« Virgin Suicides » de Sofia Coppola : Soleil noir de la mélancolie ?
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. On était aux États-Unis, plein focus sur sa middle-class, au milieu des années 70. L’Amérique rayonnait, jusqu’à ce qu’elle fasse sa crise d’adolescence, lorsque cinq sœurs, les Virgin Suicides filmées par Sofia Coppola, théorie des dominos oblige, tombent les unes après les autres. Un suicide sans raison ni pourquoi, qui sera l’objet d’une enquête approfondie vingt-cinq ans durant, afin de tenter d’en élucider le mystère.
« Virgin Suicides », un film de Sofia Coppola (1999)
Premier film réalisé en 1999 par Sofia Coppola, Virgin Suicides, parce qu’il sortait sans doute sur les écrans à l’orée de la dernière année d’un millénaire finissant, augurait de la fin d’une époque dans son traitement, de la disparition d’un monde livrée dans un récit cinématographique, millénarisme angoissant rejoué à échelle humaine par la réalisatrice, une fin des temps symbolisée par le suicide mystérieux, sans raison ni pourquoi, de cinq sœurs, les sœurs Lisbon. Suicide dont le mystère, à défaut d’ébranler la terre entière, bouleversera suffisamment quatre jeunes garçons qui, vingt-cinq ans durant, s’efforceront d’en percer le coffre sans jamais y parvenir, nous dit l’un d’eux, transmué pour l’occasion en narrateur du film, voix off surplombante et impénétrable, toute droite descendue du ciel. Mais si petit dieu narrateur lui-même n’y comprenait déjà rien, à quoi bon, dès lors, essayer de saisir l’insaisissable vérité des sœurs Lisbon, en revenant vingt-cinq ans en arrière ? Que nous dit, finalement, cette tentative folle et désespérée dont on sait, dès le départ, qu’elle sera vaine comme sont incompréhensibles pour le commun les voix entendues par les mystiques ?
Ces cinq sœurs, chacune plus blonde qu’un épi de blé filmé par Terrence Malick, était sans doute prédestinée à adresser cette mauvaise nouvelle au monde, à leur monde – sa fin pourrissante, dans une eschatologie assumée –, leurs prénoms étant emprunts d’un mysticisme catholique revendiqué : Cécilia (Hanna Hall), la benjamine, 13 ans, qui se suicidera la première, mais comment pouvait-il en être autrement quand sa sainte patronne, Sainte Cécile, fut sans doute vierge mais surtout martyre ; Lux (Kirsten Dunst), 14 ans, dont la seule présence dans le film donne sa puissance au Verbe, Fiat Lux !, Qu’un monde soit et s’illumine !, elle qui est « le centre du monde », dira plus tard Trip Fontaine (Josh Hartnett), son soupirant, mais monde des sœurs Lisbon qui, sitôt né, est déjà assez vieux pour mourir, parce que vivre, au fond, c’est savoir assumer la fin ; Bonaventure, dite Bonnie (Chelse Swain), 15 ans, dont le prénom illustre le thème du film, parce qu’on ne peut pas corseter un corps trop longtemps, sauf à l’étouffer, Saint Bonaventure ayant introduit chez les pères de l’église la doctrine de la conversion des sens, précisément la reconnaissance de la chair comme des désirs qu’il s’agira pour le Saint Père, non plus de condamner, mais d’orienter spirituellement, thématique qui parcourt tout son long le corps comme la matière plastique du film ; Mary (A. J. Cook), 16 ans, Marie la vierge procréatrice qu’on ne présente plus, symbole de la virginité élevée au carré, démultipliée par celle des cinq sœurs ; Thérèse (Leslie Hayman), enfin, parce qu’on n’est pas sérieux quand on a 17 ans, fait son clin d’œil appuyé à Thérèse de Lisieux, instigatrice de l’enfance spirituelle, théorie d’après laquelle la sainteté n’est plus à rechercher dans les grandes actions, mais dans les actes du quotidien jusqu’aux plus insignifiants, la vie des sœurs Lisbon elle-même étant narrée et explorée par chacun de ceux qui tentent d’en élucider le mystère à travers leurs objets du quotidien (journal intime, rouge à lèvres, bouteille de parfum, objets volés, qui sont autant de portes ouvertes sur l’onirisme) comme leurs actes les plus prosaïques (aller au lycée, manger une pizza le mardi, laissant derrière elles, dit le narrateur du