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Oscar Isaac en train d'écrire dans The Card Counter (Critique)
Esthétique

De l’acte critique comme expérience spectatorielle

David Fonseca
Écrire ne sera jamais neutre. Mettre en voie cette mécanique de la main, mettre en joute cette mélancolie, ce renoncement à une science du cinéma qui énoncerait le bien autant que le vrai. Penser une agonistique, vaste logomachie au cœur de l’espace critique où s’affrontent des discours pour établir des hiérarchies. Ensauvager l’analyse par ma seule présence de spectateur. Prendre position, agir en primitif au sein du Rayon Vert, comme une manière de ne jamais cesser de tourner dans mes questions : penser mon rapport au cinéma, une façon d’être au monde.
David Fonseca


« Un cinéma élaboré dans le face-à-face avec soi-même, celui du peintre ou de l’écrivain, peut avoir accès à un autre espace que celui du film expérimental. Contrairement à ce qu’on entend souvent au cinéma, la première personne est un signe d’humilité : tout ce que je peux vous offrir, c’est moi. », Chris Marker, 1997, Chris By Chris, de Chris Darke


« La forme la plus haute comme la plus basse de la critique est une forme d’autobiographie », Oscar Wilde


« Words, Words, Words », Shakespeare


« Shakespeare aussi était un terroriste : ‘’Words, words, words’’ », Léo Ferré


Voici le programme de ce que devrait être une « critique » cinématographique désembuée, dans un programme rédigé (implicitement) par Marguerite Duras, sur le cinéma, à travers le personnage de Suzanne qui s’y rend, dans Les harmonies Goldenstein. Le cinéma, dit-elle, « c’est la nuit des solitaires, la nuit artificielle et démocratique, la grande nuit égalitaire, plus vraie que la vraie nuit, plus ravissante, plus consolante que toutes les vraies nuits, la nuit choisie, ouverte à tous, offerte à tous, plus généreuse, plus dispenciatrice de bienfaits que toutes les institutions de charité et que toutes les églises, la nuit où se consolent toutes les hontes, où vont se perdre tous les désespoirs et où se lavent toute la jeunesse de l’affreuse crasse d’adolescence. » Le programme, donc, s’il en est, pour la critique, pourrait possiblement consister en la reconnaissance de trois moments-clés : le cinéma, tout d’abord, ce serait savoir lui reconnaître sa part, une immense nuit cyclopéenne qui, pour (nous faire) percevoir tout, plonge nécessairement le monde dans le noir ; une expérience, ensuite, promise à chacun, le grand soir démocratique, là où une certaine critique dite ou considérée « sérieuse » y verrait trop souvent un signe distinctif comme un comportement de classe ; l’endroit depuis lequel, enfin, se nettoierait le regard de tout ce qui l’encombrait. Une drôle de critique, donc, puisque le texte de Duras, ne parlant jamais du critique en tant que tel, ne cesse pas de m’en parler pourtant depuis un autre endroit : de la place du spectateur. Une place qui, occupée comme on prend position, pourrait mettrait en place, non pas véritablement une Esthétique de la réception (H. R. Jauss), mais une pratique de la critique comme expérience de spectateur, une critique spectatorielle.

Si le poète se souvient de l’avenir, dit Cocteau (Journal d’un inconnu), le spectateur critique que je suis, « sauf [à prendre le risque d’] une nuit qui perd[rait] son histoire, ses couleurs et ses chants »(1), rapportant cette expérience filmique, intime et extime à la fois, voudrait, pour sa part, se souvenir de la nuit, ne pas laisser échapper cette nuit tout en sachant qu’il ne pourra jamais tout à fait la saisir, sauf à vouloir l’éliminer à l’instant de la retenir. Lorsque Orphée chante, les Ombres accourent sans doute ; et si Orphée marche et les traîne après soi, des ténèbres à la lumière, il se garde bien cependant de tourner la tête par curiosité sacrilège, car les voir, tenter de les étreindre, avant leur réincarnation, leur serait fatal, les Ombres évoquées s’évanouiraient dans la nuit : toute nomination comme toute vision serait un meurtre de la chose. Tout effort de regarder cette chose en face comme je ne voudrais pas, imbécilement, fermer les yeux face au soleil réduirait à la cendre. Voilà cette trajectoire qu’il faut raconter, celle du spectateur critique, position oxymorique qui, se gardant du discours savant comme de la parole déboutonnée, demeurerait ni trop loin, ni trop près du film, dans l’espace du retrait, qui ne serait jamais celui de la retraite. Une pratique qui ne procéderait pas des grimaces comme de la gestique habituelle du critique, non plus du savant mais du sachant cette fois-ci, un retrait qui le préserverait, censément, de constituer ce qu’il dit en absolu, distance qui ne le situerait ni au-dessus de la mêlée, en position de surplomb, ni en-deçà, qui le contraindrait définitivement au silence ; une distance entretenue par sa position de spectateur qu’il s’agirait d’investir pleinement, qui ne serait donc pas la négation de la critique, qui coïnciderait davantage avec sa radicalisation en la poussant au-delà de ses confins, dans son négatif. La critique spectatorielle n’est pas, en effet, la négation de la critique mais son négatif : le cinéma regardé depuis son confins, à partir de la limite, de la blessure qui le coupe, du regard du spectateur qui l’interrompt, non pas une position en extériorité, lui imposant ses valeurs mais bien depuis son extrémité, à l’autre bout d’un cil, depuis l’œil du spectateur. Alors, voici la question, la seule : où sont mes étoiles au cinéma ? Où se trouvent-elles, moi qui voudrais être ébloui ? Mais rien. Qui demeure éboui. Toute cette boue. Oui, comment percevoir ce qui se passe dans le noir de la salle comme de mon corps et mon esprit pris par la nuit ?

Première tâche difficile, tâche insurmontable sans doute, mais à laquelle, me semble-t-il, s’attache pourtant une (trop) rare critique parmi laquelle il faut compter humblement mais essentiellement Le Rayon Vert, parmi d’autres, il faut le dire, dans la constellation de l’expérience cinématographique. Peut-être faut-il, cependant, avertir d’emblée le lecteur : ce qui suivra ne sera pas une profession de foi ni un plaidoyer pro domo, et, à la limite, pourquoi pas tant ils pullulent ici et là hors même période électorale, mais simplement le regard porté (c’est-à-dire sans engager quiconque autre que moi) par celui qui pratique probablement cette expérience critique comme le sport le dimanche matin, une activité dite socialement « secondaire » où il y joue, n’empêche, sa semaine pour ne pas dire sa vie, un regard tout subjectif n’ayant pas la moindre valeur sociologique ni prétention objective, qui ne voudrait pour autant pas se dérober en n’assumant pas moins son regard : le regard du Rayon Vert. Ni autosatisfaction, ni autocongratulation, cette manière d’entre-soi capable, au mieux, de produire de la débilité, sentiments auxquels n’invite jamais Le Rayon Vert, occupant une position antipode dans le champ cinéma, ne refusant jamais la publication d’un texte au prétexte qu’un film ne serait pas du goût/au goût de sa rédaction, simplement la mise en abyme d’une expérience intime, de celui qui, tout petit, n’a jamais cessé de se percevoir/de se fantasmer en double plus grand ou plus petit, c’est à voir, au cinéma.

Sortir de La nuit des morts-vivants ? La critique spectatorielle comme art astrographique

Le Rayon Vert m’a toujours paru posséder un rayon singulier : le Rayon Vert, c’est en quelque sorte le rayon gamma au cinéma, L’influence des rayons gamma sur le cinéma. Rayon par le prisme duquel le cinéma devrait sans cesse être regardé. Un rayon bien singulier, toutefois, car le rayon gamma possède une caractéristique à nulle autre pareille, qui en fait la particularité. Le rayon gamma est en effet un rayon si puissant qui, bien plutôt que d’éclairer le monde l’éteint : il efface, en raison de sa surpuissance même, les objets les plus quotidiens jusqu’aux plus lointains. Un rayon qui plonge l’univers dans le noir le plus complet. Un rayon qui ne permet pas d’y voir plus clair. Un rayon inutile, donc ? Pas tout à fait, car s’il abolit le monde sous l’effet de sa portée, c’est à l’exception notable d’une galaxie dans l’univers qui, sans lui, demeure habituellement imperceptible ; une galaxie, elle aussi particulière, qui renvoie une lumière autrement plus puissante que celle du soleil comme de toutes les autres étoiles, une galaxie qui souffle toutes les autres lumières de l’univers : la nébuleuse du crabe.

