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Le père et sa fille se reposent dans Aftersun
Rayon vert

« Aftersun » de Charlotte Wells : Adieu à l'enfance

David Fonseca
L’enfant est ce compagnon, visible ou invisible, dont les signes de reconnaissance et la toujours neuve lumière n’empêchent ni la part de l’ombre ni le sentiment de la solitude, ni la certitude de la séparation. Sa présence en nous et à côté de nous est vécue comme une énigme et une initiation comme une jeune fille est si proche, si loin de son père dans Aftersun. Charlotte Wells, sa réalisatrice, premier tir sans faire de balles, nous introduit dans ce monde à la fois si familier et étrange de l'enfant qu'elle fut, de l'enfant que nous resterons si nous savons retenir cette leçon de l'Enfantin que le film nous transmet de son lointain.
David Fonseca

« Aftersun », un film de Charlotte Wells (2022)

L'enfant naît avec vingt-deux plis écrit Henri Michaux, d'une plume qui en contient elle-même un nombre incalculable autant que peut en receler Aftersun, construit en autant de touches impressionnistes. Le spectateur qui ouvre les yeux sur le film de Charlotte Wells comprend très vite qu'il est invité à déplier ce trésor caché de l'enfance. Aftersun raconte ainsi ce qu'il reste de traces d'un voyage de vacances fait en Turquie par la jeune Sophie (Frankie Corio) avec son jeune père, Calum (Paul Mescal). Une parenthèse pour dire l'infinie tristesse de celle qui, sans le savoir alors, possède pourtant déjà la prescience de la mort, et de son enfance et de son père l'emportant avec lui.

Adieu. Le film dit « adieu ». Dire adieu à son père c'est dire au revoir à son enfance. La revoir dans cet adieu. Cet adieu qui est l'un des plis dramatiques, enfoui comme un nœud en chacun de nous, qui font du film personnel de Charlotte Wells l'expérience universelle. Chaque spectateur verra, entre les images de la réalisatrice, sa propre scène primitive ressuscitée, alarmé ou réjoui par cette béance enfantine qu'il avait oubliée.

Aftersun n'est cependant pas un film muséal ni statuaire. Il est stroboscopique dans ses effets. Il interrompt la ligne du récit par des cuts afin de prendre dans ses rets pour le rendre à l'existence le devenir d'un père qui bientôt s'effacera. Film conséquent, ni « arty » ni « festivalier » : stroboscopique, articulé sur une logique purement cinématographique d'images (nécessairement fixes) mises illusoirement en mouvement pour épouser celui de la vie.

Sur la mort du père, nul ne saura jamais rien. Quand bien même Charlotte Wells a perdu son propre père, Aftersun n'en demeurera donc pas au seul plan autobiographique. Ce silence rapporte des tréfonds que la mort est à la fois l'expérience la plus universelle comme la moins communicable qui soit : ce père, filmé seul dans une chambre, nu, et le voir de dos pleurer, une seule fois durant Aftersun. Expérience indicible dit Jankélévitch.

Le film révèle alors l'inquiétante familiarité de l'enfance qui s'en va, à travers la mort de ce père. Étrangeté d'une quotidienneté rendue image par image (scènes au caméscope des années 90, miroir...), pli selon pli, qui découpe le film, qui définit ce que Pierre Péju nomme l'Enfantin, « (…) la seule vraie vie de l’enfant », dit Deleuze. Cet « Enfantin » est particulier. Il n’a rien à voir avec ce que l’on nomme communément les souvenirs d’enfance, il ne se réduit pas à la quête volontaire, à la rêverie nostalgique d’un vécu ancien. Il n’est pas davantage un mode de réminiscence proustienne. Aftersun met plutôt en place un autre rapport à l'enfance qui se vit davantage comme un surgissement de blocs perceptifs où le passé mort et « l’enfantôme » qui habitent Sophie trouvent une autre expérimentation et même un avenir. Il s’apparente dès lors davantage à l’empreinte toujours présente, et active, laissée en son corps et son âme adultes par des situations, des sensations et des sentiments qui l'ont marqués et qui, souterrainement, continuent à la faire.

