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La Chambre Verte

Les Visions de Sam Neill : De « Jurassic Park » à « Event Horizon »

Thibaut Grégoire
De Jurassic Parc à Event Horizon, Sam Neill a été l’une des incarnations à l’écran d’un spectateur confronté à de nouvelles images, le témoin sacrificiel de ces créations hybrides, et le produit de la réflexion d’un cinéma de genre sur le statut et le rôle de son public. Analyse.
Thibaut Grégoire

Dans Jurassic Park de Steven Spielberg (1993), L’Antre de la folie de John Carpenter (1994), Event Horizon de Paul W. Anderson (1997)

C’est un lieu commun que de mettre en lumière la portée de l’image et du « background » d’un acteur sur la manière dont celui-ci va être utilisé par les cinéastes. Comme nous tous, les réalisateurs sont avant tout des spectateurs et leurs cinémas respectifs se nourrissent – consciemment ou non – de leurs visions passées. C’est donc en reproduisant des schémas qu’ils ont eux-mêmes expérimentés en tant que spectateurs qu’ils donnent du grain à moudre à la cinéphilie subjective, celle qui s’amuse à créer des ponts de façon plus ou moins naturelle entre tel ou tel film, entre telle ou telle prestation d’un acteur donné. Cela s’apparente souvent au registre du clin d’œil, du gimmick, qu’une star, de son plein gré ou non, tend à reproduire à l’infini. Ainsi, il n’échappera à aucun spectateur assidu que tel acteur ressert la même réplique de film en film, ou que tel autre reprend le même type de rôle ou le même corps de métier dans un grand nombre de ses apparitions à l’écran. Ces différentes occurrences relèvent dorénavant plus du jeu de piste que de la filiation cinématographique entre les films.

Mais ce jeu de résonances entre des films apparemment distincts de la filmographie d’un même acteur est parfois plus subtil, plus secret, que ce soit parce que la citation d’un film dans un autre est involontaire, parce qu’elle n’est que furtive, voire allusive, ou tout simplement parce que l’un des films en question – le citant ou le cité – n’a pas eu la visibilité nécessaire pour qu’il soit tout de suite identifiable à partir d’un plan, d’un élément de décor ou d’un dialogue. Attardons-nous sur le cas d’un acteur populaire mais pas toujours clairement identifié, un acteur ayant à de nombreuses reprises endossé des rôles de premier plan dans des films de studios et des films d’auteur, mais n’ayant jamais atteint le statut surréel de « star ». En l’occurrence, l’acteur sera Sam Neill, et les films étudiés — dans l’ordre chronologique — Jurassic Park de Steven Spielberg, L’Antre de la folie de John Carpenter et Event Horizon de Paul W.S. Anderson.

Dans L’Antre de la folie, Sam Neill incarne John Trent, un enquêteur new-yorkais des assurances qui est chargé par un éditeur de retrouver l’auteur à succès Sutter Cane ainsi que le manuscrit de son prochain livre. Trent se retrouve à traquer Sutter Cane dans le New Hampshire et atterrit dans la petite ville a priori fictionnelle de Hobb’s End, théâtre des délires fantasmagoriques et gores de Cane. Après une série de péripéties et de jeux troubles entre la réalité et la fiction, John Trent se retrouve de nouveau à New York où il découvre que le manuscrit est arrivé comme par magie entre les mains de l’éditeur, que le livre est d’ores et déjà un succès, et que l’adaptation cinématographique est sur le point de sortir. Persuadé que l’histoire racontée par Cane dans son dernier livre est la cause d’une mystérieuse épidémie d’hystérie collective qui menace la ville et le monde, Trent est incarcéré dans un hôpital psychiatrique. Après une attaque à l’encontre de l’hôpital, Trent parvient à sortir de sa cellule et erre dans les rues de New York. Au hasard de sa déambulation, il trouve un cinéma qui joue le film adapté du livre de Cane.

L'antre de la folie de John Carpenter
L'antre de la folie (John Carpenter - 1994)

C’est armé d’un énorme carton de pop-corn que Sam Neill/John Trent arrive dans une salle vide projetant le film. Et c’est les yeux complètement écarquillés qu’il découvre sur grand écran ce que le spectateur vient de voir dans son intégralité. C’est lui-même que Sam Neill regarde sur l’écran, et c’est ce qu’il a vécu que John Trent revit en mode spectatoriel. Le Sam Neill de l’écran martèle de façon aléatoire « This is not reality » et « This is reality », tandis que le Sam Neill de la salle part dans un fou rire incontrôlable, entre impuissance, consternation et souffrance. On peut deviner dans ce tout dernier plan du film la prise de conscience du personnage qu’il est précisément un personnage, enfermé dans une réalité alternative et incertaine. Mais de manière plus symbolique, cette scène questionne le rôle passif et « emmagasinant » du spectateur de cinéma, qui est constamment pris entre deux positions : être totalement absorbé par le film et son univers (« this is reality ») et être sorti de ceux-ci par une distanciation qui le pousse à réfléchir sur ce qu’il voit (« this is not reality »). Si cette image renvoie à un débat sans fin sur la fonction du spectateur, elle instaure en tout cas Sam Neill comme son double filmique – ce qui serait d’ailleurs plutôt en faveur de l’immersion totale de ce spectateur dans le film qu’il regarde. Le jeu ébahi du comédien le place dans la position de celui qui subit, assailli par ses visions.