Petite morale de l’histoire : ce qui est le plus brillant dans l’univers – la nébuleuse du crabe –, chacun ne le voit pas naturellement. Dans le même temps, lorsqu’il est possible de l’apercevoir enfin à l’aide d’un œil augmenté par l’effet du rayon gamma, immédiatement le reste de l’univers se trouve refroidi : englouti, définitivement assombri. L’univers tout entier disparu dans le noir d’une salle de cinéma comme d’un intérieur, c’est le rayon gamma du spectateur-critique rivé sur l’écran pour raconter la nébuleuse d’un art à ses confins, le 7e du nom.

Cela signifierait-il que le spectateur-critique soit doté d’un talent particulier, pour ne pas dire un pouvoir, un spectateur-critique en voie de Marvelisation, Wonder critic, super-héros des écrans larges, pas des bacs à sable, d’où il ne faudrait jamais déloger la puissance de croire des enfants ? Un spectateur-critique qui posséderait, comme le prudent chez Aristote, la capacité de discernement, du tact, de la sagacité, autrement dit une intelligence (du cinéma) supérieure ? Qui seul serait en mesure de reconnaître à chacun sa part, sum cuique tribuere diraient les latinistes, de distribuer comme le Christ les pains/les bons points, non pas avec justice mais avec justesse, les bons comme les mauvais films ? Une critique comme art de la prudence, dont la science consisterait à dire non pas ce qui est juste mais le plus ajusté au cinéma ? À lire de nombreux commentaires sur le cinéma, la question se poserait à propos de ces jugements qui s’apparentent le plus souvent à des sentences – inutile, ce faisant, d’ajouter « définitives », la sentence possédant son tranchant pour couper seule des têtes ; la sentence : un verdict bourreau. Drôle de procès critique, partant, car l’accusation comme la défense sont en permanence assurées par le seul critique, sans possibilité d’appel comme de recours en contestation. Ce type de critique se situerait même à des hauteurs de vue que lui jalouserait le Superman de Richard Donner, qui débutait pourtant par un carton indiquant au spectateur qu’il allait croire ce qu’il allait voir (que Superman est bel et bien capable de voler), repris par le Batman Begins de Nolan, ce type de critique, par l’effet de son propre génie que nul n’aurait besoin de frotter pour qu’il s’exprime, serait, en effet, non seulement capable de faire voir mieux que le film n’aurait su le faire, en faisant savoir ce qu’il dissimulait, une opération de l’esprit qui reconduirait au principe du cinéma comme de la magie, dont personne n’ignore la connivence historiquement : celui de faire croire enfin à ce qui est montré. Faire voir, faire savoir, faire croire, personne n’aurait imaginé les enfants de Kubrick (parmi la critique) si nombreux.

Cette conception de la critique, élitiste, distinguée, parce que clairvoyante. Ainsi Jean-Baptiste Thoret déclare attendre d’un article qu’il soit « lumineux » dans le cadre d’un échange sur l’exercice critique, lors d’une émission animée par Le cinéma est mort. Il faudrait sans doute questionner plus sérieusement cette rhétorique en la mettant sous tension avec l’ouvrage de Junichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre, montrer combien elle est forte d’une conception esthétique occidentale où tout doit être sans cesse éclairé/être clair, lisse, immédiatement perceptible, qui ferait le style classique, « français », désir de totalité et de possession du monde tout cartésien. Et pourquoi pas, si certains se sentent le pouvoir carpenterien de chausser de telles lunettes afin d’envahir la planète cinéma en lieu de sa place forte Los Angeles. Pour ma part, je voudrais me sortir grammaticalement de cette pente, du moins je me le promettrai désormais à titre tout à fait personnel : ne plus dire « on » ni « nous », lorsqu’un certain type de critique énonce un jugement de goût. Comme s’il était seulement possible de se débarrasser de celui qui parle, de ne pas croire que derrière chaque énoncé se cache un locuteur responsable de ce qu’il dit depuis sa position de corps et d’esprit, s’efforçant en permanence de se maintenir à cette hauteur.

Il faut cependant insister et en dire davantage, car avec l’irruption des youtubers – mais les Cahiers avaient déjà pratiqué un temps cette esthétique du « je » sans la théoriser cependant – le débat est sans cesse remis au goût du jour sur cette irruption du fait personnel dans l’analyse, relançant à l’infini le thème de l’objectivité versus la subjectivité, pour en conclure le plus souvent trop simplement à un nombrilisme critique. Pour ma part, dire « je », c’est investir sur le plan critique un courant philosophique, celui du Linguistic Turn pour lequel opposer objectivité et subjectivité d’un discours ne serait pas une question à résoudre mais à dissoudre. À la suite des travaux d’Austin/Searle et du pragmatisme (Punam), postuler plutôt qu’il est impossible de distinguer dans le cadre d’un discours entre un « dire » et un « faire », incongru d’opposer un discours authentiquement descriptif, purement « constatif » et un discours prescriptif, de type « performatif » : d’abord, tout discours portant sur un fait, quel qu’il soit, opère un découpage et, ce faisant, modèle ce fait, le transforme selon son propre montage, qui emporte pour conséquence de devoir renoncer à l’existence de « choses en soi » comme d’une nature qui s’exprimerait d’elle-même (Kant parlera plutôt de « phénomènes » de perception); ensuite un énoncé purement descriptif, notamment lorsqu’il est formulé dans un cadre d’« autorité »/qui fait « autorité »/qui a prétention à « l’autorité » au sens d’une parole « autorisée », comportera toujours une dimension prescriptive. Les énoncés purement constatifs, de pur « fait », censés renvoyés à une « réalité » objective des choses, emporteront nécessairement une dimension « illocutoire » : « je » parle toujours pour faire ou faire faire quelque chose/dans le but de produire un acte. Les mot ne sont pas que des mots. Les mots sont des actes : Quand dire c'est faire, écrit Austin, c’est indiquer qu’il n’est pas possible de distinguer, dira plus tard Putnam, jugement de fait et jugement de valeur, discours objectif/discours subjectif. Pour prendre un seul exemple trivial, tiré des jeux de langage du quotidien, quand je dis « Il fait chaud », dans une salle de classe, chacun pourrait avoir le sentiment du pur constat. En réalité cette observation procède d’un jugement de valeur. Il peut signifier, en été : « Il fait (trop) chaud : ouvrez les fenêtres », en hiver : « Il fait (trop) chaud : baissez la température du chauffage ». Ou encore, exemple d’Austin : « Le chat est sur le paillasson », qui paraît purement « constatif » quand ce jugement de fait emporte d’emblée un jugement de valeur : soit « Le chat est sur le paillasson : il n’y a pas sa place, il faut l’en chasser », soit « Le chat est sur le paillasson, il y est bien au chaud, il faut l’y laisser. »

Dans cette optique pragmatique, dès lors, (me) refuser l’impersonnalité du « on », qui se voudrait tout à fait neutre et impartial, juge comme garant de tous les anonymes (spectateurs d’un film) : ne plus dire « on peut considérer que... », « on peut voir que... ». Se débarrasser de ce « on », disais-je ? Serait-ce bien utile, cependant, de le provoquer en duel, lui finir ce qui lui restait de vie comme un 7e mercenaire ? Sauf à tirer dans le vide, je conserverai mes cartouches, car nul n’a jamais rencontré ce « on », foule indistincte de tous les perdus/les pendus de la sociologie, « on » simplement présent dans une forme spectrale, fantomale, auquel un certain type de critique voudrait donner de la consistance lui conférant l’être en le remplissant de son super-pouvoir à parler au nom de tous les autres, s’autoproclamant, dès lors, grammaticalement, roi de tous les (c)on(s).

(M’) interdire ensuite à l’anoblissement de ce « on », l’élevant en dignité au rang du « nous » : « nous pourrions ainsi avancer que... », « nous aurions pu espérer que... », ce « nous » de connivence qui voudrait faire croire que celui qui parle s’autorise d’un groupe, un « nous » inclusif (le mot est à la mode, allons-y), « nous » qui dissimulerait mal son je/jeu, opération de l’esprit qui travaillerait en permanence un film en sous-traitance sans qu’aucun contrat ni cahier des charges aient été signés pour autant et par qui que ce soit, un « nous » tout patronal qui aurait la désobligeance de faire croire que le critique parle au nom du peuple spectateur quand il ne serait rien d’autre qu’un entrepreneur du goût, s’efforçant de vendre ses produits de la pensée sans aucune pesée. Il faut le marteler : nous, ne voit rien, selon la formule de Jean-Toussaint Desanti. Nous ne préexiste à aucune forme de discussion préalable. Ce sont les images qui, au cinéma, parce qu’elles existent, peuvent autoriser ou non de dégager des convergences/des divergences contre toute forme de pensée initiale qui, d’un nous, voudrait faire un moule.

