Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Le dictateur de Charlie Chaplin
Esthétique

À partir de « Le Dictateur » : Le corps primitif de Chaplin contre le spectacle télévisuel

Nadia Meflah
Animalité et Satyre dans le cinéma de Charlie Chaplin : redevenir primitif, sale, barbouillé, montrer son derrière, être méchant comme des enfants pour échapper au lissage du spectacle télévisuel.
Nadia Meflah

Dès ses premiers courts-métrages, Chaplin avec Charlot n’a eu de cesse de raconter le récit d’une lutte pour sa propre survie. Entre l’infans (celui qui ne parle pas) et l’anima, il accéda peu à peu à la conscience politique (il fut un ventre avant d’être une voix). De la rue comme terrain premier de lutte (toute la période muette), la société (la ville) devint le lieu du spectacle grinçant de la répression de l’homme par l’homme. L'avènement du parlant chez Chaplin n’est que l’avènement du sinistre (la guerre, la crise, le « merchandising » de l’homme). De la satire au satyre, il n’y a qu’un pas de danse – Chaplin avec ou sans Charlot est toujours au bord de la pirouette où son centre semble sur le point de tournoyer, où l’éros (le cru du sexe) joue le contrepoint charnel du logos ; le dire de la société, constamment mis en doute, voire en crise.

Nécessaire animalité

Jusqu’au Cirque, Chaplin, avec sa création Charlot, ne cessa de figurer une certaine animalité infantile sexuée où la régression jouait le rôle de contrepoint à l’ordre sociétal (la famille, le travail, l’église, la police). Après avoir été l’égal d’un chien (Une vie de chien, 1918), d’un enfant (The Kid, 1921), avec Le Cirque en 1928, il retourne à l’univers primitif du cinéma, la foire et le cirque, afin de rendre compte d’une certaine condition humaine : sur l’arène, chaque soir se joue sa peau, à la fois dans la cage du lion, et avec les singes sur la corde raide. La mécanique réglée du cirque où, chaque soir, s’expose pour le public une chorégraphie de la cruauté. Hors du cirque, Charlot rencontrera le monde du travail où la machine aliène l’homme et le ramène à un mouton - plan d’ouverture des Temps Modernes en 1936. La foire devient celle d’un ordre capitaliste qui, au nom d’une politique libérale, réduit l’homme à l’état d’automate tout juste bon à ingurgiter (la scène du repas par la machine.) Pour ensuite avaler et ravaler les discours de haine d’Hynkel, alter ego macabre du barbier juif atone, embarqué dans un monde qu’il ne reconnaît plus (Le Dictateur). L’animal grotesque occupe le premier plan avec un langage nouveau fait de râles, de vociférations, et d'un mélange de syllabes étrangères, où la scatologie est prégnante (la grosse Bertha, Hynkel.) Monsieur Verdoux et un Roi à New-York rendent compte du traumatisme de la seconde-guerre mondiale où, pour Chaplin, le monde est devenu un zoo humain. À savoir, le lieu de l'exploitation de l’homme à des fins purement marchandes. Véritable ménagerie cynique, il n’y a plus qu’à envisager le rôle tenu par chacun.

Ontologie du bas

Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes

Véritable tortue durant plus de deux décennies, dès 1914 jusqu’à l’avènement de la parole avec Le Dictateur en 1939, Charlot porte sa maison, son toit et sa pitance dans ses poches, souvent trouées. Il fut un morceau de chair ambulante, reconnaissable de loin. La grossièreté du burlesque américain permet à l’acteur Chaplin d’exprimer les pulsions les plus régressives de son personnage Charlot : roter, cracher, s’occuper régulièrement de refroidir la partie chaude et béante de son pantalon, être outrageusement libidinal (le parcours de la crème glacée, dans Charlot s’évade, qui glisse le long de sa cuisse pour atteindre le postérieur volumineux d’une femme est suffisamment explicite). Tel un animal, il fut crasseux, au même rang que le chien dans Une vie de Chien, sale, exhibant sans honte bue ses parties du corps et ses fonctions ; le cul que l’on tape, siffle, frappe, cogne, gratte, frotte, embroche tel l’ouvrier Charlot des Temps Modernes qui, devenu fou par le rythme infernal des machines, va pour frapper des ses cornes l’arrière train imposant d’une passante.

