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Charlie Chaplin sur scène dans Chaplin
Esthétique

De l'autobiographie de Charlie Chaplin au biopic « Chaplin » de Richard Attenborough

Morgane Jourdren
Dans « My Autobiography », Charlie Chaplin retrace sa vie d’homme et d’artiste avec force détails, une vie que Richard Attenborough porte à l’écran en 1992 dans un film pudiquement intitulé « Chaplin ». Le cinéaste reste assez fidèle au texte écrit par Chaplin tout en essayant d’en éclairer les zones d’ombres par l’intermédiaire d’un personnage fictif, Georges Hayden, censé être l’éditeur du père de Charlot. Tout comme Chaplin a choisi de ne partager avec ses lecteurs que certains épisodes de son existence, Attenborough ne transpose à l’écran que certains passages, dûment sélectionnés, de l’autobiographie. À quels choix, à quels impératifs, les deux hommes ont-ils respectivement obéis dans la mise en mots ou en images de ce qui s’avère de la part de Chaplin un véritable testament à l’adresse du public ? Y-a-t-il adéquation entre les deux projets d’écriture ?
Morgane Jourdren

« Chaplin », un film de Richard Attenborough (1992)

Charlie Chaplin écrit son autobiographie en 1964 à l’âge de 75 ans, 13 ans avant de s’éteindre le 24 décembre 1977 à l’âge de 88 ans. Sa carrière cinématographique s’étend sur 54 ans, au cours desquelles il ne réalise pas moins de 81 films(1). Dans ce livre de près de 500 pages, il retrace sa vie d’homme et d’artiste avec force détails, une vie que Richard Attenborough porte à l’écran en 1992 dans un film pudiquement intitulé Chaplin et jugé remarquable par la critique.

Richard Attenborough, il est vrai, reste assez fidèle au texte écrit par Chaplin lui-même, tout en essayant d’en éclairer les zones d’ombres par l’intermédiaire d’un personnage fictif, Georges Hayden, censé être l’éditeur du père de Charlot et qui interroge à Vevey un Chaplin vieillissant, parfois peu enclin à répondre aux questions qui lui sont posées. Choix délibéré du père de Charlot ou incapacité de l’homme à revenir sur des passages par trop douloureux de sa vie ?

Tout comme Chaplin a choisi de ne partager avec ses lecteurs que certains épisodes de son existence, Richard Attenborough ne transpose à l’écran que certains passages, dûment sélectionnés, de l’autobiographie du père de Charlot. À quels choix, à quels impératifs, les deux hommes ont-ils respectivement obéis dans la mise en mots ou en images de ce qui s’avère de la part de Chaplin un véritable testament à l’adresse du public ? Y-a-t-il adéquation entre les deux projets d’écriture ?

De l’écriture de Chaplin au film d’Attenborough

Dans son autobiographie, Chaplin revient tout d’abord sur l’univers de son enfance, sur le monde du music-hall dans lequel évoluent son père comédien et sa mère chanteuse. Il évoque longuement l’existence misérable qui est alors la sienne. Abandonné par son père à l’âge de trois ans et privé à cinq ans de sa mère internée dans un asile, il est placé avec son demi-frère, Sydney, dans un hospice pendant un an. Il en sortira finalement pour se retrouver seul à la rue et livré à lui-même dans les quartiers les plus lugubres du Londres victorien. C’est là une période marquante à laquelle fait écho une scène du Kid, et que Richard Attenborough choisit, ultérieurement, de porter à l’écran. Ces années de souffrances, Chaplin les décrit au cours des cent premières pages de son livre. Richard Attenborough, lui, cinéma oblige, ne consacre que 15 minutes seulement à l’enfance et à l’adolescence du père de Charlot. Au premier abord, le film semble relativement fidèle au livre. Pourtant, à y regarder de plus près, Attenborough privilégie quelques moments clés de la vie de Chaplin et leur donne une coloration qui lui est propre. A titre d’exemple, on citera la première apparition en public de Charlie Chaplin, emmené sur scène par le directeur d’un théâtre confronté à l’extinction de voix de sa mère ; moment tragique, comme l’écrit Chaplin : « That night was my first appearance on the stage and Mother’s last. »(2)

