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Affiche du BIFFF 2022
BIFFF

BIFFF, la machine à démonter le temps

Thibaut Grégoire
Plusieurs années après avoir décrit l'ambiance particulière qui règne au BIFFF (Brussels International Fantastic Film Festival), un festival de cinéma à part, nous revenons une nouvelle fois sur les expériences spectatorielles que l'on peut y faire, à travers cette édition singulière, celle des 40 ans, qui s'est déroulée - une fois n'est pas coutume, nous l'espérons - entre les murs du Palais 10 au Heysel. Dans cette grande machine à remonter, à stopper et à étirer le temps qu'est le BIFFF, le spectacle avait une fois de plus autant lieu dans la salle et hors de celle-ci que sur l'écran.
Thibaut Grégoire

BIFFF 2022, 40ème anniversaire au Heysel

Il y a quelques années, nous décrivions, dans un texte sur le « spectateur nomade », les conditions de projection et de réception au sein du BIFFF (Brussels International Fantastic Film Festival), texte dans lequel nous mettions en exergue les qualités et particularités de ce festival où, à une réception « religieuse », sacralisée de films attendus, se substitue une grande célébration bruyante et codée d’un autre type de cinéma, dans un esprit forain et festif. Plusieurs années plus tard, alors que le lieu de célébration a changé – exceptionnellement ou durablement, on ne le sait pas encore –, nous avions envie de revenir sur cette quarantième édition du BIFFF et de partager une autre expérience, plus en demi-teinte, de ce festival à part.

Avant le covid, le BIFFF s’est donc tenu durant sept ans dans les bâtiments, les salles et les couloirs obscurs du Bozar, en plein centre de Bruxelles (voir « Power Rangers », le BIFFF et Le Spectateur Nomade). Précédemment à cela, il se tenait sur le site de Tour et Taxis, lieu légèrement excentré, où le BIFFF prenait déjà des allures de monde parallèle, se tenant à l’écart de la société, et où les marginaux en tous genres pouvaient déambuler à leur aise, avec tout de même une certaine sensation d’avoir été parqué là délibérément, en dehors du « monde normal ». Entre les murs du Palais 10, au Heysel, en ces lieux maudits par les bruxellois en raison de leur excentrement extrême et de leurs bâtiments d’une autre époque, érigés en 1935 à l’occasion de l’exposition universelle, la sensation de se voir mis au banc de tout centre, de toute vie sociale et de toute « norme » est encore décuplée. Il y a donc une sorte de retour en arrière qui s’est opéré là, puisque l’expérience du BIFFF au Bozar proposait de descendre dans la grotte spectatorielle au cœur même du centre de Bruxelles, alors que celle du Heysel propose ni plus ni moins de s’extirper de tout, de voyager longuement avant d’arriver à bon port et de se sentir au choix « exclu » ou « privilégié ».

Si l’on peut deviser longuement sur la tenue du BIFFF au Heysel, loin de tout, conférant à ce festival et à ses spectateurs un statut de « parias » qui peut apparaître comme déplaisant ou, au contraire, être revendiqué comme une fierté, on peut aussi mettre l’accent sur le versant « expérience » de ce festival, et dès lors trouver que faire des expériences de savants fous en dehors du centre, de la société, est finalement une sage décision. On pourrait également déplorer le fait que l’on relègue les films sélectionnés au BIFFF – beaucoup de séries B, voire Z, des films parfois bizarroïdes, mal aimables, certains films « amateurs » aussi - dans un endroit fort peu accessible, en quelque sorte au rejet, au rebut, dans une sorte de réserve naturelle isolée du reste du monde à laquelle n’ont accès que quelques initiés, lesquels sont d’ailleurs les même depuis quarante ans.

Car il faut maintenant brièvement s’attarder sur le public du BIFFF, lequel, d’année en année, nous marque de plus en plus par sa spécificité, sa constance et aussi – il faut le dire – son vieillissement. Au Heysel, le côté immuable, fidèle, mais également sclérosé de cette audience, ne nous a que plus marqué car c’est essentiellement ces fameux fidèles, ces habitués, qui auront fait le déplacement jusqu’au lieu maudit et reculé. Parmi eux, de vieux geeks, de vieux rockers, de vieux anars, dont on imagine pour la plupart, qu’ils étaient déjà présents lors des débuts du BIFFF il y a 40 ans, ou pour tout le moins lors de son âge d’or, dans les murs du Passage 44 (à mi-chemin entre Bozar et Tour et Taxis), dans les années 80 et 90. Ce sont ceux-là, les vieux fidèles, les anciens jeunes, qui étaient présents au Heysel tous les jours deux semaines durant, pour apprécier les films et l’ambiance particulière du BIFFF, même si cela leur coûtait, au choix, de payer des sommes exorbitantes de parking, de devoir se coltiner une heure de métro, ou de s’inscrire à une navette organisée par le BIFFF et ramenant ses navetteurs dans quelques-uns des lieux névralgiques de Bruxelles à pas d’heure, et à des horaires fixés mais apparemment – par ouïe dire – très lâches. On peut imaginer que, pour ces dinosaures, l’attachement et l’amitié qu’ils portent au festival n’a pas de prix et que, mûs par une nostalgie tenace, et véritablement palpable au sein du festival, ils ne manqueraient ça pour rien au monde.