L'Enfantin du film se caractérise alors par cette pénombre dans laquelle les impressions des dernières vacances de Sophie passées avec son père viennent troubler soudainement sa présence au monde. Il ne s'agit donc pas encore précisément de souvenirs mais bien de blocs perceptifs, ce moment où les perceptions se doublent d'une autre perception plus ténue mais qui agit Sophie, qui sont la clé de sa singularité, qui font le style d'Aftersun, de ce que Bergson appelait la « courbure de notre âme », en parfaite adéquation avec l'univers qui le serait tout autant. Or, cet Enfantin n'est jamais nostalgique dans le film. Il est au contraire source d'énergie. « Déterritorialisant ; il se déplace dans le temps, avec le temps, pour réactiver le désir et en faire proliférer les connexions ; il est intensif, et même dans les plus basses intensités en relance une haute », écrit Deleuze. Il invite et a ainsi invité Charlotte Wells à faire œuvre créatrice. Il l'a invité, comme elle nous y a convié, à partir, quitter le rivage comme son père s'en va une nuit s'enfoncer dans la mer sombre avant de disparaître tout à fait derrière les battants d'une porte où l'attendent de curieuses images stroboscopiques, l'enfance de sa fille Sophie avec qui il pourra s'amuser pour le reste de sa vie. Son enfance l'a invité à créer, à trouver encore une écriture – le cinéma – capable de restituer la saveur comme la douleur des premières comme des dernières fois.

Paul Mescal et Frankie Corio dans la nature dans Aftersun
© Sarah Makharine (visuel fourni par Condor Distribution)

On se promène ainsi durant Aftersun dans l'enfance de Sophie comme on se promène avec un enfant : soit en lui tenant la main pour le tenir au plus près le plus longtemps possible pour l'immortaliser dans nos souvenirs, soit en la lui lâchant, cœur serré de le voir déjà partir. Charlotte Wells filme les traces de ce qui reste, à travers ce régime d'images enregistrées par sa caméra portative. Ce ne sont pas des empreintes, mais des griffures d'expériences (des images brouillées rendues à l'écran, sauvées de l'indistinct comme d'un naufrage). Aftersun devient par la grâce de ce montage un film palimpseste qui mêle les régimes d'images, les récits, qui organise une randonnée en enfance. Le lieu du film en témoigne. Il se déroule lors d'un dernier voyage fait entre père et fille sur une terre à la fois familière (un club de vacances, tous identiques à travers la terre) et étrangère (en Turquie), à l'image du père, si familier, si lointain, une énigme à domicile, à l'image de l'enfance de chacun, dont la familiarité trop lointaine la rend parfois étrangère. Un voyage selon un circuit imprévu et des étapes insolites pour chacun. Un film pour dire combien l'Enfantin de Sophie est vertigineux. Il est situé dans les creux. Entre deux vides, soit l'expérience la plus cinématographique qui soit, le cinéma étant constitué de la somme des silences entre deux images. Un film situé entre le souci d'avant l'enfance et le souci de la mort, entre possible impossibilité de son existence et possibilité de son inexistence, une vie de fantôme, la mise en place de cet Enfantôme.

Charlotte Wells nous dit combien cet Enfantin n'est pas un âge : il est l'enfance exacte. Son actrice, Frankie Corio, le révèle à merveille, par les mots (elle fêtera, dit-elle, le 30ème anniversaire de son père qui dans sa bouche vaut 130, 131 années), par une co-présence unique aussi qui dit dans le même temps l'insouciance et la mélancolie. Ce n'est ni un état, ni une situation sociale ou psychologique. On ne sait rien de Charlotte, ni de son père. C'est une expérience unique, illisible ou indéchiffrable parce que sans texte et sans chiffre, une expérience première sans être originaire. Une collection de perceptions qui ne s'additionnent pas, ces regards permanents de Charlotte sur ce qui l'environne, qui ne se parlent pas, Charlotte, mutique dans ces moments. Comme si, par l'effet de construction d'Aftersun, l'enfance réelle de Charlotte était confrontée à des impressions toutes neuves, dissociées ou amplifiées, des visions tantôt joyeuses, tantôt sombres ou surexposées, jamais séparables d'une menace, de l'expérience originelle d'une peur, que la mort prochaine de son père médiatise, mais aussi d'un enchantement possible.

Son enfance devient la scène d'un théâtre paradoxal. À la terne confusion d'une grande solitude que vit Sophie à ne pas être capable de tout à fait saisir l'image de son père répond l'éclat brutal de sensations inconnues (les premiers émois amoureux des autres adolescents qu'elle enrégimente pour un premier baiser donné plus tard). Effet stroboscope du film, encore : le temps de l'enfance est discontinu. Sophie peut être un instant absente, observatrice du monde, mais aussi prise d'un doute incommensurable sur la présence de son père ici-bas, comme s'il n'existait déjà plus mais, bientôt, se décale, sort de sa léthargie, ne ressent plus ce qui l'oppressait, intervient dans le monde : elle est une autre. Les instants se succèdent ainsi dans Aftersun sans nécessairement communiquer, sans être unifiés par la forme générale du temps qui n'offre pas encore à ses sentiments un terreau profond où elle puisse s'affermir durablement. Cette discontinuité forme sa solitude, signe son étrangeté. Mais cette relative fragilité fait sa force. Elle lui ouvre dans le même temps le chemin de tous les possibles.

