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Un photo de l'exposition Chantal Akerman Travelling à Bozar et au Jeu de Paume.
Histoires de spectateurs

Exposition « Chantal Akerman. Travelling » : Bifurquer entre les mondes

Guillaume Richard
L'exposition « Chantal Akerman. Travelling » est une invitation à bifurquer et à se mouvoir dans les mondes où Chantal Akerman nous emmène. Bifurquer physiquement, avec notre corps et nos affects, mais aussi pour rencontrer ses mots, sa pensée. Bifurquer, comme à l'entrée de l'exposition au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, du chemin tout tracé vers le sentier dissimulé sur le bas-côté, pour ressortir plus loin, après avoir voyagé dans des temps racontés par la cinéaste, en arpentant seulement quelques couloirs et une dizaine de salles.
Guillaume Richard

« Chantal Akerman. Travelling », une exposition présentée à Bozar (14 mars - 21 juillet 2024) et au Jeu de Paume (28 septembre - 19 janvier 2025)

Comment mettre en espace et en temps l'œuvre de Chantal Akerman dans un musée en sachant que celle-ci se compose déjà de nombreuses installations et que la muséographie, en tant que discipline, est confrontée aux limites comme aux potentialités du lieu qu'elle doit investir, en l'occurrence ici le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (Bozar) ? De manière générale, de nombreuses expositions ne sont pas conçues par rapport à l'espace qui les accueille. Le visiteur déambule de salle en salle où il découvre des œuvres accompagnées d'un texte de mise en situation. À l'inverse, dans un immense musée comme le Palais de Tokyo à Paris, ce sont les artistes qui investissent l'espace disponible pour y redéployer leur travail, donnant naissance à des expositions mémorables où le spectateur se coupe du reste du monde pour vivre une véritable expérience spatio-sensorielle, ce à quoi rêve au fond toute exposition sans jamais pouvoir atteindre cette ambition qui nécessite d'abord de disposer d'un espace approprié et de comprendre comment celui-ci peut révéler le(s) sens du travail de l'artiste. Qu'en est-il de Chantal Akerman. Travelling, présenté d'abord à Bozar puis au Jeu de Paume ? D'un point de vue muséographique, le pari est réussi à Bruxelles, notamment grâce aux potentialités qu'offre l'architecture de l'immense Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, avec ses galeries sinueuses, ses couloirs cachés et ses nombreux étages. Lorsque l'exposition déménagera au Jeu de Paume à Paris, elle sera probablement bien différente si elle se concentre sur un seul étage. Il vaut peut-être mieux visiter Chantal Akerman. Travelling à Bozar, pour en faire l'expérience la plus (in ?)complète, avant que sa richesse ne soit « réduite » au Jeu de Paume ? Ce qui rend mémorable une exposition, c'est la temporalité qu'elle parvient à inventer, entre ses différentes articulations et en lien avec le spectateur qui la traverse, et surtout lorsqu'elle crée un nouveau sens au départ des œuvres qu'elle montre. La chose est d'autant plus difficile quand il s'agit de muséographier du cinéma. On ne compte plus les fiascos, toutes ces expositions sans intérêt composées d'objets originaux, de photos et de bouts de films, dénuées de toute réflexion entre l'œuvre du cinéaste et le lieu où elle s'expose. Ce danger guettait Chantal Akerman. Travelling, qui s'en sort très bien même si une mise en perspective de l'œuvre aurait été intéressante. Avant tout, c'est la pudeur de Chantal Akerman qui est respectée, ses mots et sa pensée tels qu'ils ont donné à voir le temps et des mondes.