Contre le « on », contre le « nous », ne plus se dissimuler, mais dire « je » : ne plus faire croire que, idéalement, ce qui pourrait être dit d’un film pourrait l’être par n’importe quel autre critique, manière de signifier que le critique disposerait d’un savoir comme d’une science qui soit partageable et équitablement répartie entre tous (c’est-à-dire entre tous les critiques dignes de ce nom, c’est-à-dire, paradigmatiquement, pour prendre un seul exemple, ceux des Cahiers du cinéma ou plus généralement, selon le mot d’Arnaud Viviant, réfléchissant sur le statut de la critique dans un ouvrage récent, Cantique de la critique, considère que l’un des traits caractéristiques de la critique doit être absolument sa rémunération : le critique non dûment rémunéré serait au contraire un déserteur, homme sans Tartare ni forme, un déballonné, quand le critique serait un homme, un vrai, un mercenaire, toujours à la solde de...). S’exprimer à la forme pronominale la plus sévère, réduite à sa part insécable « je » (et même si « Je » sera toujours un autre, [Rimbaud]), pour ne plus faire croire que ce que je pourrai dire soit vrai, au sens où cette vérité serait disponible, présente dans le film à l’état latent, comme un trésor enfoui dans celui-ci, dont j’aurais pour seule tâche de la faire découvrir au lecteur-spectateur, comme n’importe quel autre critique. Faire croire que je n’inventerai rien, que je n’interpréterai pas, que la critique ne serait pas, sous son meilleur aspect, le produit d’une expérimentation, puisque ce secret du film serait accessible à qui saurait (bien) le voir pour le rendre perceptible, dans son gésir/dans son désir qu’il aurait d’être découvert. Faire croire que, dès lors, le film ne serait que le dépositaire de ce secret, dont je deviendrai, pour l’avoir découvert, gardien du temple assermenté qui l’y dissimulait, un temple tout allégorique habité par des ombres qu’il s’agissait pour moi de dissiper parlant du film. Faire croire que je ne serai que l’intercesseur entre vous, les spectateurs, et le film, le passeur d’une vérité qu’il me serait possible de formuler ex cathedra, parce que toute droite venue des étoiles du cinéma, moi l’élu, sans prendre garde qu’en d’autres circonstances la plupart des prophètes terminent le plus souvent leur envolée lyrique dans un stade terminal sans plus de spectateurs qu’eux-mêmes, leur moi doublement enveloppé de cloisons blanches et capitonnées comme d’une camisole chimique à ne plus simplement battre des mains à leur propre spectacle s’encourageant (à la prophétie) mais s’applaudissant La tête contre les murs.

Toutefois, parce qu’il faut toujours s’efforcer à la nuance, dire combien dans le même temps ce « je » n’est pas le « je » du solipsisme, un « je » monadique encerclé par sa propre (dé-)raison, mais un « je » qui a dans le même temps le goût du jeu collectif, qui n’ignore pas s’inscrire dans un Rayon, dont le cercle est défini par un cadre, un « pour nous », au sens de l’amitié partagée, au minimum, dans et par la pensée, dont la seule valeur cardinale sera toujours l’échelle argumentative de son discours. Un « je » dans un Rayon Vert, une façon de signifier que ce Rayon n’entendra jamais résoudre les contraires qui s’expriment en son sein en une synthèse toute hégélienne mais, d’une manière assurément héraclitéenne, de les faire vivre ensemble comme le philosophe aimait « vivre la mort » et « mourir la vie ».

Pour ma part, ne pas faire croire : ne jamais dissimuler que je suis une espèce de cinéphile-cinéphage ou de cinéphage-cinéphile, ou bien plutôt rien de tout cela, une sorte de gros spectateur, capable (et donc, aussitôt, incapable...) de regarder une dizaine de films à la fois, sans toujours les aboutir/les finir, les entremêlant au risque de l’indigestion. Ne pas cacher, donc, que le gros spectateur, comme le gros mangeur, n’est pas forcément bon spectateur ni fin gourmet. Que j’ai l’appétit cinéma de celui qui, sans menu (officiel), mange tout ce qu’il trouve à l’horizon. Un bouffe-tout, adipeux, gras comme le papier que j’aime tant toucher. Une culture cinéma qui est celle de l’autodidacte, de celle qui n’a pas la légitimité de son savoir, un savoir qui n’est garanti par aucun diplôme ni méthode, possédant ses professeurs et autres sourciers en dehors de tout cadre institutionnel, qui devrait me réduire au silence. Mais pour me taire, pour obtenir ce silence, qui est la vie de la mort, ce silence particulier, richissime, il (me) faut cependant beaucoup parler, il (me) faut ne pas cesser de discourir, le langage n’étant pas le véhicule de l’essentiel, mais le phénomène ménageant le passage de cet essentiel, bourré de silence. Parler de cinéma/du cinéma, ce sera toujours enregistrer les signaux d’un morse qui paraît me concerner, mais dont le principe m’échappe. C’est rentrer dans une région de mélancolie inhabitable.

Cookie (John Magaro) dans la forêt dans First Cow
© Allyson Riggs - A24 Films

La nuit nous appartient : la grande nuit (de la critique) égalisatrice

A cet égard, et en d’autres temps, Alexandre Astruc et Chris Marker dénonçaient « la neutralité malveillante qui tolère un cinéma médiocre », et « une critique prudente ». Comment concilier cette exigence sans renoncer à l’explication ?

Dans Le Carnet d’or, Doris Lessing fournit peut-être une réponse, dont il s’agirait de tester la pertinence. Elle raconte l’histoire d’un apprentissage, d’une éducation, d’un épanouissement par l’écriture. Son personnage central, cependant, une jeune femme prénommée Anna, rencontre une difficulté. La voici frappée par le syndrome de la page blanche. Pour le contourner, elle dispose autour d’elle de nombreux petits carnets, qu’elle remplit, un carnet personnel, un carnet politique et à travers chacun des récits qu’elle y inscrit, d’amour, de politique, va se constituer un matériau à partir duquel le grand roman viendra enfin : Le carnet d’or. Dans la préface de ce livre, Doris Lessing (me) dit quelque chose d’essentiel : ne te laisse jamais dominer par la page imprimée. Un livre peut t’effrayer. Or, tu as été éduqué jusqu’à te l’inculquer dans l’idée comme le principe qu’il fallait s’asseoir devant un livre, se soumettre à un livre. Erreur de vue comme de lecture, dit-elle. Un livre, aussi compliqué que Le carnet d’or, peut bien t’échapper aujourd’hui mais faire sens plus tard. Ce n’est pas déculpabilisant. Cela signifie de précieux que c’est toujours toi, en tant que lecteur, qui va chercher quelque chose dans le livre. N’oublie jamais que ton intention de lecteur est importante. Lisant les autres tu te lis toi-même.

Qu’est-ce que cela signifie ? Non pas de se saborder, mais de s’assumer, non pas d’appeler à la désertion de son point de vue, mais au contraire de mettre son « Je » en jeu dans et par l’acte critique, se soumettre au principe du contradictoire (d’abord vis-à-vis de soi), assumer la part d’erreurs, toujours se savoir cent contradicteurs. Au noir et blanc du point de vue surplombant (Jean-Baptiste Thoret, une fois encore, considère qu’il n’a pas à répondre « aux nains »), assuré et réassuré en permanence, celui du critique qui se sait savoir et, ce faisant, peut s’autoriser à parler au nom des autres, se délivrant en permanence la compétence de sa compétence parce que certain de disposer de l’œil averti comme d’être le détenteur autoproclamé du (bon) goût, à ce prisme-là, risquer plutôt la nuance, qui est un « malheur » disait Nietzsche : se savoir comme savoir demeurer dans l’entre des choses.

