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Tous les acteurs autour de la table (Happy End, Hanke)
Critique

« Happy End » de Haneke : Bourgeois et outsiders, Langues étrangères et accents distinctifs

Nausicaa Dewez
En optant pour un casting international à l'affiche de Happy End, Michael Haneke joue avec la diversité des langues, des accents, voire des rapports au langage : une diversité qui éclaire les rapports de force entre individus et entre classes sociales.
Nausicaa Dewez

« Happy End », un film de Michael Haneke (2018)

Reparti bredouille du dernier festival de Cannes, Happy End, le nouveau film de l’Autrichien Michael Haneke, sort dans les salles belges ce 11 octobre. Le titre est doublement trompeur, puisque le film est (principalement) joué en français et que l’atmosphère est, esthétique hanekienne oblige, tout sauf happy – pas même à la fin. Le réalisateur s’appuie une nouvelle fois sur ses fondamentaux : de longs plans fixes, la large part laissée au hors-champ et au non-dit, qui sollicitent toujours autant l’imagination du spectateur et alimentent les discussions. L’implicite ne devrait pourtant pas occulter ce qui est dit par les personnages, ni, surtout, la manière dont ils le disent. En optant pour un casting international, le réalisateur joue en effet avec la diversité des langues, des accents, voire des rapports au langage – une diversité qui éclaire les rapports de force entre individus et entre classes sociales.

Bourgeois de Calais

Happy End livre une tranche de vie d’une famille de la haute bourgeoisie calaisienne, les Laurent. Elle s’articule autour de trois personnages : le patriarche Georges (interprété par Jean-Louis Trintignant) et ses deux enfants, Anne (Isabelle Huppert) et Thomas (Mathieu Kassovitz). La première, cheffe d’une entreprise de BTP, est affublée d’un fils (Franz Rogowski), jeune adulte qui montre peu d’aptitudes pour prendre la succession de sa mère et est en révolte régulière et théâtrale contre son milieu ; Anne a par ailleurs un fiancé anglais (Toby Jones). Chef d’une clinique lilloise, Thomas est quant à lui marié à Anaïs (Laura Verlinden), avec qui il a un très jeune fils, ce qui ne l’empêche pas d’avoir aussi une maîtresse et une fille adolescente, Ève (Fantine Harduin), issue d’un premier mariage, qu’il accueille dans la demeure familiale lorsque sa première épouse est hospitalisée. Tout ce petit monde est réuni dans un hôtel de maître où le service est assuré par un couple de concierges-domestiques-personnes de confiance, Rachid et Jamila (Hassam Ghancy et Nabiha Akkari).

Les principaux personnages de Happy End sont des personnages de bourgeois riches et puissants, exerçant une forme de pouvoir sur les autres protagonistes. Ces trois rôles sont confiés aux trois « stars » du film. Ces trois acteurs et les personnages qu’ils incarnent ont en commun de parler un français parfait, châtié, et non marqué régionalement – Trintignant, Huppert et Kassovitz campent des Calaisiens qui n’ont pas l’accent de Calais ; ils manient parfaitement leur langue, voire des langues étrangères, et manipulent le langage, ce qui contribue à asseoir leur domination. C’est d’ailleurs parce qu’il devient gâteux et perd cette aisance langagière, bafouille, répète les mêmes questions que Georges souhaite mourir.

Outsiders

Franz Rogowski dans Happy End de Michael Haneke

Anaïs, la femme trompée, timide et soumise de Thomas, est interprétée par une actrice belge flamande qui parle le français avec un accent identifiable. Le film ne raconte toutefois pas son histoire, n’explique pas comment Thomas a rencontré cette femme. On voit simplement une épouse peu sûre d’elle face à un mari qui la domine et lui ment et leur inégale maîtrise de la langue française offre une traduction linguistique et audible de cette différence.