Après avoir traversé le grand hall du Palais des Beaux-Arts, il faut monter les escaliers puis tourner à droite pour se retrouver face à un agent qui effectue le contrôle des billets. On pense alors se diriger vers la galerie derrière lui, où se fait entendre l'habituel brouhaha d'une petite foule de visiteurs, mais, surprise, il nous invite à tourner à droite vers une petite salle qui ressemble plus à un corridor et que rien ne prédestine à être un espace d'exposition. Une bifurcation est proposée d'emblée au visiteur de Chantal Akerman. Travelling. Nécessaire, elle rappelle que son œuvre s'est pensée dans la marge et selon des modes d'être précis qui ne peuvent être institutionnalisés sans une réflexion sur sa singularité. Bifurquer, c'est déjà accepter un régime de visibilité et respecter une œuvre où l'invisible, l'indétermination et le silence occupent une place essentielle. Une citation de la cinéaste reproduite sur un mur, en lien avec la Shoah, le rappelle bien : « Comment, de mon histoire, ou parce que ma mère n’a rien raconté des camps, sans doute, tout mon travail est né de ça [...]. Il est né d’une sorte de trou que j’avais besoin de remplir et que j’ai été chercher à travers des films, et des mots, et des gens, et sans doute que je n’arriverai jamais à remplir, et c’est ce qui me poussera encore à travailler. ». Muséographier l'œuvre de Chantal Akerman nécessite ainsi l'exigence constante de ne pas surdéterminer une pensée qui ne peut pas être enfermée dans des cases toutes faites. C'est pourquoi la trajectoire de l'exposition, le travelling qu'elle propose, compte plus que « l'explication du sens », qui n'est de toute façon jamais fixe et unilatéral, Chantal Akerman. Travelling plongeant d'abord le visiteur dans de la « matière vivante »(1).

Une fois la bifurcation effectuée, on est amené à traverser différentes salles tantôt plongées dans l'obscurité, quand il s'agit de montrer un film ou une installation, tantôt pleinement éclairées lorsque des détails bio-filmographiques et des photos sont exposés au mur. Le contraste est parfois saisissant et peut produire des coupures nettes qui brisent l'expérience en train de se construire. Par exemple, deux grandes salles se contentent de présenter des photos et des textes, comme si c'était un détour obligatoire alors que cela affaiblit la puissance d'abstraction de l'exposition, bien que les photos et les textes convoquent des souvenirs et des images importantes pour la cinéaste et indispensables dans le déploiement de l'œuvre et la trajectoire de l'exposition. Là où Chantal Akerman. Travelling fonctionne le mieux, c'est lorsque les sept installations et les films s'emboîtent les uns aux autres dans l'espace et dans leur temporalité grâce à l'architecture du palais. Le spectateur comprend et intuitionne la place des corps que Chantal Akerman a filmés, il en ressent la matérialité et les troubles, comme devant Woman sitting after Killing (1975/2001) qui expose sur sept écrans, en léger décalage, le
dernier plan de Jeanne Dielman, 23 quai du commerce à 1080 Bruxelles, ou à l'intérieur de Maniac Summer (2009), dans laquelle plusieurs écrans aux temporalités différentes nous plongent dans un troublant sentiment de l'été. L'exposition se termine par l'installation Now (2015), dans laquelle nous arpentons un désert sur cinq écrans où se font entendre une grande variété de sons. Cette violence, qui traverse de nombreux films de Chantal Akerman de Sud à De l'autre côté, est néanmoins atténuée par la présence, derrière les écrans suspendus, de deux petits aquariums dans lesquels tournent des poissons en mosaïque. Ce final surprend par sa douceur et son caractère enfantin. Il faut enfin pousser une grande porte en bois pour quitter l'exposition. Nouvelle surprise, on se retrouve au milieu de la grande galerie dans laquelle on pensait pénétrer au début. Le contraste rend l'expérience plus déboussolante encore, stimulant l'impression d'avoir arpenté des mondes, du Mexique à l'est de l'Europe, avec le sensation d'avoir saisi des morceaux de temps à différents moments de l'histoire de Chantal Akerman et du monde tel qu'il a tourné pour elle. La différence d'atmosphère est frappante avec cette salle d'exposition "officielle" regorgeant de visiteurs. Celui ou celle qui sort de Chantal Akerman. Travelling a effectué une bifurcation temporelle sinueuse, en forme de D, mais où tous les repères étaient brouillés malgré une chronologie qui n'en était pas une car l'œuvre de Chantal Akerman, comme son histoire personnelle qui l'a animée, n'est pas enracinée définitivement dans le temps, elle ne cesse de bouger et d'être fuyante.