Dans le film d’Attenborough, l’on découvre la mère de Chaplin sans voix, huée par le public, et le petit Chaplin venant de son propre chef sur la scène chanter pour le plus grand plaisir des spectateurs qui lui envoient une volée de pièces. Comment expliquer ce changement d’optique ? Par souci d’économie peut-être, medium oblige. La version Attenborough de la scène évoquée par Chaplin ne rend néanmoins pas compte du côté pathétique de l’instant, pire, elle le rendrait presque amusant, si l’on ne voyait pas une larme dans les yeux de Géraldine Chaplin, qui incarne à l’écran la mère de Chaplin, restée dans les coulisses, et si l’on n’entendait pas, en voix off, Chaplin déclarer, comme dans son autobiographie : « My mother never sang again. »

Chaplin (Robert Downey Jr.) dans une soirée dans Chaplin
© Lions Gate Home Entertainment

S’il fallait un second exemple des différences de traitement de certains épisodes chez l’auteur et chez le cinéaste, ce serait celui de la première rencontre de Chaplin avec Hetty Kelly, son premier amour, un amour malheureux, par ailleurs, dont le souvenir le hantera toute sa vie. Chaplin décrit avec passion le sentiment qui l’anime alors, l’angoisse de la première rencontre, leur tête à tête dans le grand restaurant, The Trocadero, et sa demande en mariage, refusée par la jeune fille alors âgée de 16 ans seulement, qui ne partage pas ses sentiments. Richard Attenborough, lui, rend cet instant magique, plein de tendresse, de complicité. Les deux jeunes gens ne dînent pas dans un grand restaurant mais discutent accoudés à l’étal d’un marchand ambulant dans les rues de Londres. L’on ressent un amour naissant et partagé, d’un côté comme de l’autre. Ils parlent de l’avenir, un avenir commun mais incertain, tant Charlie envisage de partir en Amérique. Il offre un œillet à Hetty qui le trouve merveilleux. On a déjà en quelque sorte un pied dans le cinéma chaplinien et en particulier dans celui qui met en scène le personnage de Charlot.

Deux médias différents, deux sensibilités très différentes. L’adaptation à l’écran de cet épisode, cette adaptation, rend l’instant bien plus romantique qu’il n’apparaît à la lecture de My Autobiography. Pour autant, lorsqu’Attenborough fait parler Chaplin par l’intermédiaire d’une voix off, en reprenant des passages de son autobiographie, on ne peut nier que l’adéquation texte-image est parfaite et l’émotion est au rendez vous. S’agissant de l’amour qu’il porte à sa dernière femme, Oona O'Neill, avec laquelle il a eu 8 enfants, Chaplin nous dit :

« For the last twenty years I have known what happiness means. I have the good fortune to be married to a wonderful wife. I wish I could write more about this, but it involves love, and perfect love is the most beautiful of all frustrations because it is more than one can express. »(3)

Dans le livre comme dans le film, apparaît certes Chaplin l’homme, mais aussi Chaplin, acteur et cinéaste. Chaplin cinéaste parle en détails de la façon dont il élabore ses films – notamment City Lights, The Gold Rush – de la manière dont il dirige les acteurs comme Jackie Coogan dans The kid ou Virginia Cherill dans City Lights. Il relate également les difficultés qu’il rencontre lors du tournage du Kid et son départ précipité, en plein divorce d’avec Mildred Harris, pour Salt Lake City avec son équipe où il est contraint de travailler en catimini. Difficile pour Attenborough de rendre compte de tous ces épisodes, mais dans un accéléré saisissant et sur une musique enlevée, le cinéaste traduit tout de même l’effervescence qui s’empare alors de Chaplin et de son équipe. Cette scène qui s’inscrit comme un court métrage au sein même de ce grand long métrage autobiographique n’est d’ailleurs pas sans rappeler les premiers burlesques chapliniens, et se veut sans aucun doute une sorte d’hommage au cinéma du père de Charlot.

