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Tous les acteurs sur la plage dans Et la fête continue !
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« Et la fête continue ! » de Robert Guédiguian : Le chœur des insatiés

Des Nouvelles du Front cinématographique
Quand tout s'écroule, des exercices d'admiration trament, en parallèle d'une pédagogie située les décombres, la possibilité d'un peuple. Avec de nouvelles topiques qui revigorent les lieux communs, les exercices d'admiration de Robert Guédiguian sont d'adoration dédiée à celles et ceux qui vivent en ne pouvant pas faire autre chose que lutter – le chœur des « insatiés ».

La ville est intranquille

Retrouver ses assises, en trouver de nouvelles. D'un côté, il y a les lieux communs au sens fort et élémentaire du terme, l'Estaque et son parfum nostalgique d'Arménie, les vieux militants politiques désœuvrés et la réinvention horizontale du militantisme dans les quartiers. De l'autre, il faut trouver un site nouveau, c'est le trou des deux immeubles effondrés dans la rue d'Aubagne en octobre 2018, constitué en degré zéro d'un nouveau centre de gravité afin d'en redéployer, dans Et la fête continue !, la belle nécessité.

Les lieux communs sont les lieux du commun, ce sont les topiques d'une recomposition populaire dans les décombres des faits divers dégueulés par l'horreur immobilière. C'est ainsi qu'un film pense en mettant en rapport des situations éloignées, église occupée et SOS Méditerranée, héritages familiaux et filiations qui en discutent le legs, désarroi de la gauche en machine à perdre, échos sombres du Haut-Karabagh et mort de Jean-Luc Godard. C'est ainsi qu'un film panse en substituant à la résilience, ce trope consensuel, l'intelligence en souci de soi et collectif de résistance, y compris face aux déceptions immenses, autres gravats, provoquées par les mésalliances de la Nupes.

Retrouver ses assises, en trouver de nouvelles. Le cinéma de Robert Guédiguian avait perdu la boussole en Afrique de l'ouest (Twist à Bamako) et ses nerfs face à la macronie (Gloria Mundi). Avec Et la fête continue !, il regagne en force et en évidence quand le divers des sites et des situations qu'ils abritent engage à retisser les lieux communs comme lieux du commun, ces tressages de scènes et de paroles qui situent concrètement la possibilité d'un peuple à l'endroit même où le laissez-faire en élargit l'abîme.

Marseille est cette cité intranquille que repeuplent, contre ses marchands de sommeil, ses rêveurs, qui sont des déblayeurs de potentialités retrouvées dans les décombres de leurs essais avortés.

L'admiration, une adoration

L'assise invite à faire le point avant de dresser de nouvelles barricades, qui sont d'abord symboliques et mentales. Faire le point part d'un trou qu'il faut moins combler et qui est celui autour duquel on doit apprendre (et réapprendre) à tourner, en renversant en forces centripètes les forces centrifuges. Le désastre de la vétusté criminelle de logements délabrés, d'emblée, fait lever dans la poussière une image debout, celle du buste d'Homère à qui ont rendu hommage les Marseillais du quartier. Cette adresse est ce sur quoi il ne faut pas céder en persévérant sur l'idée des mutilations (le poète aveugle) à partir desquelles on peut fourbir un destin (celui d'être voyant en écoutant).

Ariane Ascaride et Jean-Pierre Darroussin sur la plage dans Et la fête continue !
© Agat films – Ex nihilo, Bibi Film et France 3 Cinéma

Écoutez voir, tous ces moments où la prise de parole de l'un (de l'une en l'occurrence, les militantes Alice et Rosa qu'une génération sépare) fait l'admiration des autres (Sarkis et Henri). Et la fête continue ! multiplie ainsi les exercices d'admiration qui relient l'exemplarité des acteurs à celle de leurs spectateurs. L'admiration est distance respectueuse entre l'agir et l'approbation d'un regard, entre la parole qui s'engage et son écoute qui en prend acte – moins une acclamation qu'une adoration. Quand le déraisonnable empire, le don adoré des oraisons souffle des paroles qui passent entre les corps, et les soulèvent d'enthousiasme. Une « piété de la pensée » selon Jean-Luc Nancy(1).

Écoutez voir, transversaux à ces exercices d'admiration qui sont autant d'adorations, ces autres moments où ce qui se donne ou s'est donné, les prénoms que l'on porte, Rosa (parce que Luxemburg) et Antonio (parce que Gramsci), le goût de l'Arménie et celui de la littérature en citations déposées sur des cartes postales durant des années, est le don de l'inappropriable même, ce qui appartient à tout le monde en n'étant la possession exclusive de personne. Comme ce parfum enivrant de vitesse et de mobylette pour la femme rêvant de son communiste de père en quête des premiers résultats électoraux. De son côté, Henri, l'homme qui admire Rosa parce que l'on admire toujours les personnes que l'on aime, l'entend en rêve la nuit, avec la musique du Mépris, reprendre la description faite à l'époque des prisons par Rosa Luxemburg du vol des mésanges charbonnières.

L'abîme repeuplé

Doux miracle de nos mains vides comme Georges Bernanos l'a écrit(2). Piété, encore, oui, qui n'est pas bondieuserie des militants qui ressassent et fatiguent, mais une affection respectueuse pour ce qui dure en vieillissant et ce qui persévère en s'adoucissant. Considérons ainsi la troupe des acteurs dont l'amitié durable nourrit la théâtralité didactique des fictions : Robinson Stévenin irradie quand Jean-Pierre Darroussin émeut comme jamais, d'une bonté quasi-borzagienne : Grégoire Leprince-Ringuet pour une fois attendrit tandis que le vieux copain Jacques Boudet retrouve sa voix in extremis. Une parmi la ronde, Ariane Ascaride rend hommage à la femme qui inspire son personnage en lui insufflant ses colères, la militante Michèle Rubirola, avec la même grâce qu'à l'époque de Marie-Jo et ses deux amours (2002). Michel Serres l'a dit et redit : seul dure le doux.

« Adorer se fait en nommant, en saluant l'innommable que le nom recèle et qui n'est rien d'autre que la fortuité du monde », Jean-Luc Nancy, L'Adoration, encore(3). Extraire des vétustés qui tuent le lieu (du) commun qui en contredira les dislocations, c'est ne pas s'astreindre à reprendre les chansons fédératrices (Emmenez-moi de Charles Aznavour), mais faire entendre de nouvelles topiques qui savent revigorer les lieux communs, ces exercices d'admiration qui sont d'adoration dédiée à celles et ceux qui vivent et qui luttent parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement. L'abîme ne se repeuplerait donc pas autrement, avec des vies exemplaires qui ne le sont que d'elles-mêmes(4).

La fête continue, l'énoncé est scandaleusement vrai, même quand tout semble partout indiquer le pire. Et elle continue en comptant sur le chœur de ceux qui, sur la proposition du vieux communiste Tonio qui tient à son prénom autant qu'à son chapeau, s'en disent haut et fort les « insatiés ».

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