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Jennifer Jones actionne des tuyaux dans La Folle ingénue
Rayon vert

« Cluny Brown » d'Ernst Lubitsch : La jouissance à coup de marteau (à déboucher les tuyaux)

Des Nouvelles du Front cinématographique
Déboucher les tuyaux, Cluny Brown aime ça, c'est plus fort qu'elle. La plomberie de l'oncle sévère n'est pas un métier dont hérite sa nièce, c'est une passion d'enfance, un jeu, une joie. Son odorat lui indique les éviers bouchés, son ouïe est plus que sensible aux grincements de la tuyauterie quand elle est obstruée. Il y va à chaque fois d'un plaisir qui va au-delà du principe de plaisir – il y va en réalité de sa jouissance, la seule question qui vaille pour Ernst Lubitsch.

« Cluny Brown » (La folle ingénue), un film d'Ernst Lubitsch (1946)


« L'artiste doit tout élever ; il est comme une pompe,
il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles
des choses, dans les couches profondes. Il aspire et
fait jaillir au soleil en gerbes géantes ce qui était plat
sous terre et qu'on ne voyait pas
» (Gustave Flaubert,
Correspondance, lettre à Louise Colet, 25 juin 1853)


C'est pourquoi, après le glouglou de l'évier débouché, le premier verre d'alcool qu'avale Cluny Brown la fait ondoyer, ronronnant et miaulant avec le luxe d'une petite chatte. Le glouglou de l'évier débouché est un bruit glauque mais que transcende l'héroïne du film d'Ernst Lubitsch en y trouvant l'or de sa jouissance. La plombière est une alchimiste, pour le plus grand plaisir d'Adam Belinski qui par hasard fait sa connaissance, tandis que l'appel des tuyaux demeure pour elle si irrésistible qu'il suscitera plus tard le plus grand embarras pour le pharmacien constipé aspirant à l'épouser.

Commodités et cordialité
(la jactance pour déboucher la tuyauterie sociale)

Si Cluny Brown est la folle ingénue désignée par le titre français, c'est pour suggérer que son insouciance et sa spontanéité ont des inconséquences qui ne sauraient pourtant entamer sa fondamentale innocence. La frivolité lubitschienne atteint ici à son plus grand degré d'innocence. Dénuée de toute arrière-pensée, Cluny dit ce qu'elle pense. La femme débouchant les tuyaux ne mâche pas ses mots, sa bouche est le sas par où la vérité passe. Cluny fait des bêtises mais la tautologie, son démon qui est un ensorcellement comme le dirait Clément Rosset(1), la protège pour partie des commodités mal embouchées du social. Cluny n'est pas bête, non, elle est une idiote en un sens radical, sorte de jumelle comique de l'idiot tragique dostoïevskien, une pure singularité, aussi quelconque soit-elle. C'est pourquoi, quand jouit Cluny, ce n'est jamais obscène, c'est même libératoire. Jouir est une fête, un principe de plaisir avérant l'indiscernabilité de l'esthétique et de l'éthique. Jouissance à libérer des tuyaux bouchés, jouissance de la jactance lubitschienne.

L'obscénité, c'est pourtant une grande affaire du cinéma d'Ernst Lubitsch qui, en effet, ne cesse jamais de s'amuser du paradoxe consistant à lisser et polir des images dont la mise en pli tout en ellipses s'engorge cependant de sous-entendus scabreux. C'est avec le double sens que n'est jamais grave le graveleux. La tautologie est un démon qui n'échappe pas à un double pervers, celui de la duplicité. Déjouer la censure identifiée alors au Code Hays(2) est bien sûr un jeu, mais pas seulement. Ce qui détermine la pente allusive et suggestive, qui dit beaucoup en disant peu, qui sous-entend tout bas ce que tout le monde pense tout haut et bien fort, concerne aussi et surtout la sphère de la mondanité dont les surfaces hygiéniques et policées cultivent subtilement l'équivocité. Les maîtres sont mondains en dominant en savants les codes du double langage, experts dans les usages d'un bien dire dans la communication qui peut alors fonctionner à double sens, dans le respect hypocrite des formes de la correction. Hypocrite, après tout, cela veut dire ce que cela veut dire, à savoir étymologiquement ce qu'il y a en dessous de la crise, la crise qui se joue bien sûr au dessous de la ceinture.