Bien qu’il soit génétiquement membre de la famille Laurent, Pierre, le fils d’Anne, vient lui aussi grossir les rangs des outsiders. Il est appelé à succéder à sa mère et à prendre la direction d’une entreprise florissante. Cependant, ses premiers pas se révèlent catastrophiques. Alors qu’un accident survenu sur un chantier envoie un ouvrier à l’hôpital, Pierre insulte les inspecteurs venus évaluer les responsabilités de chacun. Sa mère doit le rappeler à l’ordre et négocie elle-même avec les enquêteurs, faisant preuve d’une maîtrise d’elle-même dont son fils est incapable. Fuyant la maison familiale, ce dernier se rappellera encore aux bons souvenirs de la famille lors de l’anniversaire de son grand-père et du mariage de sa mère, où il prend la parole de manière bruyante et désordonnée, cherchant à attirer l’attention sur lui et provoquant un malaise parmi les convives, que sa mère gère avec tact et autorité. Malhabile avec le langage verbal, c’est avec son corps que Pierre s’exprime, qu'il se bagarre, ou se livre à une démonstration de danse étonnante. C’est le danseur et chorégraphe allemand Franz Rogowski qui prête ses traits au personnage, mais sa prestation est doublée dans la version originale française. Pierre ne parle donc pas français avec l'accent allemand de son interprète (qui aurait été difficilement explicable), mais le doublage provoque un décalage entre la voix et le corps, qui reflète la situation du personnage.

L’hétérogénéité langagière présente dans Happy End ne marque pas seulement les marginaux de la famille, elle caractérise aussi les individus appartenant à d’autres classes sociales (forcément inférieures) qui croisent la route des Laurent. C’est le cas du coiffeur de Georges, joué par Dominique Besnehard et son fameux chuintement. C'est aussi vrai du couple de domestiques, présentés comme originaires du Maroc et joués par deux acteurs arabes. Colonialisme et lutte des classes se superposent et se renforcent. Les domestiques parlent arabe entre eux et s’adressent à la famille qu’ils servent dans un français marqué par un accent étranger. Les Laurent leur parlent dans un français plus basique que celui auquel ils recourent d’ordinaire, et la gentillesse y est mêlée de paternalisme et de condescendance. Le même registre de langue est employé par Anne lorsqu’elle invite, en anglais cette fois, les migrants africains (allusion à la jungle de Calais, jamais nommée dans le film) amenés par Pierre à s’asseoir à son banquet de mariage. Des migrants qui restent quant à eux muets pendant tout le film.

Dans cette constellation de personnages, Lawrence, le fiancé (puis le mari) anglais d’Anne, occupe une position quelque peu différente. Fortuné, appartenant à la même classe sociale que les Laurent et professionnellement en réussite, il fait lui aussi clairement partie du groupe des dominants. Par son prénom même, Lawrence se rapproche des Laurent dont il intègre la famille. Significativement, ce rôle a d’ailleurs été confié à un acteur bankable, comme les trois rôles principaux, l’échelle de la notoriété des comédiens confortant l’échelle sociale des personnages. Lawrence pâtit toutefois d’une forme d’isolement linguistique : il ne parle qu’anglais, alors que les Laurent sont bilingues. Lors de son mariage, célébré à Calais, il semble être venu seul alors que la famille Laurent est au complet et que les nombreux invités présents sont eux aussi tous français. Si Anne – et la famille Laurent à sa suite – s’allie avec un égal, le sujet du film reste bien la famille Laurent et sa dynamique.

Héritière

Fille d’un premier mariage de Thomas, Ève doit s’installer dans la demeure de la famille Laurent lorsque sa mère est hospitalisée à la suite d’une overdose de médicaments. Bien qu’elle soit adolescente, la jeune fille semble n’avoir que très peu vu sa famille paternelle auparavant. Son grand-père semble pressé de la voir repartir, avant de lui adresser un « bienvenue au club » plus chaleureux. Les réactions de Georges sont révélatrices de la trajectoire d’Ève : alors qu’elle apparaît tout d’abord comme une marginale par excellence, elle se révèle en réalité comme la parfaite héritière de la famille. Capable de tuer comme son grand-père, elle a une parfaite maîtrise d’elle-même et partage avec Thomas et Georges une aptitude à se taire et à garder des secrets (les siens et ceux des autres). Elle est par ailleurs la seule à comprendre la véritable personnalité de son père, à partir de la lecture de ses échanges de messages avec sa maîtresse.