Cette puissance de l'Enfantin si présent chez Sophie échappe dès lors à toute forme d'appréhension rationnelle, comme la psychanalyse ou la psychologie voudraient enfermer l'enfance dans le schéma classique du roman familial – délire sur papa-maman disait Deleuze-Guattari. L'Enfantin n'est pas l'inconscient. Charlotte accueille le monde sans filtre du surmoi. Ainsi, cette scène de baiser entre deux jeunes garçons, qu'elle saisit du regard à la dérobée, pour s'en détourner ensuite comme on accueille sans résistance la respiration qui se fait sans « conscience ». Toutes les images ou sensations ne sont pas frappées d'un interdit d'accès à la vie par quelque kapo crânien. L'Enfantin fait advenir l'être à son propre langage.

Nouvel effet stroboscopique comme de montage : l'Enfantin de Sophie revient de la mort. Aftersun, dans ses plus grands moments de lucidité, approche l'Enfantin en montrant Sophie au seuil de la mort – celle de son père, la sienne propre quittant l'enfance. Car son père est déjà mort avant sa mort, filmé par ce caméscope, saisie du passage de son être que Sophie remâche en se repassant la bande comme s'il s'agissait de donner de la consistance à ce qui n'en avait déjà plus. Elle nous met en communication avec un monde des morts. C'est pourquoi le récit d'Aftersun n'est jamais linéaire : il est trop difficile de saisir l'Enfantin de Sophie qui jouit d'une totale liberté d'apparaître, de demeurer un moment près de nous puis de s'esquiver, pour des raisons qui échapperont toujours. Cet Enfantin ne peut donc être rendu à l'écran que sous forme de courts fragments distillés, qui pourraient toujours être davantage réduits. En quoi l'Enfantin est particulièrement lié à l'art et à la création. Situé entre deux absences – celle de son père au présent, dont elle ne jouit qu'occasionnellement durant ces vacances, ses parents étant séparés ; celle de son père au futur, qui mourra bientôt, la vacance de l'existence – entre les deux vides d'avant et après la vie, l'Enfantin, petite créature et puissance de création, fait circuler cette force. Son énergie prend sa source dans ce besoin fondamental d'entretenir un lien ambigu avec un au-delà (qui est aussi un en-deça) : Sophie comme go-between entre nous et les disparus, petite messagère qui ignore le message qu'elle porte.

Paul Mescal et Frankie Corio allongés près de la piscine de l'hôtel dans Aftersun
© Sarah Makharine (visuel fourni par Condor Distribution)

C'est sans doute parce que nous avons une responsabilité à l'égard de cette vie première, demi-obscurité des premiers temps, qu'il faut d'abord la filmer pour Charlotte Wells, pour nous le rappeler. Il ne s'agit pas cependant dans Aftersun de filmer une autobiographie mais, en référence à Bergson, de rappeler des possibles. L'enfance dont se remémore Sophie une fois devenue adulte, c'est l'enfance vécue dans son opacité, ses grossissements, ses lumières vives, ses petites ténèbres, pour se présenter toujours comme un bouquet de possibles que la réalisatrice suit comme une leçon afin de mettre sur pied un monde créé de façon métonymique à partir du regard de Sophie enfant. Toute création est un combat entre une langue apprise et cette langue bredouillée et malhabile de l'Enfantin. C'est la nudité soudaine qui est ainsi mise en images, le brusque abandon de Sophie à l'instant présent, l'attention hypnotique à un détail (un bracelet de club de vacances dont la fragilité dit qu'elles ne dureront pas l'éternité, qui ne sera pas l'anneau des mariés), le changement de regard sur ce qui l'entoure, l'inexplicable nouveauté d'un geste (des corps amoureux qui se touchent sous l'eau d'une piscine, les premiers baisers volés).

Si l'Enfantin et la création sont si puissamment liés dans Aftersun, ce n'est pas par des réminiscences, des références ou des miroirs, même inversés dans le film, c'est par une manière d'être au monde. Ce n'est pas une vaste bouillie d'oubli et d'impressions confuses, mais, en raison de sa persistance chez Sophie devenue adulte, une réserve de singularités et de tendances, de forces en réserve, bref de sensations pré-individuelles et donc impersonnelles qui en font l'efficacité comme elles permettent à chacun de s'y identifier. L'Enfantin aura ainsi une chance de prospérer à partir de ce milieu propice. Liberté créatrice, cette grande liberté de l'enfance dont parle Baudelaire trouve un geste remontant du fond des âges, là où tout était déjà là, là où tout était encore possible. Ce sont dans les tableaux, les collages, les dessins, les découpages de Picasso, de Klee ou de Matisse, Basquiat, l'enfance universelle, à la fois source et ivresse, foyer et folie. Chez Charlotte Wells ce sera le cinéma qui saisira cette audace soudaine. L'Enfantin y revient bien en « enfantôme ». Il permet d'être au monde désormais de manière légèrement différente, en une présence aux choses, aux autres, à soi-même, comme si ces amalgames de sensations avaient le pouvoir d'amplifier la perception de l'actuel.