film, après leur suicide : « une liste banale de choses ordinaires »). Prédestination des sœurs à la tragédie poussée jusque dans le retranchement de leur nom de famille, Lisbon, manière de rejouer ce qui ébranla un jour, un monde, en terre catholique, la destruction totale d’une ville, Lisbonne, précisément, par l’effet d’un tremblement de terre suivi d’un tsunami, le 1er novembre 1755, cela ne s’invente pas : le jour de la fête morts. D’un tel tremblement, celui du suicide des sœurs, il fallait dès lors sans doute que chacun y remette de l’ordre. Ce à quoi vont s’attacher les personnages satellites des cinq sœurs, en s’efforçant de dissiper les ténèbres de leur suicide : parents, médecin, voisinage, école, journaliste et, fil rouge de Virgin Suicides, quatre jeunes garçons, enamourés au possible des sœurs qui, chacun, vont nous livrer leur témoignage sur le trépas des filles Lisbon. Autant de variations qui ne feront jamais harmonie mais cacophonie.
Tendons l’oreille, malgré tout. Le couple des parents, d’abord, M. et Mme Lisbon (qui s’appellent ainsi, également, entre eux), repose sur la loi des contraires : la mère, catholico-mystique au possible, le père, professeur de mathématiques, jouent sur du velours folie et raison. Le père et la mère, « deux masses d’air de haute et basse pression, au contact l’une de l’autre », une masse d’air chaud qui monte (la mère, corps tendu vers Dieu), une masse d’air froid qui descend (le père, préoccupé par les seules affaires terrestres), mettent en place dès lors, par leur fonctionnement même, une logique antipode annonçant la plus violente des tempêtes, un « ouragan », nous instruit un film scolaire sur le sujet auquel assiste Lux au lycée.
Mme Lisbon, incarnée par une Kathleen Turner qui avait déjà connu une Guerre des Rose auparavant, toujours aussi impeccable en Serial Mother, femme d’intérieur modèle, dont la couleur comme la texture des vêtements, ton sur ton oblige, sont identiques à ceux des murs de la maison, à force de mysticisme ne pourra/ne voudra jamais entendre raison. Le suicide de Cécilia, sa benjamine ? Un accident. Celui des autres sœurs ? Elles n’ont jamais manqué d’amour. Mme Lisbon nous rappelle ainsi que dans chaque raison s’attarde une folie - à force de lecture de la Bible, sans doute ne pouvait-elle pas faire autrement que besogner à sa propre fiction, aimer Dieu reposant sur un croire. Le père, James Woods dans un rôle à contre-emploi, incarnera pour sa part la droite raison. Partant, irréprochable le père, vie de famille et tout ça. Mais raison si droite qu’elle en devient courbe, folle dans son principe : autistique, M. Lisbon, après l’enterrement de sa première fille, tout entier dans son personnage terre-à-terre, ventre à terre, un rampant, est montré au rez-de-chaussée de la maison, davantage préoccupé, bière en main, par le match de baseball télévisé que par la venue du prêtre de circonstance, tandis que la mère, déjà promise au 7e ciel, se trouve à l’étage. Nul n’entre ici s’il n’est géomètre, disait au frontispice l’académie de Platon. Le père mathématicien y aurait eu une place de choix : s’il sait calculer les trajectoires de ses maquettes d’avions qu’il fait voler, chacune de ses prévisions n’aura cependant jamais su entrapercevoir la tragédie toute contenue dans sa philosophie de vie, tragédie qui, pourtant, venait comme s’annonce l’orage dans une chaleur de resserre. Le père Lisbon, finalement, le re-père n’en aura plus, et solution de sortie, se réfugiera loin là-bas dans la folie pour y rejoindre sa femme, préférant, à la fin du film, s’adresser aux plantes vertes du lycée, dont chacun n’ignore pas qu’elles ont aussi leur langage secret, après celui de Dieu. Des parents qui n’ont donc à opposer au suicide de leur fille que la technique du jeu de jambes, soit la fuite irrémédiable dans des vents qui ne seront plus jamais contraires, M. et Mme Lisbon enfin réconciliés dans la folie à force de vouloir se trouver des raisons, s’innocenter à tout prix à l’instant de leur jugement dernier.