Fantine Harduin dans Happy End de Michael Haneke

À la maîtrise d’elle-même et du langage héritée de sa famille, Ève ajoute le détachement et la froideur. Lors d’une conversation avec elle, Georges a ces mots : « À la télé, quand on voit [une scène cruelle], on trouve ça normal, mais quand ça arrive dans la vraie vie, on a les mains qui tremblent ». Des mots dont sa petite-fille donne la pleine illustration. Lorsqu’elle observe sa mère dont elle veut la mort, lorsqu’elle empoisonne son hamster, ou lorsque son grand-père tente de se suicider, Ève se retire derrière son smartphone et filme la scène, sans émotion apparente, comme si l’écran la coupait de la réalité. La future bourgeoise de Calais sera donc une bourgeoise 2.0, dépourvue de la mauvaise conscience minimale qui anime Thomas (il tente de ménager son épouse tout en ayant une maîtresse) ou Anne (elle tient à offrir un dédommagement à la famille de l’ouvrier blessé sur son chantier). On notera que comme Georges, Thomas et Anne, l’adolescente n’a pas d’accent régional elle non plus, bien qu’elle ait grandi dans le Midi de la France. L’actrice qui l’interprète, Fantine Harduin, est mouscronnoise, mais son accent ne diffère pas clairement de celui des trois autres Laurent.

Binarité

Au premier abord, la distribution des rôles dans Happy End semble presque caricaturale : aux acteurs stars, français bien blancs, les personnages principaux, qui sont en outre issus des classes dominantes, tandis que les acteurs arabes et noirs se contentent des rôles secondaires de domestiques ou de migrants. On aurait toutefois tort d’intenter un procès en racisme à l’auteur de Funny Games. Avec ses plans fixes caractéristiques, il impose l’idée d’une caméra qui, posée au hasard, enregistrerait le réel tel qu’il se déroule devant elle, de manière documentaire – une impression de réel qui découle, bien sûr, d’une mise en scène précise et rigoureuse, à l’opposé de ce que l’image semble être. Ce que le film nous donne à voir ne serait donc pas le monde tel que Haneke le voit, mais le monde tel qu’il est. Dans cette perspective, la distribution stéréotypée prend tout son sens. Elle révèle un monde binaire, où cohabiteraient d’une part les dominants, bourgeois, riches, blancs, maniant les subtilités du langage et d’autre part, les dominés, confinés à des tâches ancillaires, pauvres, étrangers parlant avec difficulté la langue des puissants. Face aux bourgeois qui façonnent le monde à leur avantage, ces outsiders n’ont d’autre choix que de tenter de survivre dans un environnement qui n’est pas fait pour eux. Même quand ils s’élèvent, frappent à la porte des dominants, ceux qui ne sont pas bien nés sont toujours trahis par une pointe d’accent, une tournure maladroite qui les ravale à leur condition première. Le monde que présente Happy End, c’est, pour reprendre un autre titre d’Haneke, Le Temps du loup, une lutte entre loups et agneaux où le vainqueur est connu depuis toujours. Dans ce monde, les agneaux ne peuvent jamais devenir des loups, il n’y a pas d’ascension sociale possible. Le rôle de chacun est immuable. Aussi fixe qu’un plan d’Haneke.

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Fiche Technique

Réalisation et scénario
Michael Haneke

Acteurs
Isabelle Huppert, Jean-Louis Trintignant, Fantine Harduin, Mathieu Kassovitz, Toby Jones, Franz Rogowski, Laura Verlinden

Genre
Drame

Date de sortie
2017