L’Antre de la folie n’est pas le premier film à mettre le comédien dans cette situation. Dans Jurassic Park – sorti un an et demi plus tôt – une scène le transformait en représentant du spectateur à l’écran. C’est une des scènes les plus emblématiques du film et une séquence inaugurale, puisque c’est celle où apparaît pour la première fois un dinosaure à l’écran. À bord d’une jeep customisée, le propriétaire du parc John Hammond emmène ses invités VIP (scientifiques et avocats censés donner l’aval au projet) découvrir le cœur même de ce qu’il a créé. Le Dr. Alan Grant (Sam Neill), paléontologue de son état, est le premier à apercevoir l’impensable. D’une posture décontractée, il passe directement à un mode de concentration extrême, se redresse et enlève ses lunettes de soleil comme pour faire le point sur ce qu’il voit, pour s’assurer que ses yeux ne lui jouent pas un tour. Il oriente ensuite le regard de sa collègue, encore distrait par autre chose, vers ce qu’il faut voir en tournant la tête de celle-ci d’une main. C’est à ce moment-là que le spectateur peut enfin voir ce qu’il est venu chercher : un brachiosaure grandeur – presque – nature, un effet spécial époustouflant qui est un peu la raison d’être du film.

Bien sûr, la scène se répétera à plusieurs reprises dans le film, chaque dinosaure supplémentaire faisant office de nouveau clou du spectacle, mais Sam Neill aura été celui par qui le spectateur aura vu le premier dinosaure de Jurassic Park. Le personnage d’Alan Grant a d’ailleurs toutes les caractéristiques d’un spectateur frileux, sceptique quant a ce qu’on lui promet, et totalement emporté une fois devant les images. Il est l’injonction que Steven Spielberg donne à son spectateur d’être subjugué par ce qui lui est montré. Si ce paléontologue aguerri, a priori peu enclin à se laisser impressionner, est à ce point déstabilisé par ce qu’il voit, le spectateur lambda ne peut que suivre son exemple.

Sam Neill dans Jurassic Park
Jurassic Park (Steven Spielberg - 1993)

Dans la même scène, Alan Grant se retrouve d’ailleurs le genou au sol, complètement assailli par ce qu’il voit et ce qu’il entend – Hammond-Attenborough vient de lui annoncer que le parc possède un Tyrannosaure-Rex – le scientifique cartésien qu’il est venant d’être ébranlé dans ses convictions les plus profondes. Par la suite, il jouera encore ce rôle de spectateur, cette fois acquis à ce qu’on lui montre – notamment lors de l’éclosion d’un œuf de vélociraptor sous une couveuse – tandis que le personnage de Ian Malcolm (interprété par Jeff Goldblum) endossera celui de la conscience, cet « insupportable » – selon Hammond – Gemini Cricket qui n’a de cesse de mettre sur le tapis les considérations éthiques et déontologiques qu’implique la re-création d’une espèce disparue depuis des millions d’années, en d’autres termes le fait que l’homme se prenne pour Dieu. Dans Jurassic Park, Sam Neill n’incarne qu’une facette du spectateur, celle qui se laisse glisser dans l’univers fictionnel, dans cette réalité parallèle, sans se poser trop de questions, tandis que Jeff Goldblum représente le versant distancié de ce même spectateur. Dans L’Antre de la folie, c’est Sam Neill qui endosse ces deux postures du spectateur, et cette double attribution bien trop lourde pour un seul homme – ou pour un seul personnage – se traduit dans les faits par une lutte intérieure figurée par le rire hystérique qui l’assaille devant l’écran de cinéma.

Ainsi mis en parallèle, les deux films semblent se répondre, ou l’un confirmer l’hypothèse de l’autre quant au statut qu’il donne à son comédien principal. Mais on peut encore les mettre en dialogue avec un troisième film, postérieur de quelques années, qui finit de construire un triangle imaginaire et marque la fin d’un cycle fantasmé dans la carrière de Sam Neill. Dans les faits, c’est une des dernières fois que l’acteur incarnera un rôle de premier plan dans un film de genre hollywoodien à grand public – à l’exception de Jurassic Park 3, quatre ans plus tard. Mais c’est surtout par ce qu’il donne à faire à l’acteur qu’Event Horizon de Paul W.S. Anderson lui fait une dernière fois – et de façon totalement jusqu’au-boutiste – incarner les expériences instables et dangereuses de spectateur. Le film se livre d’ailleurs de manière ludique à un jeu de citations avec ses deux prédécesseurs. Tout comme L’Antre de la folie, Event Horizon est un film appartenant au genre horrifique dans lequel Sam Neill interprète un homme qui devient fou. Tout comme Jurassic Park, il met en scène l’acteur dans le rôle d’un scientifique.