La Nostalgie est véritablement une notion primordiale au BIFFF, de plus en plus, et particulièrement lors de cette édition anniversaire. Le temps semblait s’y être arrêté ou revenu en arrière, à l’âge d’or des années 90 donc, à une époque où ce type de cinéma-là, les films fantastiques, les films d’horreur, les films de science-fiction, les thrillers, etc. atterrissaient encore en fin de compte dans les salles de cinéma. Aujourd’hui, on pourra s’estimer heureux si une petite dizaine des films présentés au BIFFF – sur une centaine –, finit par sortir en salles, la plupart étant probablement destinés à l’exploitation VOD, voire à l’oubli total.

Plus encore que les autres années – les bâtiments vieillots du Heysel, conçus pour l’expo universelle y étant sans doute pour quelque chose –, le BIFFF ressemblait un peu à une grande machine à remonter le temps. Mais le temps, au BIFFF, est une notion toute relative, tant il semblait distendu, tordu dans tous les sens, constamment malmené. Nous n'étions pas à la cérémonie d’ouverture mais une anecdote nous ayant été rapportée par un festivalier sur celle-ci vaut son pesant de cacahuètes. Suite à la cérémonie en tant que telle et aux discours de circonstance, le film devant ouvrir le bal (Vesper de Kristina Buozyte et Bruno Samper) a débuté avec plus d’une heure et demi de retard, laissant les festivaliers dans un no man’s land temporel à remplir avec un « verre de l’amitié » aux vertus apaisantes et dont le principal atout était probablement de rendre ce fameux temps moins long. Ce « verre de l’amitié » devint d’ailleurs tout le long de cette édition un running gag, brandi par les bruyants trublions du public au moindre souci technique pouvant mettre à mal le déroulé d’un planning de toute façon fait pour être bafoué. Et des soucis techniques, il y en a eu bien entendu, sinon le BIFFF ne serait pas le BIFFF. Le temps s’est notamment arrêté durant le bien nommé American Carnage de Diego Hallivis, film interrompu après une demie heure pour cause de sono crachotante. Les interruptions, les reports et autres étirements temporels furent donc légion au BIFFF 2022.

"Les Cinq Diables" de Léa Mysius fait partie de la programmation du BIFFF
© F Comme Film - Trois Brigands Productions

Fort opportunément, les bizarreries temporelles étaient aussi présentes dans les films projetés. Pour notre part, un des premiers films vus fut Le Visiteur du futur de François Descraques, tentative française de SF comique, dans laquelle les paradoxes temporels sont sujets à plaisanteries. C’était également le cas dans la comédie potache belge Totem, où un « trou à caca » cachait un passage temporel sur une époque passée. Enfin le film Les Cinq diables de Léa Mysius refermait lui aussi – de manière plus sérieuse – des voyages dans le temps, pour le coup à travers les odeurs. Tout semblait réuni pour faire du temps la grande constante de ce BIFFF, autant sur l’écran qu’en dehors de l’écran. D’autres films travaillaient d’ailleurs cette notion pour l’étirer ou jouer avec, tels que Déflagrations (Blast) de Vanya Peirani-Vignes, You Lie You Die de Héctor Claramunt, ou encore Next Door de Ji-ho Yeom, trois films dans lesquels les personnages principaux n’ont qu’un laps de temps prédéfini pour résoudre des énigmes et se sortir du danger. On pourrait encore citer The Last Client de Andres Klarlund, qui se déroule quasiment en temps réel – du moins pour sa première partie –, Realidad Virtual de Hernan Findling, qui fait se rencontrer différentes temporalités dans lesquels des acteurs et les personnages qu’ils incarnent dans un mauvais film d’horreur se font tuer au même moment, ou encore Nos Cérémonies de Simon Rieth qui fait de la répétition – celle de la mort d’un personnage – son principal ressort dramatique.