L'aquarium à la fin de l'exposition "Chantal Akerman. Travelling" présentée à Bozar et au Jeu de Paume.
L'aquarium à la fin de l'installation "Now" - © Julie Pollet (Visuel fourni par Bozar).

Une fois terminée, Chantal Akerman. Travelling peut nous laisser sur notre faim, mais cette déceptivité est une fausse impression. D'abord parce que nous faisons partie de la matière vivante de l'exposition et que sans notre regard et notre corps, elle ne peut pas prendre vie. C'est un des grands principes de l'œuvre de Chantal Akerman « que le spectateur puisse éprouver une expérience physique par le temps utilisé dans chaque plan. Faire cette expérience physique que le temps se déroule en vous, que le temps rentre en vous. »(2). Ainsi, il est invité à faire un voyage et à rencontrer « des visages, des bouts de rues, des voitures qui passent et des autobus, des gares et des plaines, des rivières ou des mers, des fleuves et des ruisseaux, des arbres et des forêts. Des champs et des usines et encore des visages, de la nourriture, des intérieurs, des portes, des fenêtres, des préparations de repas. Des femmes et des hommes, des jeunes et des vieux qui passent ou qui s’arrêtent, assis ou debout, parfois même couchés. Des jours et des nuits, la pluie et le vent, la neige et le printemps. Et tout cela qui se transforme doucement, tout au long du voyage, les visages et les paysages. [...] Je voudrais enregistrer les sons de cette terre, faire ressentir le passage d’une langue à l’autre, avec leurs différences, leurs similitudes »(3). On peut rester étranger à ce voyage, et avoir un rapport conflictuel avec le cinéma d'Akerman, mais l'exposition en représente la plus éclatante incarnation.

Chantal Akerman. Travelling pourrait encore s'avérer déceptive parce qu'elle ne révèle rien de nouveau sur ce qui anime les entrailles de l'œuvre de la cinéaste. Mais une nouvelle fois, c'est une fausse déceptivité, inhérente à l'œuvre, car ce serait aller contre sa singularité, son caractère spectral, ses silences et la grande pudeur avec laquelle Chantal Akerman a pensé la Shoah, la violence et, bien entendu, son rapport à sa mère dont la perte a été irréparable. Aucune salle ne lui est consacrée. Elle est pourtant bien là, par les mots et des photos, par l'évocation des films dont elle est la destinataire (News from Home, entre autres), tel un spectre veillant sur les couloirs d'une exposition hantée par sa présence. Pourquoi serait-elle alors plus visible ici qu'elle ne l'est dans les films, à l'exception de No Home Movie ? C'est au visiteur de faire ce travail de reconnaissance et de pister ce qui a toujours été au fondement du travail de Chantal Akerman. Si les citations permettent de le guider dans l'indétermination de la matière vivante, aucune clé ni « grille de lecture » ne sont données, tout simplement parce que ce serait aller à contre-sens de l'œuvre et de la trajectoire que prend l'exposition en tant qu'expérience. C'est pourquoi aussi aucun lien n'est établi avec les problématiques qui animent actuellement la cinéphilie : le female gaze, la reconnaissance du cinema queer ou la lutte pour l'égalité entre les cinéastes hommes et femmes, trois mouvements qui ont fait de Chantal Akerman une icône et que l'exposition ne mentionne donc pas, parce que la cinéaste s'est tenue relativement loin de leur langage. La discussion avec Sylviane Akerman suivant la projection de Je tu il elle à la Cinematek, le jeudi 4 avril, a témoigné de cet écart de langage en donnant lieu à des échanges où le public et l'intervenante ne se comprenaient pas. Cela n'empêche évidemment pas de faire valoir une filiation indépendamment de la configuration esthétique et de la pensée d'origine. Tout comme personne n'est le gardien du sens d'une œuvre, pas même une cinéaste qui a toujours pensé son travail en lien avec sa réception spectatorielle. C'est donc un choix muséographique logique et classique que de se concentrer sur le cœur de l’œuvre de Chantal Akerman et non sur l'héritage qu'elle a laissé autour d'elle, même si de nombreuses lignes pouvaient être dégagées.