L'obscénité, si elle arrive dans la scène, n'est pas le fait de Cluny Brown même si elle se joue toujours à côté d'elle. Sans forcer, en toute innocence, son idiotie est comme un coup de marteau participant à déboucher la tuyauterie sociale dès lors qu'elle est engorgée de bêtise. C'est l'embouchage qui est obscène (comme on en parle moins pour les trompettistes que pour les chevaux, le mors aux dents). Du côté des intellectuels habitant Londres comme du côté de la vieille aristocratie campagnarde, les uns moquant les femmes désirées ou qui insistent sur l'imminence de la guerre mais avec une frivolité désarmante (nous sommes en 1938), les autres qui se félicitent de la grandeur de leur atavisme, linguistique et géographique. C'est pourquoi Cluny fascine aussi Adam avec qui elle forme un parfait duo, lui qui cultive avec dandysme son parasitisme en tirant malicieusement profit de la bêtise réflexe de son entourage. Cluny, elle, ne calcule rien quand elle provoque l'écoulement d'humeurs si longtemps retenues qu'elles puent l'étable, inévitablement.

Le duo Adam-Cluny est d'autant plus efficient dans ses effets de complicité (le comique est mordant pour les autres, pour eux il est tendre) qu'il est incarné par Jennifer Jones pour l'un de ses très rares rôles comiques à l'écran (« prêtée par David O. Selznick » à la 20th Century Fox comme l'indique contractuellement le générique) et l'immigré français Charles Boyer dont le cynisme se voit adouci par cet accent rappelant que le parasite survit aussi au monde cherchant son extermination. En passant, chez Ernst Lubitsch, l'accent est le marqueur chantant d'un idiome dominant, l'anglais, son inflexion qui est son altération, sa perverse minoration causée par les bouleversements majeurs ayant historiquement affecté l'Europe, notamment orientale, durant l'entre-deux-guerres.

Mais revenons un peu en arrière. To Be or Not to BeJeux dangereux (1942) demeure un film exceptionnel, non seulement parce que c'est un chef-d'œuvre qui mobilise le théâtre shakespearien afin de damer le pion à la bouffonnerie du nazisme, mais aussi parce qu'Ernst Lubitsch qui doit encore un film à la United Artists retarde encore le moment de satisfaire au contrat signé avec la 20th Century Fox en mars 1941. Celui-ci inclut la réalisation de Heaven Can WaitLe Ciel peut attendre (1943), son unique film en couleurs sur le tournage duquel il est victime d'une crise cardiaque. Le contrat avec le studio est cependant renouvelé pour trois autres films, deux qu'Ernst Lubitsch doit produire (Royal Scandal d'Otto Preminger en 1945 et DragonwyckLe Château du dragon, le premier long-métrage de Joseph L. Mankiewicz en 1946) et puis un qu'il réalise, Cluny Brown (1946) d'après un roman de Margery Sharp (la romancière est davantage connue ici comme la créatrice des souris Bernard et Bianca). Sa réalisation aura été un grand plaisir pour Ernst Lubitsch qui, estimant s'être remis de ses soucis de santé, se lance en 1947 dans un nouveau projet, une opérette en couleurs intitulée La Dame au manteau d'hermine. Une nouvelle crise cardiaque le terrasse malheureusement et il meurt subitement à l'âge de 55 ans en obligeant Otto Preminger à terminer le film en 1948. Un caillot de sang a-t-il bouché l'artère coronaire du cinéaste ? On comprendrait alors pourquoi la célébration du débouchage par la jactance de tous les tuyaux aura été une jouissance cordiale pour celui qui croyait alors en avoir fini avec les crises cardiaques.