A rebours des parents, le voisinage, quant à lui, ne refuse pas de voir la vérité en face. Le voisinage affronte. C’est qu’à force de surveiller ses territoires, il avait tout prévu : coupable, la mère ! Verdict sans appel : tout était préformé, depuis le ventre de la bête, celui de la mère, là où germine et pourrit sans doute la vie, Mme Lisbon étant complètement « détraquée », nous dit d’elle une voisine lors d’une conversation téléphonique. À force d’entendre des voix, pauvre Mme Lisbon ne pouvait que monter au ciel, pense ainsi le voisinage. Et terminer ainsi sa course furieuse en plein mysticisme. Cela va de soi, sans doute, pour chacun : la passion s’associe toujours au délire religieux. Dès lors, sous les apparences de sa piété, Mme Lisbon ne pouvait pas ne pas être conduite autrement que tout droit vers cette aberration à laquelle la chasteté de tous les vertueux prédispose, cette virginité dont elle aimerait tant que ces filles soient les gardiennes devant l’Eternel.
Les médecins ont également leur certitude dans le film, qu’ils appellent tout scientifiquement un diagnostic. « Ouvrez, ouvrez, la cage aux oiseaux », conseille ainsi l’un d’eux aux parents après la première tentative de suicide de Cécilia. « Sortez-les du cadre rigide », « Laissez-les fréquenter des garçons ». Tant de bon sens délivré médicalement prêterait à sourire si ce n’était la tragédie à venir. Et les parents, bons élèves devant le Saint-Père toubib, d’organiser immédiatement une mini-boum à la maison, de laisser leurs filles, contre les principes de la mère, aller au bal de fin d’année et, sous leur apparent contrôle, accéléreront sans le savoir le processus en cours de la déperdition. Un conseil médical qui introduira ce faisant Thanatos-la-pulsion-de-mort auprès d’Eros-la-pulsion-de-vie. Une médecine douce en somme, létale, pour endormir tout à fait les sœurs Lisbon comme s’endormait définitivement la pâle Ophélia de John Everett Millais, celle de Rimbaud aussi – Ophélie, ô Folie. Un conseil, finalement, qui dit combien Virgin Suicides est une tragédie : comme chez les Grecs, nul ne saurait défaire ce qui s’annonçait. Que les filles soient enfermées (et nulle ne s’en plaignait) ou délivrées de l’apparent mal/livrées aux beaux mâles, rien n’y fera, qui dit toute l’absurdité qu’il y avait à comprendre ce geste suicidaire qui, dans son absoluité, était à lui-même sa loi comme sa justification.