L’égoïsme constitutif du personnage burlesque le situe dans une configuration physique : seul et infiniment seul parmi des milliards de gens, et incommensurablement gigantesque à son propre niveau égocentrique. Tout pour moi, rien pour les autres. Le centre de Charlot se trouve non pas dans son chapeau melon (Estragon, clochard philosophe d’En attendant Godot de Beckett croyait que son âme se cachait sous son chapeau) mais dans son ventre. Tout part de là et y revient : se chauffer, se nourrir, se rouler en boule pour s’endormir sur un banc ou à même la boue. Rarement plein, le plus souvent en alerte, affamé, Charlot et son ventre fondent leur propre morale : attention et exclusivité à ce ça. Son bas-ventre au sexe invisible mais au cul prééminent, est constamment le lieu d’investigations de sa part : sans cesse touché, frotté, retroussé, mouillé, gratté. Charlot ne peut s’empêcher d’y mettre la main comme s’il devait s’assurer d’un point d’ancrage. Une boucle charnelle. Se toucher le zizi est le geste commun des enfants interdit par l’adulte (pas ça devant tout le monde !). C’est aussi une conduite de certains primates que l’on ne manque pas de remarquer lors des visites au zoo. Charlot, à la différence notable des babouins, n’expose jamais sa chair nue, seulement les replis et formes de ses pantalons.

De cette animalité première et nécessaire, Charlot va peu à peu apprivoiser son corps afin de se projeter à la fois comme sujet mais aussi personnage de son histoire. Où le bas du corps (chaussures trouées trop grandes et pantalon large miteux du vagabond) joue avec le haut (veston croisé étriqué et chapeau du gentleman) une subtile dialectique de chute et saut de l’ange. Il y aura constamment chez lui ce double principe de légèreté et de pesanteur qui le mène aussi bien aux cimes du cirque pour être dans le même temps empêtré par les singes venus le griffer et le mordre. C'est la séquence finale du Cirque où le héros sur le fil, et sans filet, éprouve la cruauté de son état : ne pas pouvoir voler ni s’arracher aux morsures de ses congénères, les ouistitis.

Élégie du satyre

L’image du satyre traverse toute l’œuvre du cinéaste. Le satyre, érotomane crasse, où l’analité occupe le premier plan, se fera discret pour ne resurgir que lorsqu’il est confronté à un pouvoir aliénant. Le retour du refoulé ici est question de survie, où régresser devient synonyme non pas d’infantilisme grossier mais réaction contre. La séquence de la machine à manger dans les Temps Modernes nous montre un individu emprisonné à une place, sans possibilités de mouvoir son corps, assigné à avaler ce qui lui est donné (et non pas proposé). Quasiment emmailloté dans cette machine de fer, son corps immobilisé et les bras bloqués, Charlot devient un tronc où seul son visage exprime une humanité bafouée, ramenée en deçà de l’animal, au rang du nourrisson - à l’époque, les enfants en bas âge étaient encore emmaillotés au nom du confort, celui de l’adulte ? Il doit ingurgiter ce que décide le patronat, qui joue ici le rôle de mère nourricière. Spectacle du sur-visible de ce visage silencieux accablé de violence (fouetté, frappé, cogné). À son tour avalé dans les rouages de la Machine, cet intestin aux boyaux ferreux (quasi abstraite dans ses modes d’actions et d’efficiences), Charlot est recraché des entrailles dentelées, ce satyre aux cornes d’acier où tout écrou est à défaire. Taureau, il charge la femme ; singe, il grimpe au sommet de l’usine - en hors-champ comme s’il n’y avait pas de limite concrète à cette matrice machinale gigantesque. Un renversement s’opère où l’animalité, ordinairement régressive et pulsionnelle dans le règne burlesque, devient ici source de vie et de poésie libératrice.

C comme cercle

Charlot n’est pas un bloc d’idées fixes mais un mouvement perpétuel tournant et sautillant autour de l’objet de son désir (prendre à l’autre ce qu’il n’a pas, voire le/la prendre). Le cercle serait la forme correspondant parfaitement à ce modèle : rond comme l’arène du cirque (Le Cirque en 1928), où se condensent et se concentrent toutes les recherches humaines : désir, peur, angoisse, identité, personne. Lorsqu’il entre dans l’arène, Charlot est le spectacle. Il est celui que l’on vient voir pour sa non-inadaptation aux lois du cirque. Enfermé dans le cercle, il joue chaque soir sa peau (tout comme dans la scène avec le lion où il est au même rang que l’animal : à savoir une proie à dévorer) sous le signe du tragique de l’enfermement.

Charlot ne se laisse que très rarement saisir, ou alors par nécessité vitale comme dans les Temps Modernes, où il accepte d’aller en prison quatre fois, car encagé il est nourri et logé, tel un animal trop vieux ou fatigué pour vouloir s’enfuir et/ou se battre. Il peut être un mouton - plan d’ouverture du film - car ouvrier d’usine - plan suivant sur des hommes sortant d’une bouche de métro. Même axe, même cadre, même lieu : la bouche du métro, qui chaque jour, déverse sur la rue une foule anonyme d’hommes assujettis à une place, une fonction, une tâche, un geste. La mécanique des corps réglés par la voix du patronat, via les haut-parleurs, sera relayée et reprise avec plus de violence par le politique trois ans plus tard.