L’acteur est le Dr. William Weir, un physicien ayant conçu, plusieurs années avant le début de l’action, un vaisseau spatial se déplaçant plus vite que la lumière : l’Event Horizon. Après avoir disparu de tous les radars durant sept ans, le vaisseau a miraculeusement refait son apparition près de Neptune. Au début du film, le Dr. Weir débauche l’équipage du vaisseau Lewis & Clarke pour aller récupérer l’Event Horizon. Suite à plusieurs incidents, les membres de l’équipage du Lewis & Clarke sont amenés à déménager dans l’épave de l’Event Horizon, dans laquelle ils se mettent à avoir des visions infernales et cauchemardesques. En ayant traversé l’espace-temps, le vaisseau a ramené avec lui une force démoniaque incontrôlable.

Le personnage de Sam Neill est central puisqu’il donne l’impulsion au scénario, mais n’en est pas a priori le héros classique, cette place étant plutôt attribuée par le déroulement des événements au personnage incarné par Laurence Fishburne (le capitaine intrépide), voire par Joely Richardson (la fidèle seconde), mais c’est pourtant sur le Dr. Weir que débute le film. Après une première vision cauchemardesque, la caméra sort littéralement de son œil en reculant. Dans ce film, encore plus que dans les deux autres, le spectateur entre dans le film par le regard de Sam Neill. Plus tard, les cauchemars de Neill/Weir s’accentueront et se préciseront, jusqu’à en devenir insoutenables. Après avoir revu et revécu le suicide de sa femme, il s’arrachera les yeux, comme sous la pression d’une vision trop forte. Neill terminera le film en méchant grand-guignolesque au visage mutilé, et aveugle, arrivé au bout de ce cycle étrange de personnages méta-spectatoriels.

Event Horizon de Paul W. Anderson
Event Horizon (Paul W. Anderson - 1997)

Si Sam Neill est clairement le représentant du spectateur dans Jurassic Park et dans L’Antre de la folie – par le biais d’une technique scénaristique dans le premier et de manière plus allégorique dans le second – on ne peut pas dire que ce soit le cas dans Event Horizon. Le film de Paul W.S. Anderson est moins réflexif que les deux autres, autant sur le plan de la structure que sur celui de la signification. Le regard que l’on porte sur ce film est donc purement rétrospectif et à appréhender en relation avec la lecture parallèle des deux autres. Il n’en demeure pas moins qu’il se situe dans cette lignée par la manière dont il utilise l’acteur et qu’il semble même mettre un terme à une trilogie fantasmée. À ceci près que le personnage joué ici par l’acteur n’est plus dupe de sa posture et qu’il ne veut pas être passif. Pour la première fois, il refuse d’être prisonnier d’un système et d’être le spectateur amorphe d’une mascarade orchestrée par un démiurge invisible. Il décide donc d’y remédier en commettant l’acte le plus radical qui soit, s’ôter le pouvoir d’être spectateur en s’arrachant les yeux.

Mais cette amputation du regard en forme de mise à mort – ou de suicide a dimension existentielle – s’accompagne par la suite d’une renaissance inattendue, quand le personnage diabolisé du Dr. Weir sort complètement métamorphosé des flammes, les yeux revalidés et le regard renouvelé. C’est finalement ce film, peut-être moins noble et moins réflexif que les deux autres – Carpenter et Spielberg sont souvent considérés comme des auteurs, tandis que Paul W.S. Anderson (réalisateur entre autres des adaptations cinématographiques du jeu vidéo Resident Evil) est au mieux qualifié de faiseur de séries B –, qui mène sans s’en rendre compte à la solution la plus radicale, à la fois à l’impasse du spectateur passif et à celle de l’acteur enfermé dans un emploi : un électrochoc brutal pour un renouvellement complet du regard et de la perspective. Dans les trois films analysés, Sam Neill est le spectateur de quelque chose de monstrueux, qui n’existe pas ou plus. Il est en cela le double parfait du spectateur de cinéma qui, peut-être plus que le spectateur de théâtre, ou du contemplateur de tableaux, est le témoin de quelque chose d’inexistant, qui a été recréé de toutes pièces par l’assemblage, par le montage des plans entre eux, mais aussi – et précisément dans ces films-là – de l’incrustation de fausses images – numériques – dans des vraies, ou dans des reproductions de vraies images. Le cinéma permet de créer des monstres, des réalités parallèles, des cauchemars éveillés. La conscience de cela a été particulièrement forte au moment de la sortie de ces trois films : les années 90 ont été un véritable laboratoire pour des effets spéciaux d’un nouveau genre, dont Jurassic Park est le prophète emblématique. Sam Neill a été l’une des incarnations à l’écran d’un spectateur confronté à de nouvelles images, le témoin sacrificiel – car souvent malmené – de ces créations hybrides, et le produit de la réflexion – parfois inconsciente – d’un cinéma de genre sur le statut et le rôle de son public.