Tout circule
(petit éloge du nomadisme)

Cluny Brown n'est peut-être pas le meilleur film de son auteur. On peut en effet tout à fait légitimement lui préférer Design For livingSérénade à trois (1933), The Shop Around the CornerRendez-vous (1940) ou encore, donc, To Be or Not to Be. Cluny Brown est pourtant un film qui se concentre sur l'essentiel, avec une légèreté dans le ton et une souveraineté dans le trait qui épargnent au scénario les tours de force et détours narratifs que l'on peut trouver dans un film plus virtuose à l'instar de To Be or Not to Be. Par exemple, le motif romanesque de la triangulation des désirs, s'il est présent dans Cluny Brown, y devient cependant une affaire secondaire, reléguée dans les marges d'un récit volontairement dénué de qualités diégétiques propres. En effet, le pharmacien n'est franchement pas un rival à la hauteur d'Adam. Quant aux deux amis amoureux de la belle Betty Cream, leur historiette relève de l'anecdote sympathique. À la place, on trouve une étude de mœurs bien troussée portant sur le plaisir à entretenir l'inertie sociale pour mieux la conserver, à la ville comme à la campagne, chez les jeunes citadins comme chez les vieux nobliaux de la campagne. L'analyse est particulièrement réjouissante et elle atteint même un pic d'ironie avec les gens de maison de Lord Carmel, eux qui n'aiment rien moins, à l'image de son majordome et sa gouvernante, que cultiver avec ostentation les saines vertus de la servilité. Dans un pareil paysage social, se détachent à l'aise les figures de Cluny et Adam. Quand la première bouscule les conventions sans l'avoir souhaité, le second lui reconnaît une vitalité qui est une forme de mobilité à laquelle il rêve en secret, tenu qu'il est par un parasitisme dont la posture dandy est un masque distingué habillant la mobilité contrainte des nomades d'une Histoire alors en cours de fracas.

Surtout, Cluny Brown emporte le morceau en touchant au noyau comique du langage qui se divise entre la production sauvage du non-sens et une parole faisant entendre une fondamentale impossibilité de communiquer. Cluny parle de tuyauterie ou de chien et, aussitôt, l'équivoque sexuel affole les esprits, l'équivocité fuit partout et coule comme d'un tuyau percé. Il y a chez Ernst Lubitsch une économie paradigmatique de la communication qui échange un mot contre un autre (la synecdoque) ou substitue un sens contre un autre (la métaphore), comme on échangerait des devises en fonction du cours des monnaies, comme on échange des humeurs en baisant, par la bouche ou ailleurs. La fluidité communicationnelle est ici telle qu'elle fait fuir le sens non seulement en tirant des signifiants disponibles bien plus de signifiés que prévus (le sexe se dit partout sans se faire), mais également en raccourcissant l'écart structural entre sens et non-sens (l'inconscient parle à bouche ouverte). Tout fait sens et communique, même les toussotements de la mère acariâtre et muette du pharmacien. Même le silence de la dernière séquence, avec la vitrine qui sert à rendre l'hommage au cinéma muet qui aura rappelé que le gag est un bâillon logé au fond de la gorge(3).

Tout communique, donc, les bouches comme les portes comme les tuyaux et l'obstruction qui donne de la tension est ce qui doit alors être combattue au nom d'une transitivité (économique) qui a toujours pour horizon (capitaliste) la libre déterritorialisation des flux de parole, d'argent et de sexe (le polyamour, l'orgie, la partouze, le mélange des fluides font l'horizon lubitschien par excellence).

D'où l'éloge en mode mineur du nomadisme. D'où la célébration, pétillante comme le champagne selon la métaphore habituelle, des existences fluides qui le sont davantage encore que les liquidités qui leur passent entre les mains. Existences fluides qui, à l'époque, frayaient une voie diagonale entre les blocs massifs des idéologies totales, nazisme et stalinisme, donc rien à voir avec les fluidités célébrées par un cinéma contemporain homogène avec le capitalisme financier(4). L'éloge mineur du nomadisme et de la transitivité n'a pas le tuyau linéaire mais coudé, et plusieurs fois. Il passe par Cluny dont la libre spontanéité bouscule les règles du jeu identificatoire des places (au début, la jeune fille ne saurait être identifiée au plombier demandé, plus tard à la domestique par les Carmel qui l'ont pourtant embauchée à ce titre). Et l'éloge se poursuit en passant par Adam aussi, qui renoue grâce à la liberté de mouvement de Cluny avec le goût d'une mobilité qu'il peut à la fin délivrer du parasitisme exigé par son statut contrarié et flou d'exilé (impossible, en effet, de trancher en reconnaissant forcément en lui l'intellectuel praguois antinazi qu'identifient par réflexe intéressé des petits-bourgeois londoniens qui se piquent de résister à Hitler en payant à leur héros des verres).