De l’homme comme espèce dépeçable

« L’objet que l’homme manipule en croyant manipuler le monde n’est autre que lui-même et ce n’est pas sans un certain étonnement qu’il se trouve pris au piège de sa propre ingéniosité(1) »


Charlie Chaplin dans Un roi à New-York

Le Dictateur est pour le cinéaste Chaplin en deçà de la voix humaine, un pourceau qui grogne, éructe, vocifère. Autant d’usages animaliers des cordes vocales pour conduire une nation par un être traversé de pulsions sadiques-annales (rancœur, jalousie, volonté de puissance et de destruction). La première apparition visible du dictateur Hynkel - nous percevons son cri avant de le voir, est sur-exposée. Il est le centre de tous les regards et de toutes les oreilles. À la tribune, il discourt dans une infra-langue immédiatement traduite par une voix-off. Or, très vite se perçoit un décalage entre le dit et le commenté par la corporéité étrange du personnage. Il devient sous nos oreilles un porc, un taureau, un loup, un gorille. Pour une foule anonyme, hors-champ ou alors représentée en une masse indistincte. Le cirque est renversé, l’arène sans issue emprisonne la masse et le clown a pris les traits du sinistre Monsieur Déloyal. Le dompteur dévore les fauves, assommés de slogans par les ondes radiophoniques. Une scène de violence verbale inouïe nous montre Hynkel, seul dans une pièce, hurlant un monologue retransmis sur les ondes. L’instrument de la modernité industrielle est au service d’une animalité extrême (gros plan du visage méconnaissable, écumant de rage.) Cette foule monstrueuse, sans tête, tel que le proclamera dix ans plus tard Calvero dans Limelight « a crowd is like a monster without a head ». Lorsque huit ans plus tard Monsieur Verdoux se retrouve au tribunal pour les nombreux crimes commis sur les femmes qu’il a spoliées et brûlées (réminiscence des chambres à gaz), la boucle est bouclée. Le spectacle de l’horreur invisible se transmet par la voix. À l’extrême raffinement de Monsieur Verdoux soucieux du ver de terre, alors que sa dernière femme brûle, s’oppose une logique sociétale monétaire, au rythme accéléré du train (de vie et de mort).

Le dernier ressort de la logique de masse sera d’inclure une case pour chaque individu parcellisé. Un Roi à New-York concentre en son dispositif scénaristique toute la logique du zoo humain où le fait d’apparaître, de faire image, provoque une identité particulière, sur-visible et par essence monstrueuse. Le devenir de l’être tronc télévisuel. Lorsqu’il joue la tirade d’Hamlet (être ou ne pas être, une question de sur-vie) devant une assemblée de notables américains, sous les objectifs télévisuels, sans le savoir, le roi Shadohv (l’ombre) devient un morceau d’écran diffusé à l’infinie transmission cathodique, enfermé dans la boite à publicité en continu. Le flux avale l’humain, tout et n’importe quoi est spectacle. Seule la forme - du visage, des habits, des simagrées, importe. Une bête de scène, parmi les autres, tronçonnée entre deux campagnes (la polysémie du mot laisse parfois rêveur) publicitaires. Le surgissement de sa parole témoigne de la terreur de l’étant(2) nié par le dispositif télévisuel. L’ombre de Shadohv peut s’infiltrer à tout moment et en tout lieu afin de vociférer son drame existentiel. Il sera payé et aimé pour cela. Et d’ailleurs, ce qui sera proposé à cette star naissante (on l’arrête dans la rue pour lui demander son autographe) ce sera de vendre de quoi boire et manger. Il sera payé extrêmement cher pour convaincre la masse d'engloutir (et donc de déféquer aussi) des produits infects. La télévision pourvoyeuse de cacahuète au peuple consommateur.

Le slogan politique haineux (Hynkel) a laissé place au nappage du discours (et non pas d’une parole) promotionnel de la nouvelle économie de marché, pour une nouvelle forme de tyrannie. Ce qui sauvera cet homme tiraillé, jusque dans ses peaux (visage lifté pour les besoins communicationnels de la télévision où l’on retrouve ce thème d’animal de foire) sera le rire tonitruant devant un spectacle des origines de la farce. Celle qui se joue sur scène, sans paroles, aux moyens de matières (fécales) blanches, où les pulsions de saleté expriment une libération corporelle. Il y a à redevenir primitif, sale, barbouillé, montrer son derrière, être méchant comme des enfants pour échapper au lissage du spectacle télévisuel. En 1957, le loft du Roi Shadovh ne faisait qu’annoncer notre temps présent.

Poursuivre la lecture sur le cinéma de Charlie Chaplin

Notes[+]