Dans ce grand maelstrom d’expériences temporelles en tous genres, le gros morceau de bravoure du festival était sans doute d’avoir fait venir pour une Masterclass le vétéran hollywoodien John McTiernan, réalisateur inactif depuis près de vingt ans. Même si cette intervention fut plus intéressante que prévue – notamment car McTiernan y a passé plus de temps à tenter d’expliquer sa manière d’aborder le cinéma et les films, plutôt que de s’attarder sur des anecdotes qui auraient été, pour le coup, nostalgiques –, elle s’inscrivait pleinement dans un revival nostalgique d’une époque révolue, de ce qui serait pour le public du BIFFF une sorte d’âge d’or du cinéma de genre ou d’action, quand il était encore dominant dans le marché de la production cinématographique, notamment hollywoodienne. Pour bien cerner cet esprit nostalgique, voire réactionnaire, véritablement palpable dans les rangées de la salle ou dans les couloirs du BIFFF, on peut encore raconter une petite anecdote vécue : au milieu d’un très mauvais film espagnol (La Pasajera de Raúl Cerezo et Fernando González Goméz), un protagoniste montre son autoradio dans sa voiture et sa collection de cassettes, en expliquant à son interlocutrice que le son de ces petites bandes était bien meilleur, en gros que c’était « mieux avant ». Cette saillie fut accueillie par des applaudissements dans la salle, attestant, s’il en était encore besoin, de l’état d’esprit de cette audience elle-même venue d’un autre temps.

Si on comprend d’une part le bonheur que peuvent éprouver les membres de ce public finalement assez homogène, de se plonger dans une bulle régressive et rétrospective, d’arrêter le temps ou de le remonter, de revivre éternellement des joies passées et une jeunesse plus ou moins éloignée, il n’en demeure pas moins que débarquer dans cette horde d’adolescents vintage et tenter de faire avec eux des expériences de spectateur, est parfois une chose très difficile, voire douloureuse. Comme quand l’on se retrouve enfin, après quelques navets plus ou moins sympathiques, devant un film que nous aimons vraiment (John and the Hole de Pascual Sisto, un film indépendant américain, aux accents presque « hanekiens ») et que celui-ci se fait copieusement huer par des énergumènes qui avaient probablement décidé du sort du film a priori en raison de sa « lenteur », alors que des films affligeants se font applaudir en grande pompe, comme le susmentionné La Pasajera ou encore le fatigant Kappei de Takashi Hirano, pochade japonaise hystérique et – évidemment – régressive.

Au vu des attentes de ce public si particulier, que les organisateurs du festival connaissent maintenant très bien, comme des membres de leur famille, il ne faut pas s’étonner de rencontrer dans la programmation beaucoup de films soit simplement mauvais, soit qui abordent le cinéma d’une manière à laquelle nous avons pour notre part du mal à nous raccrocher. Ainsi, certains films nous apparaissent comme de longs sketchs plus ou moins inspirés (Le Visiteur du futur, You Lie You Die, Studio 666 – une comédie horrifique à la gloire de Dave Grohl et de son groupe Foo Fighters –, Totem), d’autres comme des courts métrages inutilement étirés en longs (Déflagrations, The Last Client). Un film était même littéralement un court métrage étiré en long métrage, puisque Cerdita (Piggy) de Carlota Pereda s’applique à refaire, durant ses vingt premières minutes, le court métrage dont il est tiré pour après lui donner une suite plus que dispensable, ruinant au passage le rythme d’un film pour le coup très lent – et pourtant acclamé par le public, allez comprendre…. Il ne faut pas non plus s’étonner si, dans ce déluge de séries B décomplexées et/ou régressives, un épouvantable film d’auteur, tendance « film de festivals » coup-de-poing (La Piedad d’Eduardo Casanova), se fait lui aussi acclamer, un peu comme si les rétines endommagées par un tel déluge ne pouvaient plus faire la différence entre une véritable œuvre et un mirage, une imposture.

A posteriori, on se prend donc à se retourner sur cette édition du BIFFF sous le prisme du « non-cinéma », au regard de ces films qui sont des débuts de films et des caricatures d’un genre ou d’un style. Tout comme le temps, le cinéma faisait des siennes, était tordu, interrompu, était sujet à des paradoxes, lors de cette édition particulière du BIFFF au Heysel, laquelle nous aura définitivement permis de faire une expérience spectatorielle durant deux semaines, sans savoir vraiment si elle fut bonne ou non. Au final, seuls quatre films de la programmation, vus durant ou en marge du festival, nous auront véritablement plu (Les Cinq diables de Léa Mysius, Dual de Riley Stearns, Inu-Ho de Masaaki Yuasa, et John and the Hole de Pascual Sisto). C’est à la fois peu et en même temps pas inhabituel concernant des festivals de cinéma dont on revient parfois les bras ballants. Le BIFFF est, au fond, en termes de films et de qualité, un festival comme les autres. C’est véritablement en termes d’expérience spectatorielle qu’il se différencie, pour le pire et pour le meilleur.

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