont certaines formes de féminisme qui voudraient mettre le cinéma au service de problèmes et d'enjeux qui ne se règlent pas sur un écran (vous dites d'ailleurs "qu'il ne faut pas voir du féminisme et de la misogynie partout"(2)).

Le féminisme actuel, dans sa forme dominante, ne m'intéresse pas. Je suis contente que vous me dites cela parce qu'avec Slalom et mes autres films, on me demande tout le temps de parler de féminisme. Maintenant, j'admire toutes ces femmes qui se lèvent et revendiquent leurs droits mais moi je ne m'en sens pas capable. Peut-être que je changerai car je suis encore jeune et que plus tard j'aurai la force de le faire. Il y a en fait quelque chose qui me dérange dans ce type de posture. Dans mes films, j'ai l'impression que je délivre un message de liberté et d'émancipation sans qu'il y ait besoin d'appuyer la chose. C'est aussi ce que disait la philosophe Mona Ozouf, avec laquelle je ne suis pas d'accord sur tout, mais bien sur l'idée selon laquelle les gens ont toujours besoin de mettre des étiquettes sur les choses. Avec les attentats de Charlie Hebdo, c'était "Je suis Charlie", etc. Mona Ozouf disait qu'elle n'était pas Charlie, ce que je ne suis pas non plus comme je ne suis pas féministe. Je suis moi, avec mon bagage, mon expérience, mon vécu, et même si c'est compliqué d'en parler, je comprends ce que vous cherchez à dire.

Noée Abita en sorcière dans Ava
Noée Abita, apprentie sorcière dès Ava, son premier film --- © F Comme Film - Trois Brigands Productions - Arte France Cinéma

Dans une interview(3), on vous compare à Sandrine Bonnaire, pour son côté solaire, et Béatrice Dalle, pour son côté mystérieux, un peu comme les deux faces d'une même médaille dont vous prolongez la tradition.

Ce sont deux actrices que j'admire énormément. Découvrir Béatrice Dalle dans 37°2 le matin de Jean-Jacques Beineix a été un vrai bouleversement pour moi ! Maintenant, chacun a son identité et je ne travaille pas en pensant à ce qu'ont fait d'autres actrices. C'est d'abord les réalisateurs et réalisatrices qui me donnent envie de m'engager dans un film.

Je pense aussi beaucoup à Zendaya et à la série Euphoria, qui est très sombre.

Oui, je vois qui c'est mais je n'ai pas vu la série.

Pensez-vous que dans le cinéma français on ne représente pas assez l'adolescence dans ce qu'elle a de plus complexe et de sombre ? À part vous, peu de noms viennent à l'esprit et on a souvent droit à des comédies lisses.

Peut-être. C'est un mythe, qu'on retrouve aussi dans la littérature : l'adolescence comme les plus belles années d'une vie. Mais pour moi c'est n'importe quoi. L'adolescence est juste un cauchemar. Je pense que si des adolescents faisaient des films sur eux-mêmes, ils seraient complètement différents des films qui montrent cette nostalgie idyllique et qui ne sont peut-être au fond qu'une projection de ce que les réalisateurs auraient aimé être et vivre, où les bons souvenirs prennent le dessus sur les mauvais (et heureusement pour eux !). Mais en vrai, c'est un cauchemar d'être adolescent.

Entretien réalisé au 35ème Festival International du Film Francophone de Namur le 3 octobre 2020.

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