Tout communique
(sens et non-sens en tout sens)

Tout circule car tout communique, ça communique parce que le sens circule en tout sens. De part et d'autre de la ligne de flottaison de la correction, les ellipses sont là comme des pointillés pour faire que l'obscénité soit ainsi reliée au policé. Mais, pour circuler en tout sens en suturant toutes les scènes de la politesse à leur envers ou revers obscène, il faut au sens un degré zéro, celui du non-sens qui n'est pas un accident contingent du sens mais son fondement (c'est pourquoi ce film « anglais » d'Ernst Lubistch possède un indéniable ton carrollien)(5). Une phrase en forme interrogative pourrait ramasser tous les enjeux de Cluny Brown. C'est une proposition d'Adam qui intrigue tellement Cluny qu'elle en devient le leitmotiv même du film. On résumerait la proposition interrogative ainsi : s'il n'y a aucun problème à donner des noisettes aux écureuils, pourquoi donc y en aurait-il à donner à l'inverse des écureuils aux noisettes ? C'est d'abord une blague absurde d'Adam mais elle devient ensuite une énigme pour Cluny, qui ne cesse plus d'y réfléchir à haute voix, y revenant comme l'énigme même du désir. La blague revient à la fin comme un boomerang à son créateur en trouvant de manière inattendue de quoi éclaircir le sens de ses propres tiraillements.

Inverser la proposition est surréaliste seulement pour qui tient, des maîtres mondains à leurs domestiques qui s'appliquent à en relayer servilement la domination, à assurer la reproduction de l'ordre des places et sa permanence. En étant inversée, la proposition est un pragmatisme riche en promesses performatives. Promesses tenues par les amoureux qui échappent ensemble aux réflexes sociaux (figurés par l'oncle et le majordome, le pharmacien et la gouvernant, Lord Carmel et son épouse) comme intériorisés (Adam pourrait jouir de son parasitisme indéfiniment s'il ne comprenait pas qu'il fallait lâcher prise à sa propre pente, que sauver Cluny équivaudrait à sa relève à lui).

Déboucher les tuyaux n'engage plus seulement un jeu plein de croustillants sous-entendus sexuels, mal maîtrisé par les uns et sur-entendus par les autres. Soulager les éviers bouchés devient enfin une affaire de cinéma aux résonances profondément existentielles. Le soulagement est celui des corps socialement coincés, corps constipé comme le pharmacien, gorge enroué comme celle de sa mère. Adam y compris qui est un séducteur qui ne peut s'empêcher de faire la cour aux femmes passant sous son nez, par exemple Betty Cream. Le soulagement est celui des corps parlants qui laissent passer en eux la coulée du verbe, jouissive mais aussi émancipatrice. Le soulagement appartient enfin aux amoureux qui n'ont même plus besoin de parler à haute voix pour communiquer, entièrement dans le langage comme des poissons dans l'eau (un bain de pure « médialité » dirait Giorgio Agamben)(6) qui, s'il relève un défaut comique de parole hérité du cinéma burlesque et muet, caractérise aussi le noyau de mutisme qui est la condition enfantine de notre entrée dans la parole.

Communiquer c'est toujours transiter (faciliter le transit serait une maxime lubitschienne). Communique c'est toujours tuyauter et il y faut parfois un marteau à déboucher la plomberie des éviers engorgés et des tuyaux mal embouchés. « Théoriquement, l'homme est un être humain. Pratiquement, c'est un tuyau percé aux deux extrémités » (Jacques Sternberg, Lettre ouverte aux Terriens, éd. Albin Michel, 1974, p. 15).

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