Pour ne plus dire « on », pour ne plus dire « nous », pas davantage croire, dès lors, que ce « je » puisse s’apparenter à ce « gros plein d’être » dont parle Sartre, débordant de lui-même, autosatisfait : contre le « je » triomphant, opter pour la déraison du moi, sa folie, celle dont parle Erasme, qui libère le « je » de ce qu’il est (prétendument). Le « je » retranché dans ses limites n’intéresse pas : le « je » sérieux de la critique, le comptable de ses jugements, qu’il emmagasine comme les graisses… Refuser l’endimanchement identitaire, dans l’absence et le retrait. Dire « je », en l’inscrivant dans une tradition, celle du sophisme, de Protagoras en particulier, qui disait déjà combien l’homme est la mesure de toutes choses. La mesure, non pas au sens où cet homme démantelant les dieux officierait désormais à leur place, occupant dorénavant l’espace vacant. Mesure de toutes choses pour dire au contraire combien si l’homme en devient l’étalon, sa « science » du monde sera limitée. Dire « je » pour signifier cette limite, la conscience de ne pas être dans Le cercle, d’être du Cercle (pour parler d’une célèbre émission sur le cinéma), mais comme le Stalker, ne plus se savoir et faire l’épreuve de ne plus être au centre mais un être des seuils comme des battements.

C’est que cette nébuleuse cinéma ne pourra jamais être ressaisie que dans un voyage sans doute impossible, que je ne cesserai jamais, pour ma part, mon apprentissage (de spectateur-critique) comme l’artisan est sans cesse à l’épreuve de son Apocalypse now, en quête du geste idéal par définition inatteignable, un voyage jamais certain, sans cesse contrarié, une nébuleuse, donc, qui dirait combien je devrais savoir, dès lors, toujours me garder des morales rigides et des gravités opiniâtres, sans être versatile ni inconstant, mais assumer cette diversité de la nébuleuse cinéma fort heureusement mobile et mouvante. C’est cette qualité-là que je voudrais, encore une fois pour ma part, saisir sans la figer. Peindre le passage comme le disait Montaigne. Un mouvement entraînant l’autre, de l’actualité à l’inactualité d’un film, ce que je peux trouver d’accomplissement avec Le Rayon Vert, être capable sans cesse de changer de position pour changer de point de vue : ne plus croire, comme nombre d’influenceurs youtubers que l’histoire du cinéma aurait débuté au sortir de leur enfance (mais revenir aussi des jugements selon lesquels les youtubers seraient faits du même bloc granitique, sorte de tout insécable quand, pour y naviguer, on y rencontre aussi la diversité) et encore, à la limite, est-ce sans doute mieux que ce à quoi s’est réduite trop souvent la critique majoritairement, c’est-à-dire du journalisme culturel. Sortir de soi, d’abord, donc : se réjouir de voir la critique si diverse (revues papier, revues en ligne, blogs, etc.) ou le regretter, mais il faudrait s’en expliquer, ce que l’on verra plus loin. Bref, se quitter un peu, se retrouver, se reprendre dans une conscience vagabonde, une sorte d’« entre-deux » comme Charlot produisait à l’écran des efforts harassant pour se savoir en dehors du cadre, lui qui voulait en être, lui qui se voulait du centre pour le faire imploser...ainsi, à la fin du Cirque, choisit-il de ne pas partir comme il y était sans doute invité avec la foule des artistes dans leurs caravanes : être du centre, donc, mais pour sans cesse le déloger de sa position. Faire valoir cet éloge du déplacement : une invitation à emprunter les trajets buissonniers, en prolongeant l’aventure du film, entre expérience du dépaysement et dépaysement de la pensée. Franchir la porte, passer le pont, traverser les frontières et partir au loin, tout cela requiert sans doute un peu d’audace et de curiosité. Mais aussi de posséder une boussole comme Charlot avait sa canne, qui disait sa manière d’aller dans le monde, clopin-clopant, sans doute, mais sans jamais broncher devant l’obstacle.
 
Bouger, donc, circuler, sortir des sentiers battus, s’en aller penser ailleurs, depuis le cinéma et son langage, sensiblement, depuis d’autres matériaux, invariablement, qu’il s’agisse de l’histoire, la littérature, la musique, la poésie, la philosophie, la sociologie, de n’importe quel discours comme le bruit de la mer : c’est-à-dire, toujours à partir d’une appropriation personnelle. Écrire des textes, donc, mais que le présent de l’auteur s’y trouve en permanence, que l’actualité passe en même temps par la peinture ou la psychanalyse…, une actualité qui ne peut être ressaisie que de manière réflexive, comme est apprise parfois la vie au cinéma. Tout en sachant qu’être dans l’air du temps, ne permet pas nécessairement d’écrire au présent. Faire feu de tout bois, dès lors, opter pour un anarchisme méthodologique(2) (Einstein disait penser à ses formules algébriques depuis la poésie). Pourquoi faudrait-il en effet rester à « sa » place ou s’y laisser enfermer. Et pourquoi une place unique à chacun attribuée ? Ce possessif au singulier sent le renfermé, la catégorie, le classement, la hiérarchie et le rangement. Face à cette logique des places gardées, dans mon approche du cinéma, m’efforcer de toujours receler un ferment de résistance, qui est toujours un ferment de subversion, afin de révéler la vanité des positions établies et leur possible fragilité. Pour cela faut-il encore pouvoir attirer l’attention sur un lieu vertigineux, un creux, un interstice entre le déjà plus et le pas encore du film, une zone d’indétermination et de mutation, le terrain d’aventure non balisé des identités vagues. Une position, dès lors, et si l’on accepte ce pré-requis, qui sera inconfortable, un sort peu enviable, voire risqué. C’est pourquoi, et je le regrette, parfois la critique peut-elle être tentée de rallier l’un ou l’autre bord, d’y chercher la conformité, sinon une communauté, pire, se rabattre sur du journalisme culturel. Mais de l’expérience du dépaysement pourrait peut-être surgir une pensée décalée, dérangeante et inventive. Tous les déplacements, certes, ne sont pas également périlleux ni intellectuellement fructueux. Il y a des voyages organisés, sécurisés, des migrations chics, des exils dorés. Ces déplacements-là n’ont pas le tremblé de l’aventure, en eux nul précipité de l’évènement, ni véritable étonnement, ni incertitude féconde. Quand chacun promène avec soi son propre monde, tout est prévu pour rassurer.

Devenir le Forban de la nuit : penser avec, penser ailleurs le film

Godard dit qu’il ne veut parler que de cinéma. Et pourquoi parler d’autre chose, ajoute-t-il, puisqu’en parlant de cinéma, il parlerait de tout, il arriverait à tout. Mais de ce « parler », il faudrait en écouter toutes les voix. Porter la contradiction, d’abord à soi comme aux films, le discuter, au sens latin du terme, qui vient du disputer, du disputare, au sens de secouer. Non pas être antipode en permanence, « pour » ou « contre » un film ; un exercice que l’on trouve parfois ailleurs, sous certaines formes, dans d’autres revues, à l’occasion d’un article, par exemple chez feu Studio devenu fusionnellement Studio Ciné Live ou encore Télérama. Un exercice du « pour » ou « contre » très proche, curieusement, du manichéisme ambiant de certaines productions qu’une certaine critique ne se lasse pourtant pas de fustiger. Je le dis à voix basse, avec toute l’humilité requise, mais il faut avoir de plus grandes ambitions. Un film est tout à la fois au-delà et en-deçà de cette approche, un peu plus et un peu moins que « bien » ou « mal ». Il se situe ailleurs. Dans un autre espace de la « critique » qu’il s’agirait d’explorer, d’abord en étant son propre antipode, sachant penser contre soi, être capable de reconnaître que rendre compte d’un film expose à l’erreur. Et, de composer avec ce droit à l’erreur, s’en autoriser pour ensuite aller vers le film en un double mouvement : toujours penser avec lui, puis penser ailleurs depuis le film.