Attenborough, à plusieurs reprises, insère dans la trame du biopic des extraits de films de Chaplin selon une technique bien à lui. Il montre Chaplin en plein travail sur la scène du tournage de The Immigrant - en train d’expliquer par exemple à Edna Purviance comment manger une soupe - avant que la caméra ne se rapproche ou ne s’éloigne. Puis apparaît un écran de cinéma sur lequel défilent des images du film en question. Attenborough choisit avec soin ses extraits pour pouvoir, ensuite, les resituer dans un contexte et évoquer pour le spectateur les polémiques que certaines images ont pu engendrer. Ainsi le télescopage dans The Immigrant entre le carton intitulé « arriving in the land of liberty » et la scène qui suit immédiatement, où les immigrants sont parqués comme des animaux derrière de lourdes chaînes tirées par des officiers de l’immigration, déchaîne les critiques.

Chaplin et Attenborough, assurément, ont des desseins différents : si Chaplin s’attache à remettre de l’ordre dans un passé quelque peu chaotique, pour mieux se justifier et se disculper aux yeux d’un public qui ne lui a pas toujours été clément, Attenborough, quant à lui, rend hommage à fois au père de Charlot et à l’Amérique, cette terre de tous les possibles, qui, à ses yeux, a permis à Chaplin de vivre l’une des plus célèbres “rags to riches stories”.

Quelle autobiographie, quelle biographie, et à quelle fin ?

En couchant sur le papier les différentes phases de sa vie, c’est, en tout cas, l’homme plus que l’œuvre que Chaplin révèle à son public, pour mieux satisfaire à la curiosité de celui-ci et pour tenter de dissiper certaines zones d’ombre. Richard Attenborough, lui, gomme les longueurs du livre pour mettre en avant à la fois un Chaplin courageux et un Chaplin qui a vécu le Rêve Américain.

Chaplin détaille longuement ses relations avec le tout Hollywood et les dîners avec les personnalités les plus en vue - le multimillionnaire des chemins de fer William A. Clark, l’aviateur multimillionnaire Howard Hughes, les acteurs Valentino, Eric Campbell, Leo White, Edna Purviance, Sarah Bernhardt et bien d’autres. Des pages quelque peu ennuyeuses pour le lecteur qui, d’un dîner à l’autre, ne voit guère de différence, si ce n’est les noms des personnes invitées et le lieu de la fête. Ces soirées perdent d’autant plus leur charme qu’elles se multiplient et que Chaplin se perd en digressions. Est-ce pour mieux sous-entendre la vacuité des propos échangés ? Peut-être.

Chaplin (Robert Downey Jr.) et sa femme dans Chaplin
© Lions Gate Home Entertainment

L’impression d’ennui, au sens pascalien du terme, qui ressort en tout cas de certaines lignes, n’apparaît pas dans le film d’Attenborough qui traduit à l’écran le faste des fêtes auxquelles sont conviés les invités de Douglas Fairbanks, un ami cher au cœur du père de Charlot, et de Mary Pickford, America’s sweetheart, comme la surnommait l’Amérique. A n’en pas douter, cette soirée à laquelle participe le tout Hollywood ne manque pas de faire rêver le spectateur, tant elle incarne l’Amérique et le Rêve Américain. Attenborough, cependant, ne manque pas de souligner la solitude qui s’empare parfois du cinéaste, une solitude à laquelle Chaplin fait souvent référence dans son livre.

