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Jean-Louis Trintignant dans Happy End
Critique

Michael Haneke : Variations sur l'enfermement

Jérémy Quicke
Depuis l’appartement du final du Septième continent jusqu’à celui d’Amour, en passant par la maison de campagne où est séquestrée la famille de Funny Games, Michael Haneke travaille à l'enfermement de ses personnages. Happy End, malgré son titre, ne déroge pas à la règle : Analyse.
Jérémy Quicke

Depuis l’appartement du final du Septième continent jusqu’à celui d’Amour, en passant par la maison de campagne où est séquestrée la famille de Funny Games, on peut percevoir avec clarté l'enfermement dans lequel Michael Haneke plonge ses personnages. Happy End, son nouvel opus, ne déroge pas à la règle. Ce film choral va de pair avec une multiplicité de figures de l’enfermement. La maison bourgeoise y est omniprésente avec son quotidien insupportable dont les personnages semblent prisonniers. L'enfermement fonctionne sur l'autarcie : la famille bourgeoise vit en circuit fermé, sans prendre conscience des drames du monde extérieur. L'enfermement prend place également dans la forme : celui du cadre, dont les personnages sont parfois incapables de sortir. Toutes ces variations, dispersées au gré du récit, sont rassemblées dans une scène finale très puissante d'où, peut-être, il sera enfin possible de sortir.

Eve's video

Happy End est un film choral, multipliant les personnages et les intrigues, dont la scène principale est l’intérieur de la maison d’une famille bourgeoise, les Laurent. Cette vie domestique peut être associée à l’ennui, à la banalité du quotidien, au vide. La première image du film le montre: une femme se brosse les dents dans une salle de bain. Image banale si ce n'est qu'Haneke propose une forme filmée depuis un téléphone, en format vidéo de type Snapchat ou Périscope (une application permettant de filmer en direct, et de partager la vidéo avec d’autres personnes). Cette présence des nouvelles technologies est un élément important  du film (sont également présents Facebook, YouTube et e-mails). Le cinéaste les utilise pour illustrer les problèmes de communication entre les êtres aujourd’hui, filmant des déclarations amoureuses et érotiques passionnées sur les écrans d’ordinateur en contrepoint aux dialogues banals de conversations en chair et en os. Fait intéressant : l’écran de téléphone réactive la thématique éminemment hanekienne du pouvoir des images, et du pouvoir de celui qui les produit (Benny's Video, Funny Games, Caché, ...).

En l’occurrence, celle qui produit ces images est Ève, la petite fille. C’est d’ailleurs ce qui est en jeu dans les premiers plans du film, qui s’ouvre avec les vidéos de son téléphone : le spectateur est enfermé à son tour dans la vision des vidéos que lui soumet le réalisateur : ce sont les seules images à sa disposition, il est donc forcé de croire à ce point de vue unique, et tombe dans le piège du réalisateur. En effet, il apprendra plus tard que la personne derrière le téléphone est une petite fille filmant sa mère en cachette, et que cette dernière est en train d’avaler par erreur les mauvais médicaments qu’Eve a déplacés. Derrière la banale scène quotidienne se cachait une tentative d’empoisonnement.

Cette manipulation fonctionne comme une bombe à retardement : nous ne comprendrons que plus tard qui était la personne filmant, et ce qu’elle avait mis en scène. Par sa maîtrise des images, Ève a du pouvoir, d’abord, sur les spectateurs : nous, et ceux à qui elle envoie ses vidéos. Le film ne précise pas les destinataires de ces films en Périscope, mais le format même indique qu’ils sont destinés à être vus par d’autres. Ce rapport de puissance entre le producteur d’images et le spectateur concerne aussi les autres personnages qui se trouvent à l’intérieur de ces images. En les filmant, elle les capture, comme si leurs corps devenaient prisonniers de cet écran deux fois plus petit que l’écran habituel. C’est le cas de sa mère, dont on comprend par après la tentative d’empoisonnement. C’est le cas aussi du hamster dans sa cage, qui meurt « en direct » suite à une mise en scène d’Ève, qui lui a fait avaler les médicaments de sa mère. Dans ces quelques secondes, Happy End met donc en place, dans un mouvement kaléidoscopique, le pouvoir de celui qui maîtrise la production d’images : il s’agit simultanément d’Ève par rapport à ceux qu’elle filme, et d’Haneke par rapport à nous, spectateurs. En même temps, il compose une variation sur le thème de l’enfermement, à deux niveaux : l’espace (l'appartement, la cage) et le cadrage de l’écran de téléphone. Après ces premières minutes, le film revient à l’écran « habituel » et extradiégétique du cinéma. L’écran du téléphone, lui, est à nouveau utilisé lors de la scène finale, sur laquelle nous reviendrons

Fantine Harduin dans Happy End de Michael Haneke

Enfermé dehors

Après la caméra du téléphone, Haneke utilise aussi, naturellement, les possibilités de la caméra de cinéma pour illustrer l’enfermement. Cela se traduit par la place des personnages dans le cadre, dont ils ne peuvent sortir. Le personnage de Georges, interprété par Jean-Louis Trintignant incarne ce sentiment d'emprisonnement. Le vieil homme se sent enfermé dans la grande maison familiale et dans son quotidien morne ; la seule délivrance semble la mort, qui implique toujours, dans le film, l’extérieur. Il tente d’abord de convaincre son coiffeur de lui amener une arme, un élément du dehors. Suite à son refus, Georges sortira de lui-même. Ceci entraînera deux scènes, à chaque fois en un plan.