L'Enfantin de Sophie n'est dès lors pas réductible à l'enfance des histoires officielles. Il ne s'agit pas de renvoyer dans le film à une période ou un âge de la vie dont Aftersun chercherait à tracer la frontière ou sonder les profondeurs. L'Enfantin de Charlotte Wells n'est pas celui des autres discours qui parlent de l'enfance, celle par exemple de l'historien Philippe Ariès. Il ne s'agit pas d'évoquer l'évolution des mentalités comme l'évolution du sentiment d'enfance, en passant par la philosophie – celle de Rousseau notamment – qui ont fait de cette conquête un sujet de l'histoire : devenu promesse d'avenir, le territoire de l'enfance se serait agrandi. Un nouvel enfant serait né, objet de toutes les préoccupations institutionnelles. Enfance cadrée, idéologiquement éduquée, formée, scolarisée. Une infériorité devenue désormais égalité. L'enfant existerait soudainement. Or, ce que montre si bien Aftersun par l'effet de sa mise en scène, c'est que l'enfance est le contraire de la pensée. L'enfance est une force créatrice de désordre, Les mistons de Truffaut, ce qui exige sans doute d'envisager un avenir mais aussi, en tant que confusion et impureté, de se situer à toute forme d'appréhension par la pensée. L'enfance empêche de penser. Force perturbatrice, depuis toujours l'enfance est l'occasion d'un trouble, celle de L'Incompris comme de L'Enfant de Calabre de Luigi Comencini. Sophie, par son silence et son retrait, son ignorance des langages adultes et des codes sociaux, est d'abord une énigme rendue si singulièrement à l'écran. Énigme d'autant plus perturbante que discrète et, au fond, hors d'atteinte, comme un âge sans âge, Sophie paraissant dans ses expressions si fraîche, si jeune, si vieillie à la fois.

Comment ressaisir, finalement, la présence de Sophie devenue adulte dans Aftersun, montrée statique, apparition quasi-fantômale dans le dernier segment du film ? Être adulte est sans doute une perte pour Sophie, un statisme pour dire l'alourdissement des gestes de l'enfant qu'elle fut. Son regard sur les choses s'est brisé un jour. Une façon d'être au monde s'est compliquée, se perdant au profit de l'exigence de devenir l'adulte qu'elle est à l'écran. Mais, ce que murmure cette présence spectrale, c'est que l'adulte en qui a demeuré l'Enfantin doit se montrer capable d'aller au-delà des limites de son âge comme de son histoire. Si Sophie est garante du passé, de son passé qu'elle a enregistré à l'aide de sa caméra, de ses images elle a su faire force d'invention, être celle par qui la nouveauté ou le scandale arrivent. Elle n'est plus le sage, mais l'artiste, celle en qui peut se réanimer l'Enfantin, l'ouverture originelle aux possibles. Être adulte, c'est ce sursaut (par un effet de montage disruptif), une initiative dont il faut avoir le courage, qui ne relèvera jamais de l'éducation. Courage d'être adulte en réponse à l'appel de l'enfance. L'Enfantin est la stricte contemporanéité entre l'enfance et l'adulte, qui fait coïncider l'actuel et le temps perdu sans en tirer une plus-value. Chameau, lion puis enfant dit Nietzsche, voilà le devenir surhumain de l'adulte : s'il vient en dernier, c'est qu'il faut à l'enfant avoir porté les valeurs comme le sens des devoirs pour s'en débarrasser. Il faut avoir su pour ne plus savoir et se réinventer dans un autre drame que celui dont chacun provient. Sophie ne sera pas le singe de son enfance. Elle en est la grimace inattendue, inimaginable. Grimace ou sourire, parce qu'il restera toujours des plis d'enfance à déplier si chacun veut demeurer vivant. Alors, c'est vrai, la nuit est là. Les enfants de l'enfance de Sophie sont partis. L'enfance enfouie. Mais, dit une dernière fois Charlotte Wells, l'opacité de l'enfance tient de la promesse. C'est une ascèse, sorte d'exercice spirituel modifiant le regard sur le monde et l'appréhension de soi. Et si « rarement un homme meurt sans avoir encore quelques plis à défaire » (Michaux), Aftersun nous apprend à redevenir ce guetteur où Sophie devient notre possible. 

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