« Apolonia, Apolonia » de Lea Glob : D'entre les morts
Dans Apolonia, Apolonia, Apolonia Sokol et Lea Glob reviennent d'entre les morts. Un lien invisible, un même rapport au corps et un deuil assez semblable à porter vont les unir au fil des treize années durant lesquelles s'étend le film, qui incarne une forme de féminisme fondée sur l'affirmation et non sur le ressentiment.
À Anaëlle Prêtre
« Apolonia, Apolonia », un film de Lea Glob (2022)
Apolonia Sokol ne peindrait que des morts. C'est ce qu'affirme une critique d'art au moment où la jeune peintre commence à se faire connaître sur la scène internationale après des années de galère. Dans sa première partie, le film de Lea Glob montre en effet très bien comment Apolonia Sokol revient d'entre les morts. De la sienne tout d'abord, qu'elle évite miraculeusement en vainquant un cancer de l'estomac ; puis de sa maison, le Lavoir Moderne, un théâtre parisien underground dont elle est la dernière gardienne de la mémoire et où, selon ses mots, les fantômes du passé hantent les murs rongés par l'humidité ; et enfin de la perte de son âme sœur, Oksana Chatchko, fondatrice du mouvement féministe Femen, qui se suicide en 2018. Apolonia Sokol est une survivante, une femme endeuillée qui porte, dans son corps, son esprit et son œuvre, l'héritage de nombreux spectres. Ses peintures expriment-elles d'abord les stigmates de tous ces deuils impossibles à accomplir ? Apolonia, Apolonia montre peut-être le contraire, car Apolonia Sokol est aussi et avant tout une résistante, par son corps et sa personnalité débordante : une force de la nature qui s'exprime sous une forme de situationnisme, tel un corps en performance constante qui lutte contre les démons qui lui collent à la peau. C'est pour ça qu'Apolonia revient d'entre les morts : elle a trouvé une brèche pour remonter des entrailles de l'abyme et se maintenir à la surface, à la fois dans sa peinture et dans sa façon de poursuivre sa vie en suspension au-dessus du gouffre.
La séquence où Apolonia décide de se déshabiller pour poser nue devant un plug anal géant exprime bien cette tension. Elle reproduira ce geste dans son œuvre comme une marque de fabrique mais aussi de résistance, un peu comme si elle avait trouvé une parade contre ses démons et, dans le même mouvement, un moyen de faire revenir Oksana Chatchko autrement que par le portrait. Le distributeur belge d'Apolonia, Apolonia ne s'est d'ailleurs pas trompé en choisissant un autoportrait d'Aplonia nue comme affiche du film. Sur ce tableau, la cicatrice sur le bas du ventre de la jeune femme apparaît nettement, signe de son combat contre la maladie. Mais elle fait également échos au corps de la cinéaste, Lea Glob, dont on apprend qu'elle a elle aussi frôlé la mort en mettant au monde son premier enfant. Nous ne verrons pas les cicatrices qui ont mutilé son corps après une trentaine d'opérations chirurgicales et un combat éreintant. D'entre les morts, elles tissent un lien invisible supplémentaire entre les deux femmes qui se connaissent depuis 2009. Vers la fin du film, un échange téléphonique bouleverse lorsque la souffrance de la cinéaste rejoint celle de la peintre et que l'amitié qui unit ces deux femmes se retrouve maintenant marquée par un même rapport au corps et un deuil assez semblable à porter. Apolonia, Apolonia élargit cette relation en incluant la disparition d'Oksana : le film raconte ainsi comment trois femmes ont expérimenté différemment leur corps, d'un engagement politique et artistique à la survie et l'acte terrible de mettre fin à ses jours.
Si nous devions entrer dans les généralités et les discours (ce qui ne nous intéresse pas au Rayon Vert), on pourrait dire qu'Apolonia, Apolonia est un grand film féministe. Si nous devions juger et établir des hiérarchies (ce que nous essayons de ne pas faire au Rayon Vert malgré l'impossibilité de tenir cette position), Apolonia, Apolonia serait un des films féministes les plus convaincants vu récemment. Si, bien sûr, il ne faut pas établir de hiérarchie dans la manière dont les femmes se positionnent par rapport au féminisme, puisque il n'y a pas de bonne ou de mauvaise formule mais un combat constant pour l'émancipation et/ou l'égalité selon des modalités toujours singulières, nous pouvons être reconnaissants à Lea Glob de ne pas opter pour une féminisme agressif qui réclame l'émancipation des femmes en instaurant une inégalité avec les hommes, qui sont toujours diabolisés, et en substituant au vilain patriarcat un tout aussi illusoire et totalitaire matriarcat. Cette position est exemplairement tenue par Nina Menkes dans le boursouflé Brainwashed, le sexisme au cinéma ou, dans une moindre mesure, dans le trop schématique She Said de Maria Schrader. Apolonia, Apolonia est porté par un féminisme qui n'a pas besoin de hurler ses convictions sur la place publique. Il s'exprime par l'affirmation et non par le ressentiment, avec des revendications claires et fortes. Lea Glob, vers la fin du film, dit qu'elle a seulement filmé la vie en train de se faire. C'est exactement là que son féminisme trouve toute sa finesse. Il s'exprime, à quelques exceptions près (le passage d'Apolonia à La villa Médicis par exemple), à partir du monde et des corps, et non l'inverse en plaquant ad nauseam des grandes thèses sur ce que le film affirme sans avoir besoin de le dire. Si tous les féminismes doivent exister et cohabiter, y compris bien entendu les formes agressives, et qu'il ne faut pas les juger en tant que modes d'existence, nous pouvons, sur le strict plan cinématographique et de la critique, au moins mettre en avant des formes qui nous paraissent plus convaincantes que d'autres.
Par-delà ces questions qui finalement nous importent peu, Apolonia, Apolonia relève du miracle, et pas seulement parce qu'il raconte l'histoire de deux survivantes qui font le deuil de leur corps et d'une amie. Miracle du documentaire utilisé dans sa plus grande force : celle d'enregistrer le temps qui passe, sans jamais en faire trop, et d'opposer à la mort au travail et à la permanence des fantômes un travail de survivance et une économie de résistance. Miracle d'un pari remporté haut la main qui aurait pu se limiter au strict cadre d'un film de fin d'études, mais voilà qu'il s'étale sur treize ans et finit par arriver sur les écrans du monde entier. La mort aurait pu y mettre fin, tout comme les aléas de la vie et la distance. L'existence du film dépend certes du succès d'Apolonia Sokol, mais celui-ci était imprévisible en 2009. Troisième miracle donc : avoir pu, comme dans tous les grands films documentaires, être là aux bons moments et aux bons endroits, avant que la grande histoire ne s'écrive, ou plus précisément en dessous d'elle, au point d'ancrage des corps et à la source de l’œuvre.