La journaliste locale, pourtant, ne s’en laissera pas conter. Lydia Perl, qui travaille pour Channel 2, vient mener enquête auprès de la famille après chaque suicide, dont le nom cristallin annonce toute la certitude d’une corporation qu’elle incarne sur sa seule tête, parce qu’elle a des visions la journaliste, est à elle-même sa propre boule de cristal, envoyée des dieux télévision, telle Hermès la déesse, Lydia Perl fait circuler, en effet, l’information entre les hommes et les cieux. D’être si haut perchée, la journaliste sait. Le suicide de la benjamine ne peut pas simplement être un drame familial et personnel. Il est le symptôme « d’une crise nationale » que traverse le pays. Analyse claire comme de l’eau de roche, et cette fois-ci l’on rit franchement : des jeunes filles se suicideraient parce que « l’industrie automobile » américaine serait « en déclin », ce que disait déjà le narrateur au début du film, dans une première tentative d’analyse d’après-match, à chaud, qui vaut donc ce qu’elle vaut, après la tentative de suicide de Cécilia qui, selon lui, programmait déjà, sans doute, le choc pétrolier de 1974, point de départ de Virgin Suicides durant lequel l’enquête sur le suicide des sœurs est menée. Quand l’analyse confine ainsi au délire interprétatif, le film devient aussitôt burlesque, nous amuse avec des éléments dramatiques : de la tentative de suicide d’un jeune garçon, au début du film, qui, par dépit amoureux, « renonce à Dieu », se jetant depuis le premier étage de sa maison, puis se relevant d’entre les morts, Jésus des bacs à sable, aussi propret qu’un Buster Keaton réchappant de la mort, burlesque encore ce témoignage d’un suicide semi-manqué, celui d’une jeune fille qui, fourrant une tarte de poison, ignorait qu’elle livrait à la mort sa grand-mère dont la gourmandise devait irrémédiablement la conduire à l’euthanasie, puisqu’elle en reprit « trois parts ».
Une crise nationale que l’école, de son côté, devait avoir pour tâche de prévenir désormais. Ecole impeccable, toute investie dans son rôle de prévention, qui livrera une brochure aux élèves du lycée des sœurs Lisbon, leur expliquant les gestes barrières qui sauvent en sachant détecter le suicidaire en puissance. Brochure qui veut tellement sortir les élèves des ténèbres du suicide, que la directrice désire qu’elle soit de couleur verte, « pour ne pas effrayer les élèves, s’opposer à la noirceur », dont chacun sait qu’elle est la couleur de l’espoir. Mais, hélas, vert qui contamine tout ce qui l’approche, qui est aussi, vert finissant, la couleur de la pourriture, la mort au travail sur toutes choses ; dominante de vert sur laquelle se terminera Virgin Suicides, dans une ambiance asphyxiante et mortuaire. Car rien ne pouvait empêcher finalement le suicide des sœurs Lisbon, aucune prévision, aucune analyse, aucune interprétation, pas même le vert d’une brochure qui est aussi la couleur des tapis sur l’un desquels se jouera à la roulette le sort des sœurs Lisbon, la gâchette du destin appuyée sur leur tempe.
Les seuls à l’avoir compris, au fond, dans l’entourage des sœurs Lisbon, sont sans aucun doute possible les quatre jeunes garçons, dont le jeune âge, contrairement à tous les autres protagonistes du film, les préservaient sans doute de toute forme de raison abrutissante. « Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu », disent les Béatitudes. Oui, les quatre garçons verront Dieu réincarné dans le corps et la beauté diaphane des sœurs Lisbon. Ils verront Dieu en comprenant qu’il n’y a rien à comprendre, seulement à se laisser saisir par tant de beauté, se laisser éblouir comme on va au cinéma pour se laisser porter. Précisément, pour tenter d’atteindre les sœurs Lisbon dans leur vérité – et l’on connaît la passion de Sofia Coppola pour le Japon, qui s’affermira plus tard dans Lost in Translation – , nos quatre garçons vont faire durant tout le film, implicitement, après Tanizaki, L’éloge de l’ombre, délaissant la lumière, préférant s’installer dans les salles obscures de leur cinémagination. Car Sofia Coppola, témoignant par ce choix de réalisation de son amour pour le 7e art, qui ne connaît pas encore son public puisqu’il s’agissait de ses premiers pas en tant que réalisatrice, conviera pour sa première, dans son film, tout le petit monde du cinéma : parents-producteurs Lisbon à la baguette, leurs filles s’efforçant, pour leur part, de proposer leurs scenarii de vie avec sa vedette, Lux, la séductrice, celle dont tout le monde est amoureux, inaccessible étoile, mais aussi tous les critiques du film livrant tour à tour leurs analyses (journaliste, médecin, professeur, voisinage) et enfin, les spectateurs, sans qui rien ne serait possible, pour qu’un monde soit dressé, en donnant forme à leurs fantasme sur l’écran de leurs rétines : nos quatre jeunes garçons que la réalisatrice filme en version ciné-miroir.