Dans un premier temps, et afin de récuser toute forme de valeur comme de loi sociologique à ce que je pourrai bien dire, il faudra bien continuer à dire « je » : tout d’abord, regardant un film, je pense avec lui. Du moins, je m’y efforce. Je ne peux l’entendre que si, tout d’abord, pâte molle et réceptive, je suis en empathie avec lui. Il faut que je puisse me fondre dans son histoire, dans ses plans, dans sa structure intime pour le sentir. Cette première étape, celle du penser avec, essentielle, gourmande, parce que le plus souvent organique, doit en appeler ensuite une seconde, réflexive, qui sache rendre compte de ces sensations, celle du penser ailleurs, qui produit un décentrement impliquant un détachement par rapport à ce film. Il ne s’agira jamais, pour moi, de me positionner par rapport à lui, de savoir comme une certaine critique peut le pratiquer, si je suis cinématographiquement, une nouvelle fois, « pour » ou « contre », mais de savoir plutôt pourquoi certaines expériences cinématographiques ne sont pas possibles avec tel film, pourquoi il m’est notamment impossible parfois de penser avec lui comme de le ressentir. J’ai besoin, en tant que spectateur mais aussi lecteur de la critique cinématographique, de comprendre cette démarche de corps et d’esprit, pour ne jamais ignorer, comme répondait Jean-Marie Straub à une spectatrice lui rapportant son ennui à la vision de l’un de ses films que l’on est toujours responsable de son propre ennui. J’ai besoin de cette géographie « critique », la mise en place d’un plan de l’intime et de l’extime, une boussole je disais plus haut, une méthode, la méthode, en grec, metodos, signifiant le chemin. Mais cette méthode est alors particulière : c’est que la carte ne préexiste jamais au film pour s’y rendre, elle se découvre, elle se fait voyant le film. Pour aller vers cette aventure, cette cartographie du penser avec/penser ailleurs, est en effet sans cesse dépliée et repliée, aux seules dimensions d’un film, qui en dit la valeur et l’inconsistance dans le même temps, cette carte étant sans cesse précaire et révisable, ne valant que pour un temps comme pour un seul voyage, sous réserve de l’inscrire dans ce lissage nommé une « filmographie » pour ne pas dire une « œuvre ».

À la lecture de la critique, le plus souvent le paysage peut (me) sembler bien plat. Défaut de perspective ici ? Absence « gymnopédique » des points de vue, longueur focale réduite à l’espace imparti là. Par exemple, est-il conseillé de faire court dans ses analyses, dans un style toujours clair, accessible, intelligible, pratiquer une langue aplatie qu’on dit blanche en littérature, sans effets, garante de son objectivité. C’est qu’il ne faudrait pas perdre le lecteur, un raisonnement poussé jusque dans ses retranchements, souvent, dans les revues en ligne, et dont certains youtubers se sont départis optant pour l’oralité (et, fort heureusement, existe-t-il de plus en plus de contre-exemples). Manière d’abêtir les publics (parce qu’ils sont tout autant divers que la critique et le cinéma), de les considérer en perpétuel état de minorité intellectuelle, les jugeant comme le majeur incapable, à la place duquel il faudrait nécessairement penser, mais comme avec l’enfant, publics mis sous curatelle, qui ne seraient pas encore sortis du stade larvaire de l’humanité, sauf à ignorer ce que Kant disait dans Qu’est-ce que les Lumières ?, sinon être capable de se sortir de cet état de minorité par l’entendement. Mais comment ces publics s’en sortiraient-ils si d’entendement ils n’en possédaient pas toutes les caractéristiques selon la critique, justifiant par ce geste d’éviction son rôle comme sa position dans le champ cinématographique ? Alors, un peu comme en plongée, selon cette critique, il ne faudrait aller ni trop loin avec ces publics afin d’éviter l’ivresse des profondeurs, ni remonter trop vite, y allant par pallier comme il existerait autant de stade dans la perception qu’elle se ferait de l’intelligence de son public avec un film. Sauf qu’il n’y aurait qu’un pallier : lui laisser la tête en permanence sous l’eau, les rédactions, dans leur majorité, confinant leur public dans un espace intermédiaire, une sous-humanité de l’entendement, qui ne posséderait aucune capacité respiratoire pour remonter à la surface. Mais comment faire croire dans le même temps qu’il soit possible de parler intelligemment d’un film en déconsidérant « son » public-cible dit la poésie marketing ? En tant que lecteur de la critique, je voudrais, pour ma part, connaître tous les chemins possibles pour me rendre à tel film, des plus courts aux plus longs, pour en arpenter le terrain. Libre à moi de choisir ensuite celui qui me conviendrait. Mais je veux pouvoir choisir mon chemin. Évidemment, pour reprendre un exemple paradigmatique, le lecteur potentiel des Cahiers du cinéma ou de Positif, en France, pour ses meilleures années, a déjà la possibilité de faire ce choix, qu’en venant aux Cahiers ou bien à Positif, il a déjà effectué ce choix. Il a pris parti pour telle destination. Bien sûr. Pardonnez cependant si la métaphore est un peu facile, mais ce qui m’importe, n’est pas la destination, mais le voyage. Et de voyages, pour une même destination, il en existera toujours plusieurs, avec escale ou non, selon ses envies/ses moyens disponibles. Une géographie de la critique qui devrait permettre de mettre en place une microphysique cinématographique, proposer une sorte de cartographie interne à différentes échelles, du court au long (l’analyse) comme ces formats se trouvent pourtant au cinéma.

Alana Haim et Cooper Hoffman courent dans la rue dans Licorice Pizza
© Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc.

La guerre des étoiles : La critique est un sport de combat comme les autres

Voilà ce que disait Bourdieu à propos de la sociologie, filmée dans le cadre d’un documentaire : qu’elle est un sport de combat. À la « critique » froide pour ne pas dire refroidie, quasi-scientifique pour ne pas signifier clinique, je voudrais opter pour ma part pour une critique qui n’ignore pas qu’elle est chaude : penser ailleurs, m’efforcer au pas de côté, ce sera toujours dans le même temps avec la conscience que je demeure rivé, pris dans un événement, un film dont le centre de gravité est si puissant que je ne pourrai jamais en réchapper tout à fait. Critique chaude surtout, parce que prise dans la mêlée, non pas au-dessus. Une critique horizontale et non plus verticale. Car je n’ignore pas que je ne sois pas le seul à parler. Se déporter du « on » comme du « nous » vers le « je », c’est reconnaître d’emblée la multitude des points de vue. Mieux : c’est faire place comme reconnaître que la critique cinéma aurait connue sa petite révolution ces dernières années, la multiplication de ces points de vues procédant à une mise à plat des discours. Voilà qui inquiéterait, par exemple les Cahiers du cinéma, avec l’irruption des revues en ligne, qui serait un appauvrissement.

Ce serait mal comprendre ce que peut bien signifier cette mise à plat des discours. Cette mise à plat ne signifiera jamais un aplatissement comme un appauvrissement, critique classique selon laquelle, puisque tout serait dicible par chacun, l’espace critique s’étant diffracté depuis les revues papiers, les revues en lignes, les blogs, les influenceurs, c’est dès lors que tout se vaudrait : chaque discours aurait désormais la même portée, une démocratisation de la parole critique dont les gardiens du troupeau réprouveraient la logique égalisatrice. Bien au contraire, cette mise à plat des discours est une chance comme un risque qu’il s’agit d’assumer, auxquels les Cahiers du cinéma se refusent encore aujourd’hui, même si une tentative de revue bis en ligne avait été initiée au début des années 2000, notamment par son ancien rédacteur en chef, Emmanuel Burdeau : contre une critique sûre, certaine de ses forces, installée, sédentaire, pastorale, il faut répondre que cette mise à plat signifie au contraire de placer la critique dans l’espace du conflit. Cette mise à plat provoque, que chacun le veuille ou non/le réprouve ou l’accueille, un affrontement, un combat de discours entre eux, l’installation d’une logomachie au cœur de l’espace public critique, fut-il circonscrit aux dimensions lilliputiennes d’un ring ridicule, nécessitant une technique.

Un affrontement de chaque instant/pour chaque film, qui montre que, paradoxalement, cette horizontalité/cette mise à plat de la parole critique ne cesse jamais de produire de la verticalité : tout ne se vaut pas, en réalité, l’idéologie égalisatrice promue par les revues en ligne (selon les Cahiers du Cinéma) comme par les Youtubers, n’existerait pas, du moins n’aurait pas la force morale qu’on lui prête. Cette mise à plat montre plutôt combien pour certaines époques, pour certains films/certains réalisateurs, que des hiérarchies s’établissent, que cette mise à plat consiste en un rapport de forces constant qui fait et défait des classements, de sorte que certains discours l’emportent sur d’autres. La question ne serait donc pas de nier ce mouvement, mais de se demander davantage pour quelles raisons, pour une époque donnée, tel discours l’emporterait sur d’autres, tel film sur tel autre, tel réalisateur tout autant, manière de penser l’offre comme la demande critique. Si Jean-Baptiste Thoret considère à cet égard que les spectateurs, comparativement à la situation de ceux des années 70, auraient le cinéma (médiocre) qu’il mériterait aujourd’hui, il faudrait peut-être inverser la proposition, en considérant que la critique « mainstream » majoritaire produirait son public croyant s’adapter à lui, un public décérébré la plupart du temps de l’histoire du cinéma, parce que le discours critique lui-même considérerait que cette histoire débuterait avec sa propre expérience du cinéma, au mieux, au début des années 80, Lucas et Spielberg en tête.