La première est la scène nocturne du parking. C’est un lieu intérieur, d’abord vide. Trintignant entre dans le cadre par la gauche, et avance lentement vers un véhicule, qu’il fait démarrer. Nous pouvons distinguer dans l’arrière-plan la sortie du parking, mais elle reste très obscure. La voiture parvient à sortir très brièvement, en avançant donc vers le fond du cadre. Cependant, nous ne verrons aucune image de l’escapade nocturne du personnage. Le film fait une ellipse et nous renvoie au lendemain, en plein jour, et nous montre Anne (Isabelle Huppert) qui apprend par téléphone que son père a tenté de se suicider en fonçant dans un arbre. Quand Trintignant réapparaît dans le cadre, c’est en fauteuil roulant, obligé de retourner à l’intérieur de son appartement, momentanément privé de mouvement, encore plus enfermé qu’auparavant.

La deuxième sortie peut être lue, au niveau formel, comme un contrepoint de la scène du parking. Cette fois, il s’agit d’un très long travelling latéral, de la droite vers la gauche, qui montre le personnage dans son fauteuil roulant, en plein jour, avançant sur une piste cyclable. Ce long plan mystérieux est d’abord inquiétant : nous pouvons penser à une nouvelle tentative de suicide, sachant que de nombreuses voitures passent à côté du personnage. Il n’en sera rien. L’inquiétude est probablement créée par l’impossibilité qu’a le personnage à sortir du plan. Il avance pourtant en ligne droite, à une vitesse qui parait plutôt rapide ; mais le travelling ne le lâche pas et le garde constamment au centre de l’écran. Ce plan semble véritablement répondre à celui du parking. Dans ce dernier, Georges avançait d’abord de la gauche vers la droite, ce qui est habituellement lu comme le sens traditionnel de l’histoire, un mouvement positif, un mouvement vers l’avenir. Ici, l’homme avance à contrario de la gauche vers la droite : cette avancée parait alors vouée à l’échec. Même dehors, il est enfermé.

Sortir, enfin?

Ces différentes variations sur la figure de l’enfermement sont synthétisées dans la scène finale, qui ouvre la porte vers un extérieur possible. Durant une cérémonie de mariage, toute la famille est réunie, avec de nombreux invités, dans une grande salle. Le grand-père et la petite fille s’éloignent et poussent la porte de sortie. Ils se retrouvent face à l’extérieur par excellence : la mer, espace infini. Le bleu de cette scène parait irréel, comme tiré d’une carte postale, accentuant le contraste avec les appartements grisâtres ou le parking noir. La délivrance semble possible pour Georges, qui demande à rester seul devant la mer, avant d’avancer lentement, poussant sa chaise roulante dans l’eau. Ce mouvement est vu du point de vue d’Ève, qui s’empresse de reprendre son téléphone pour filmer tout cela par Périscope. Son grand-père devient comme son hamster, offrant sa mort en direct pour la caméra. Le mouvement de Georges répond également aux deux plans de sortie évoqués : il avance vers le fond du cadre, comme dans le parking, en poussant sa chaise roulante en ligne droite, mais sans pourtant parvenir à quitter le cadre. La dernière image du film le montre à moitié enseveli par l’eau, via le téléphone, tandis que d’autres membres de la famille courent vers lui pour le sauver. Il n’aura pas droit, du moins à l’écran, à une vraie sortie, à une vraie plongée vers le septième continent de la mort. Au spectateur de décider s’il est sauvé ou non. À l’image, en tout cas, il reste enfermé dehors par le pouvoir diabolique de la caméra d’Haneke et du téléphone d’Ève. C’est l’ultime tour de force du Happy End de Michael Haneke, traversé par les figures de l’enfermement de la première à la dernière image, de la salle de bain à la mer, de la caméra Périscope à celle de cinéma : donner l’illusion d’être enfermé en face de l’infini bleu et ensoleillé de la mer.

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Fiche Technique

Réalisation et scénario
Michael Haneke

Acteurs
Isabelle Huppert, Jean-Louis Trintignant, Fantine Harduin, Mathieu Kassovitz, Toby Jones, Franz Rogowski, Laura Verlinden

Genre
Drame

Date de sortie
2017