Les films, les textes et les installations de Chantal Akerman, sous toutes ses formes et par l'expérience spatio-temporelle qu'ils proposent, ont toujours été pensés contre toute forme de réification et de généralisation. Bien évidemment, ses films sont fondamentaux dans l'histoire de la représentation de la femme au cinéma et dans les arts plastiques, mais ils doivent d'abord être compris dans leur singularité avant d'être labellisés « féministes », tout autant qu'ils restent très pudiques sur l'homosexualité de la cinéaste, alors que là aussi, ses films (Je, tu, il, elle en premier lieu) comme sa relation avec Sonia Wieder-Atherton sont décisifs. Pour le dire autrement : il ne faudrait pas appauvrir la multi-expérience esthétique proposée par Chantal Akerman alors qu'elle se positionne sur toutes les grandes questions sans avoir besoin d'entrer dans des cases et de se conformer à des discours. Elle affirme être d'ailleurs autant écrivaine que cinéaste : écoutons d'abord ses mots et approprions-nous sa langue dans ce qu'ils mettent au jour de visible et d'invisible. Tout est toujours question chez elle de processus de singularisation, et non l'inverse, puisque cela reviendrait alors à réduire son travail à tout ce qu'elle a toujours fui et détesté : le conformisme, le totalitarisme, le plein, l'univocité du sens, l'inertie, et au final la mort de la pensée en mouvement.

Chantal Akerman dans les couloirs du Palais des Beaux-Arts (Bozar) de Bruxelles.
Chantal Akerman dans les couloirs de Bozar | © Piet Goethals - Fondation Chantal Akerman

Avant tout, il faut bifurquer et se mouvoir dans les mondes où Chantal Akerman nous emmène. Bifurquer physiquement, avec notre corps et nos affects, mais aussi pour rencontrer ses mots et sa pensée. Bifurquer, comme à l'entrée de l'exposition Chantal Akerman. Travelling, du chemin tout tracé vers le sentier dissimulé sur le bas-côté, pour ressortir plus loin, après avoir voyagé dans des temps racontés par la cinéaste, en arpentant seulement quelques couloirs et une dizaine de salles. Deux aquariums appartenant à l'installation Now gardent l'ultime porte en bois débouchant sur la galerie et clôturent l'exposition. Voilà un type d'objet rappelant l'enfance que Chantal Akerman a peu filmé, par pudeur, certainement, et par volonté de garder encore le silence sur une enfance possiblement heureuse dont l'insouciance fut rapidement brisée. Ils forment une ligne de fuite perdue à jamais, un souvenir lumineux au cœur de la violence et de la douleur, un hommage au temps de l'innocence et de l'unité avant le grand basculement et la découverte de l'inquiétante étrangeté. Nous quittons alors le Palais des Beaux-Arts avec l'impression que Chantal Akerman, sa mère Natalia ou son New York n'ont pas disparu. Comme pour tous les grand(e)s artistes, leur œuvre survit à la mort physique pour continuer à regarder son spectateur et à se déployer avec lui dans l'espace et le temps avec la même force. Chantal Akerman fait toujours partie du monde des vivants. La muséographie de l'exposition réussit parfaitement à convoquer son spectre et ses virtualités, comme si elle n'avait jamais quitté les couloirs de Bozar, comme si elle avait toujours imprégné ses murs de sa présence.
 

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