Mise à plat du discours critique sous forme d’affrontement, c’est-à-dire une logomachie qui nécessiterait de reconnaître encore qu’il ne peut exister que des points de vue. Pas de tir groupé, ni nécessairement de guerre de positions, simplement un conflit toujours situé, une nouvelle fois, à partir d’un film, à partir d’une position isolée : soi. Il faudrait partir du constat de Nietzsche qui montre que tout créateur extériorise ce qui est au-dedans de lui-même, et que le « critique », quant à lui, doit/devrait idéalement s’évertuer à en dévoiler l’étendue. Tout effort de dissimulation serait vain. Toute forme de prétention à l’objectivité, à la neutralité, à l’impartialité, dans ce travail, serait sans cesse mis en échec. En paraphrasant Robbe-Grillet, il faudrait écrire que la fonction de la critique n’est jamais d’illustrer une vérité, ou même une interrogation. Elle est de mettre au monde des interrogations, qui ne se connaissent pas encore elles-mêmes (Pour un Nouveau Roman). Catherine Corsini ajoutant que les « critiques » sont des « metteurs en lumière ». Éclairer, pourquoi pas, mais sans jamais ignorer ce que chacun des pas gagnés ne retranchera jamais de l’ombre.

La nuit des généraux ?

Deleuze, dans Qu’est-ce que l’acte de création ?, à propos d’un certain fascisme à l’œuvre au cinéma, et chacun de se souvenir du travelling kapo ou encore, de manière contemporaine, de la mise en accusation d’un cinéma de type immersif, façon Haneke, Deleuze, donc, se demande ce que c’est que la communication. Il répond, dans une perspective foucaldienne assumée, que la communication, c’est la transmission et la propagation d’une information. Or, une information, c’est un ensemble de mots d’ordre. Quand « on » « nous » informe, « on » « nous » dit ce que « je » suis censé devoir croire. En d’autres termes : informer, c’est faire circuler un mot d’ordre. Ce qui revient à dire que l’information, c’est exactement le système du contrôle qu’une certaine critique, certains cinéastes eux-mêmes, dénoncent pourtant. Pour s’en prémunir, ne pas ignorer les autres points de vue, assumer le risque de la discussion qui n’est jamais paisible, dont la valeur cardinale devrait être l’opinion dissidente. Se garder du secret, dont seul le critique/la critique posséderait illusoirement le code comme le chiffre. Requalifier le rôle de la critique signifierait dés lors (re-)conquérir un territoire qui ne sera jamais de façon absolue le sien, reporter sa propre pratique au-dedans comme au-dehors des frontières spécifiques d’une opération qui se mesurerait avec les autres points de vues/revues, tout autant qu’avec sa propre histoire et avec l’histoire de son propre langage. Ce propre langage se trouve, mais sans doute ailleurs aussi, au Rayon Vert, dans cette capacité à situer l’échelle de son discours entre ce penser avec et ce penser ailleurs qui font de la dissidence un comportement, un mode d’être comme, peut-être une éthique, ce lyrisme de l’époque.

Le point de vue dissonant, l’opinion dissidente porte en germes ces potentialités-là . Un discours dont l’enjambée transgresse d’emblée le cours des choses, la promptitude des hauteurs. Incanté par cette plainte, il faudrait en permanence s’aguerrir en exprimant ses forces dans ce combat pour éviter toute forme de caporalisme. Une force particulière, dès lors, qui ne cherche pas la formule ni le bon mot, encore moins à jouer de la provocation c’est-à-dire, dans le cas de la critique, à porter « artificiellement » aux nues ce qui naguère était ignoré, dont l’histoire commence déjà à être longue, de Dario Argento à Tobe Hopper en poussant le curseur jusqu’à Steven Spielberg, pour les plus célèbres, spécialité de la spécialisation de la consécration dont les Cahiers du cinéma se sont fait une marque de fabrique, avec son allié de circonstance, la Cinémathèque française. Évidemment, rien n’empêchera jamais de faire amende honorable, preuve d’humilité reconnaissant ses errements. Il y a pourtant une forme de systématisme qui semble à l’œuvre dans ce mécanisme de (re-)découverte de cinéastes longtemps conspués sinon, pire, ignorés, une manière de se démarquer en faisant la démonstration de son savoir, d’un œil plus vif, davantage remarquable, prompt à saisir ce qui avait été en défaut (de reconnaissance) jusqu’ alors : façon de s’auréoler d’une majesté particulière en se distinguant parmi ses pairs, une pratique de la critique qui masque mal ses ambitions, montrer sa distinction, jouant en permanence tellement facilement l’auteur contre le blockbuster.

La nuit du chasseur

À ce propos, Bourdieu, sur le jugement de goût (La distinction), apprend, sinon à se déprendre, du moins à se méfier de ce type de jugements : chacun a ses préférences, c’est évident, mais il faudrait s’en garder, entretenir le soupçon à leur endroit, se demander pourquoi ai-je tel jugement de goût et d’où vient-il. Le jugement de goût n’est jamais, en effet, le produit d’une élection mais celui d’une sélection, ce que, me semble-t-il, pratique trop souvent la critique cinématographique. Car il est très commode de dire j’aime/je n’aime pas, de paraître extrêmement original quand rien n’est moins original que de discriminer entre différents types de cinémas. Le jugement de goût (et je ne parlerai que des miens) me paraît, à l’instar de ce qu’en dit Bourdieu, toujours orienté : il dépend d’une classe sociale, d’un milieu, d’un environnement, d’une éducation mais aussi, et pas simplement, qui dit peut-être la limite de l’analyse de Bourdieu, d’une trajectoire, du « déclassé » culturel qui se retrouverait, par le biais de ses études, de sa profession, de ses rencontres, de la construction de son propre bagage, un « surclassé » culturel, qui posséderait, non pas un capital culturel de départ qu’il s’agirait pour lui simplement de faire fructifier, mais qui constituerait ses propres « avoirs », un habitus qui ne consisterait pas en une habitude de consommation mais qui serait comme un accident. N’en demeure pas moins que, y compris dans ce cas de figure, de celui qui (pense-t-il) se constituerait un patrimoine à la seule force de ses neurones comme de sa pratique, son jugement n’en demeurerait pas moins toujours de type sélectif : quand je dis mon goût, je dis dans le même temps tout mon dégoût. Quand je dis combien « j’adore l’opéra », je dis dans le même temps : j’adore non seulement tout ce qui accompagne l’opéra, les dorures comme la hiérarchie, c’est-à-dire qu’en signifiant mon goût je le débarrasse aussi de tout le reste. Dès lors, la distinction, la classification du type « ce film est un chef d’œuvre/ce film est un navet », produit un acte de domination et de violence. Quand la critique me donne son goût, au fond me donne-t-elle d’abord son dégoût. À l’instant de me dire « je goûte ce film », elle dégoûte tout le reste. Le jugement de goût s’opère depuis une lutte des classes qui est, aussitôt formulée, une lutte des places. Ainsi, François Bégaudeau, dans son podcast sur le film Les misérables de Ladj Ly, à l’instant d’en dire le mal qu’il en pense, débute son propos en reprochant au réalisateur le choix de la phrase de Victor Hugo : « Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. », considérant que Victor Hugo aurait écrit des phrases autrement plus intelligentes, le professeur Bégaudeau corrigeant l’élève Ladj Ly, comme s’il s’agissait de tester l’intelligence du réalisateur plutôt que l’adéquation entre la citation et le propos du film. Ou comment l’inclination du critique confine à l’humiliation.

Pour ma part, je voudrais m’efforcer au contraire, qui me semble une voie plus difficile comme est sans doute toujours malaisée d’incarner à l’écran le rôle du modeste plutôt que celui du fou : essayer de ramener, parlant d’un film, d’une poussée de main très légère, à des étonnements qui, salutairement, recentrerons, ou perdrons, ce sera selon.