« Acquaintances were willing to enter into the warmest of friendships and share my problems as though they were relatives. It was all very flattering, but my nature does not respond to such intimacy. I like friends as I like music – when I am in the mood. Such freedom, however, was at the price of occasional loneliness. »(4)

Chaplin détaille également longuement ses conversations avec les personnalités influentes de l’époque - Maynard Keynes, Bernard Shaw - et avec des hommes politiques aussi prestigieux que le Président Wilson ou Winston Churchill, en prenant soin de montrer que son point de vue était attendu, écouté et respecté. Si Chaplin ne nie pas la peur qui l’habite, il insiste surtout sur sa capacité à se dépasser et à rassembler les foules. Ce qui transparaît à travers sa participation à l’effort de guerre en 1918, sa prise de parole pour l’ouverture d’un second front en Europe en 1940 et son acharnement à continuer, contre vents et marées, la réalisation du Dictateur pendant la seconde guerre mondiale alors que les États-Unis étaient encore dans une phase isolationniste. Un acharnement qui lui vaut, de la part du Président Roosevelt, cette remarque que l’on retrouve dans le livre, mais pas à l’écran : « Charlie, your picture is giving a lot of trouble in the Argentine. »(5)

Dans le film d’Attenborough, Chaplin est clairement présenté comme un résistant, un homme de conviction, injustement mis à l’index à l’ère du MacCarthysme. Il montre à l’écran un Chaplin en apparence détendu mais alerte, en train de déjeuner avec Herbert Hoover et ses acolytes et un Chaplin qui prend nettement ses distances avec l’Allemagne Nazis. L’occasion, pour Attenborough, d’introduire la préparation du Dictateur et le tournage de ce dernier, décrit dans My Autobiography. Chaplin semble donc désireux, à la fois, de raconter son ascension des haillons à la richesse -non sans autoglorification - et de régler ses comptes avec toute une classe politique qui l’a utilisé avant de le bafouer. Attenborough, lui, se saisit des rencontres et des prises de positions du cinéaste pour mieux l’inscrire dans un contexte cinématographique et historique.

L’Autobiography de Chaplin se termine par une référence à Limelight et étonnamment ne fait aucune mention de A King in New York, réalisé en 1957, soit sept ans avant qu’il ne mette un terme à l’écriture de l’ouvrage. Pourquoi ? Sans doute parce qu’outre-Atlantique, le film signe, aux yeux de tous, une déclaration de guerre du cinéaste au peuple américain et constitue une preuve supplémentaire du rapport plus qu’ambigu que Chaplin entretient avec le monde communiste. Chaplin ne veut pas rallumer une polémique et s’attirer à nouveau les foudres des critiques et des autorités. Si tant est que Chaplin ait jamais été communiste, il ne figure néanmoins certainement pas parmi les partisans acharnés du régime soviétique dans les années 1960, lui, qui, comme de nombreux artistes de gauche, est désormais au fait des dérives du stalinisme…

Attenborough, quant à lui, ne porte à l’écran ni A King in New York, ni La Comtesse de Hong Kong, dernier film de Chaplin réalisé en 1967, qui fut mal accueilli par la critique. Des treize années qui lui restaient à porter à l’écran (1964-1977), Attenborough choisit de montrer un Chaplin heureux à Vevey en compagnie d’Oona, et un Chaplin honoré par le cinéma américain qui lui rend hommage en lui discernant un oscar pour l’ensemble de sa carrière lors du 44ème Academy Award Presentation à Los Angeles en 1972. « Chaplin said: “my only enemy is time”. We respectfully disagree. Time is Charles Chaplin’s dearest and eternal friend ». Attenborough porte alors à l’écran des extraits de films City Lights, Modern Times, The Great Dictateur, The Gold Rush, The Kid et The Circus, sous les rires et les applaudissements de l’assemblée. Cette approche embellit peut-être quelque peu la vie du cinéaste et confine, d’une certaine manière, à l’hagiographie. Les extraits, eux, donnent envie d’aller plus loin, et c’est tant mieux, car Chaplin, c’est surtout un personnage, un être en marge, à la fois rebelle et poète.

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