S’agira-t-il, dans ce cas de figure, d’espérer lever le voile sur un film pour en faire apercevoir la construction, sa mécanique comme tout l’artifice ou bien la magie ? Sans doute jamais, car, pour ma part, je ne saurai sans risque soulever ce que Voltaire nommait « le voile de la fable ». Non pas que l’apprenti critique que je suis en quête de sens stabilisé s’exposerait à une interdiction quelconque. Simplement, ce que je découvrirai toujours, c’est rien, ce rien que le héros de Pierre ou les ambiguïtés, dans la nouvelle de Melville, se refusait à voir au principe de toute chose :

« La vieille momie est enfouie sous de multiples bandelettes ; il faut du temps pour démailloter ce roi égyptien. Parce que Pierre commençait à percer du regard la première couche superficielle du monde, il s’imaginait, dans sa folie, qu’il avait atteint à la substance non stratifiée. Mais, si loin que les géologues soient descendus dans les profondeurs de la Terre, ils n’ont trouvé que strates sur strates. Car, jusqu’à son axe, le monde n’est que surfaces superposées. Au prix d’immenses efforts, nous nous frayons une voie souterraine dans la pyramide ; au prix d’horribles tâtonnements, nous parvenons dans la chambre centrale ; à notre grande joie, nous découvrons le sarcophage ; nous levons le couvercle et… il n’y a personne ! L’âme de l’homme est un vide immense et terrifiant »(3).

Fern (Frances McDormand) et Dave (David Strathairn) assis près de leur camping-car dans le désert dans Nomadland
© Searchlight Pictures

Critiquer un film, c’est faire l’épreuve de l’inaccomplissement dans et par l’acte de l’écriture, l’impossible saisie de son objet. Il n’y a pas de complicité première, par où sens et signification s’offriraient, se révéleraient, s’épuiseraient. Le propre, le naturel, l’originel, n’existent pas ; ils se contaminent eux-mêmes, le film et mon regard s’entremêlant. C’est leur accumulation qui les décrète. Celui qui s’en croit capable – capacité proprement surhumaine à sonder les reins comme le cœur d’un cinéaste à l’œuvre, celui-là aime trop les racines, le cadastre. Il ignore la ligne de fuite, la combustion de ses pas. Il faut au contraire donner à l’échappement, à l’équivoque, l’impossibilité de la transparence à soi, sa chance, devenir une puissance opérante. Mettre en place un discours fou par et dans son principe. C’est donc signaler sitôt que défaire les bandelettes d’un film, soulever le coin du voile, c’est s’exposer finalement à figer dans une véritable et authentique lecture ce qu’il ne faudrait jamais considérer autrement que comme un état naissant, croire qu’on puisse identifier une origine propre de ce qui n’est jamais que mourant, spectral aussitôt transposé sur la pellicule, virtuelle ou non : une impureté qui est au principe de toute vie d’une œuvre, que l’acte critique devrait s’efforcer d’accompagner. La vérité ne peut pas bondir, comme ce que j’aurais trop longtemps serré dans un poing de pierre ou de glace. Ce film parle, oui ; mais avec sa voix à lui. Serait-ce donc que, pour ma part, je cherche à dire l’intérieur de ce bruit ? En vérité, je ne peux pas faire autrement que de livrer un discours qui sera toujours comme la dernière inflorescence, qui ne pèse ni sur l’horizon des significations dernières, ni sur la main qui, tout, assujettit, dernière inflammation, incarnat laissé insaisi ; le dernier du jour, le dernier mot, incueilli.

Le risque, toujours, c’est tenter d’arraisonner l’énigme d’une œuvre dont le sens ultime se dérobera sans cesse. Cette teneur de double bind, cette écriture de Janus accolant les deux faces, la lumineuse et la ténébreuse, est dès lors la croix à l’égard d’un film : je le trahis si je l’interprète, je le manque si je n’en pressens pas le sens. Je ne prétendrai donc pas lui arracher la raison de son chiffre, la substance de sa vérité, son titre, si je peux dire, mais, en proposant un point de vue, montrer l’impossible lettre du texte filmique, ce discord perpétuellement renouvelé : « [L’interprétation] a pour fin de déporter l’œuvre toujours plus loin de sa langue. Mais plus une œuvre est [interprétée], plus s’accroît pour elle la possibilité de s’enraciner dans sa langue en apparaissant comme intraduisible »(4).

Se questionner, donc, encore une fois, sur les discours, la réception d’une œuvre, par exemple, aujourd’hui, que penser de la polarisation des critiques sur un réalisateur comme Christopher Nolan, ou de manière davantage problématique, sur Nicholas Winding Refn ? Que ces critiques soient pour ou ou contre, critiques dont je ne m’exciperai pas pour y participer sans doute, ces critiques, donc, ne fixent-elles pas alors le sens unilatéralement, sens qu’elles se répètent, en se dupliquant, d’un critique à l’autre ? Quel enseignement en tirer ? Que cela fait symptôme, et dit, fût-ce obliquement, quelque chose du discours critique, ou plutôt, de la façon dont la critique cherche souvent quelque chose chez un cinéaste qui, indéfectiblement, se manque/est manqué. En effet, plus qu’une insistance, le cinéma, mais peut-être comme n’importe quel discours, au fond, fraie les voies d’une résistance à l’acte critique. La différence est ténue, mais abyssale, et que cette différence singulière soit recouverte et comme occultée en permanence fait problème.

La loi de la nuit

Pour ma part, lorsqu’il s’agit de regarder un film, d’en parler, que je l’aime ou non, la trajectoire est semblable : j’erre longtemps, j’erre encore, il paraît même douteux que je ne cesse jamais d’errer, ne sachant trop quoi en dire, la crainte de viser juste mais toujours à côté ; au moment où je pense avoir découvert ou seulement entrevu une direction, accoure une espèce de brume qui me la voile. Mais quelles que soient ces brumes, demeure le sentiment que quelque chose me guide : une espèce de rythme, l’observation d’une mesure indubitable, une musique ; rien de fade, cependant, car il faut bien que je dise mesure, qui signifie à la fois une ordonnance du temps et de l’espace, comportant l’idée d’une règle, mais aussi l’idée d’une sagesse, proche de la modestie. Si je peux réussir à me défaire des théories, savoirs, de l’assurance qu’ils me prêtent, de tout ce dont ils me protègent, m’enferment et me ferment, je peux percevoir aussi, sans qu’aucun doute demeure possible une espèce de profond battement, aussi difficile qu’impossible à contester, ce roulement d’un bas tambour invisible ou simplement cette respiration de ne plus être endormi, prendre le stylo ou prendre assise devant le clavier de l’ordinateur et écrire. Écrire pour dire l’« Insituable partout présent » (Jaccottet), construit tout entier sur l’idée qu’il ne me sera jamais possible de sortir du règne des apparences, tout en m’en réjouissant : à ce profond pas qui semble ordonner souverainement le monde autour de lui, afin d’éviter d’entraîner l’esprit dans une absence embrumée ; être donc plutôt rassemblé, rapproché des choses, à la fois moins dense, sans doute, mais peut-être grandi, une fois défait de l’idée de vérité.

S’il faut donc nettoyer les regards pour percevoir ce que dit la nuit au cinéma, dans le texte de Duras, c’est de nettoyer d’abord mon propre regard. Immanquablement en tout cas, et comme en premier lieu, ce sentiment me délivre alors en m’autorisant à écrire : c’est mon premier devoir en tant que critique. À ce sentiment que tout n’est qu’apparence, que faire surgir la vérité sur un film, c’est encore la faire apparaître, répond nécessairement l’intransigeance de cette mesure, et sans doute y répond-elle selon les dispositions de l’oreille intérieure de chacun : un pas plus lent, certainement, solennel, non pas d’une solennité de parade mais par la gravité de la marche, quelquefois hésitant jusqu’à broncher comme s’il y avait plus d’un obstacle à surmonter sur la route, ou comme si la route même se dérobait. Mesure salubre, illuminante, une unité de ton qui ne serait pas l’abolition des richesses du multiple, mais leur concentration en un point : ce lieu où les contradictions sur un film ni ne s’abolissent, ni ne s’exaspèrent, mais s’accordent en demeurant elles-mêmes. Se défaire donc de la vanité, de cette fluidité qui a si vite fait d’avaler les obstacles, cette mauvaise pente qui entraîne si discrètement de la vérité au mensonge. Délaisser la vérité pour les apparences, ou s’en remettre à une forme discursive plus ferme, plus rêche, plus ossue. S’il faut cette humilité-là, il faut alors toujours s’en tenir à l’immédiat, à l’apparent, à l’ordinaire. Ne pas proposer un nouveau coup d’aile, une nouvelle dérobade, mais affronter l’absence de forme évidente, d’une surface toujours plus étendue et toujours moins maîtrisée, ce mouvement trop prompt et trop étale auquel il faudrait s’habituer, tenté d’y céder.

Ce long détour pour dire que je dois bien constater qu’il n’est pas de réponse qui puisse abolir la question. La meilleure réponse est l’absence de réponse. Un film est là : je ne veux ni le bafouer, ni le déterrer. C’est l’incertitude qu’il faudrait s’efforcer de dire. Si la recherche de la vérité conspire contre cette tonalité, pour me dérober à la possibilité de l’entendre, parce qu’on la dirait toujours plus faible, plus incertaine, plus éloignée, du fait même que cette approche enveloppe la question sans l’abolir, fait qu’elle demeure toujours, en quelque temps que ce soit, ouverte au doute, exposée à l’altération. Savoir ne pas abdiquer devant cette exigence ; corrigez mes élans. En fin de compte, peut-être la définition la moins inexacte de cette démarche intellectuelle (jouer l’apparence contre la vérité) serait celle qui embrasserait les contraires, qui envisagerait chaque chose comme un témoignage du secret, de l’indicible, de l’informulé : cette façon légère qu’a précisément le secret de parvenir, comme si sa suprême ruse était d’habiter une folie (tout n’est qu’apparence : voile, ombre, enténèbrement). Mais il ne sera jamais alors aisé d’interpréter sans emphase et sans imprécision une expérience aussi peu commune et si dérobée : ce qui est apparent est en effet comme ces plantes qui se rétractent lorsque chacun y touche.

Chaque lecture critique, et encore une fois je ne parle que de la mienne propre, sera dès lors immanquablement manifestation et trahison de cette énigme, désaveu et tentative d’apprivoisement de l’impossible, de ce qui échappe, menace et promet. Dois-je renoncer, pour autant, à cette précarité de l’esprit : que dois-je faire d’elle si l’apparence ressemble tellement au refus, à l’absence ? Comment me maintenir devant cette espèce de silence, et presque de rien ? En trouvant le langage qui traduise avec une force souveraine la persistance d’une possibilité dans l’impossible, trouver les signes d’une fidélité changeante, c’est-à-dire, malgré tout, continuer à parler contre le vide, ne pas se taire, ne pas les laisser ainsi filer comme choses perdues, vaines, mortes : je me décourage trop vite la plupart du temps. Qu’importe que ne demeure que des apparences, qu’importe même que nul ne lise ce que j’écris ? Si je considère avec suffisamment de sérieux le travail critique, je me dois de l’honorer sans autre souci ; de mettre à toutes choses la couronne des mots, cette scintillation, vains ornements, puisque la place du trône sera toujours vide : mais ceci aura été dit tout de même, même s’il faudra toujours refranchir ce seuil, être des passages, dans un battement, porté par des vents contraires.

Constater en effet que penser passe toujours par un moment tout négatif : oublier ce qu’on croit savoir pour désirer savoir. Ceci dit, c’est aussitôt constater à quelle hauteur je me serai aventuré et perdu, avec quel sérieux j’ai parlé, quelle application j’ai mis à tourner en rond. Mais déduite et juger ; mais sermonner ou exhorter, porter condamnation, appeler à une forme de résistance : si ces propos paraissent trop souvent m’entraîner dans de tels sens, leur vraie leçon serait de m’en détourner. Peut-être devrais-je apprendre à mieux honorer cette promesse, une bonne fois : moins de détours, moins de scrupules, moins de fuites ; mais aussi : moins de paroles dans lesquelles l’enrober. Perpétuellement perdant, perpétuellement repartant ; retenu à chaque pas, mais à chaque pas se dégager. Tomber le vieux rêve de sécurité : de sommeil. « Tout est, tout est ! », « Rien n’est, rien n’est ! », telle est la même rumeur qui souffle dans les cerveaux surchargés de la critique du siècle, provoquant plus d’agitation que la canne dans la fourmilière, avec leurs essentialismes et leurs moulins. Rien ne protège de l’apparence, au contraire. Et s’il fallait dire : « enfin » ? Si ce péril de l’évanescent, du presque-rien dirait Jankélévitch, au lieu d’assurer l’anéantissement de tout savoir permettait sa résurrection ? Cette position n’est donc pas désespérée, elle ouvre, est en pente, étonne, détonne. Fait pied de nez. Espiègle, se détourne des monolithes, n’annule pas le pourquoi ni le comment. Elle est trou tant que le langage n’a pas pris son parti. Parti du mutisme éloquent de tout discours. Philtre. Elle expire, proprement. Donne la mort, une belle mort à toute forme de minéralité : appartenances et identités auxquelles semble tenir si fort la critique. La meilleure farce faite à mon orgueil de tout comprendre, de tout savoir, de tout dire, de tout faire signifier : une solitude, donc.

Critiquer, d’accord, au sens où il s’agira toujours d’analyser une séquence révélatrice d’un film ; séquence dont je dois toujours considérer, même une fois le film terminé, qu’elle n’est pas derrière moi, ni même en voie d’achèvement provisoire, que je n’aurai donc pas la prétention de refermer sauf à prendre le risque de la relance, de la reprise du « ressouvenir en avant » cher à Kierkegaard. Il s’agirait plutôt de mener l’enquête sur un film : façon, pour moi, de le regarder à l’épreuve de son autre (moi en l’occurrence), non pour prendre en défaut la fameuse patience du concept, mais pour saisir les choses, en quelque sorte, à la lisière, à la limite, jusqu’à montrer que les mots que j’emploie à propos de lui ne déboucheraient plus sur rien, que je ne verrai ni n’entendrai plus rien à travers eux. Il ne saurait y avoir là une simple succession de jeux spéculatifs et de méta-commentaires subtils mais stériles. L’effet cinéma, c’est précisément la façon dont une œuvre particulière met à l’épreuve la question irrésolue qu’elle porte en elle (que dit cette œuvre ?) et qui porte la prose comme la grammaire visuelle dont celle-ci se soutient. Dès lors, en répondant d’un film, il s’agit de le mettre à l’épreuve, et plus encore : percevoir comment il s’anime, se donne corps, sens et identité, produit des gestes qui sont comme le graphe, voire la griffe même d’une époque comme d’une communauté, film qui dit tout entier qu’il y a toujours plus d’une question à poser : qu’elle est devant lui ; qu’elle est là.

Mais dire dans le même temps que toute tentative d’appropriation de cette question par la critique, en l’enfermant dans des significations épuisées (ce film est beau, ce film est laid), est un échec : il demeurera toujours un reste, un blanc, un indécidable dans la signification d’une œuvre. Le Cinéma n’existe pas, il n’y a que des cas particuliers, chaque film, dans l’idéal, invente un regard, fournit sa méthode, ce dont parle Jean-Claude Biette dans sa Poétique des auteurs. « Combattre ceux qui ne songent qu’à légiférer dans l’absolu », disait Godard, ne pas réduire le cinéma à son idéologie, sa portée morale, politique ou encore esthétique. Regarder un film est sitôt inséparable d’une dramaturgie du dehors, d’une topique de l’extériorité. Cette histoire du dehors reste à faire, peut-être, histoire indissociable du jeu de l’interprétation. Ainsi, je lisais récemment un critique (Julien Sévéon), à propos du Massacre à la tronçonneuse de Tobe Hopper (Massacre(s) à la tronçonneuse : histoire d’une odyssée horrifique), expliquer combien lui fallait-il rejeter l’approche universitaire, doctorale sans doute, mais aussi celle moins embarrassée, qui cherche toujours à décrypter ce qui sera toujours encrypté, à partir de matériaux qui seraient extérieurs au film (la philosophie, la littérature, la sociologie et qu’en sais-je encore). Que ces interprétations confineraient au délire interprétatif. Julien Sévéon considère au contraire qu’il ne faudrait jamais décoller l’œil du texte filmique, en somme de nous proposer une bonne vieille recette téléologique : à croire qu’une œuvre pourrait sursignifier, dont le sens et la signification s’épuiseraient à l’instant de la regarder. Mais dire : ceci est clair, c’est encore l’interpréter. Rien n’est jamais donné, tout est à gagner.

Au contraire, est-ce peut-être la position du dehors qui donne sa chance à l’hétérogène, à ce qui ne saurait se subsumer dans un parcours totalisant. Cette pensée du dehors est une pensée du reste, de ce qui sera toujours encore à livrer, parce que tout film digne de ce nom (encore faudrait-il s’entendre sur ce qui mérite dignité/indignité) sera toujours inassignable à résidence, l’Assaut impossible contre la place forte d’un film, d’autant plus attaquée qu’elle sera imprenable.

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