Quatre jeunes garçons qui, en raison de leur timidité même comme de leur jeune âge, n’osant jamais approcher les filles – démarche qu’ils pressentent sans doute inutile tant elles leur paraissent inaccessibles – , les observeront ce faisant sans cesse de loin tout le long du film, en les approchant toujours médiatement, par l’entremise d’un écran, qui feront d’eux des voyeurs nettoyés des mauvaises intentions de celui de Michael Powell : tantôt les sœurs seront-elles, au mieux, simplement côtoyés, les parents Lisbon servant d’intercesseurs, lorsque ces derniers organisent et contrôlent une mini-boum à laquelle les garçons sont invités ; mais aussi par l’entremise d’une paire de jumelles depuis un arbre en face de la maison Lisbon ; ou encore par le truchement d’un télescope depuis la maison de l’un des garçons qui habite en face des Lisbon, tandis que chacun mange son maïs soufflé devant ce film qui ne ressemble pourtant pas à du cinéma pop-corn ; par l’effet du morse également ; pareillement, par le biais d’un téléphone, enfin, après que les sœurs aient été enfermées définitivement parce que la jeune Lux, lors du bal de fin d’année, aura désobéi, rentrant au petit matin après sa « première fois », téléphone par l’entremise duquel, avant le suicide définitif des sœurs, par disques interposés, chacun et chacune échangeront leur tristesse. Quatre jeunes garçons pas dans le vent, donc, bien sages et bien mis, confortablement assis au premier rang du spectacle des sœurs Lisbon, et ce, dès les premières minutes de Virgin Suicides, après la première tentative de suicide manquée de la benjamine, sur le trottoir, en face de la maison des Lisbon. Quatre jeunes garçons qui, sans jamais le formuler, ont compris de façon indémontrable que la vie des Lisbon est un spectacle, auquel nul ne saurait prendre part mais qui, pourtant, sera riche d’expériences pour chacun. En allant au cinéma voir les sœurs Lisbon, plans oniriques à l’appui sur fond sonore et planant du groupe Air, les garçons se construiront en effet une mémoire collective avec des êtres de fiction, s’inventeront des souvenirs communs avec leurs actrices fétiches, s’imaginant en photographies avec elles parcourant le monde en ciné-panorama: « ainsi avons-nous commencé à partager leur vie, à acquérir des souvenirs que nous n’avions pas vécus », dira encore le narrateur du film.
Ce qu’ont saisi intuitivement les quatre garçons du mal-être des Sœurs Lisbon est qu’il est, finalement, sans raison ni pourquoi, un mal-être autrement nommé la mélancolie. La mélancolie, qui avait ses chansons, que chacun fait écouter au téléphone aux autres, aura désormais son film. Une mélancolie, qui n’est pas, cependant, n’importe quel type de maladie, mais la maladie de celles qui, dans Virgin Suicides, sont malades de leur humanité, du fait d’être simplement au monde, une drôle de maladie, dès lors, puisque sans remède : toutes les sœurs, malgré les avis, conseils et préventions de chacun, s’échapperont dans le suicide, le médicament proposé par chacun devenant l’aliment de la maladie.
Si la mélancolie des sœurs Lisbon est une maladie, elle l’est en effet d’une façon toute particulière. C’est une maladie du sens, qui peut sans doute ouvrir, comme dans Hamlet, à une lucidité, mais dont le prix à payer est alors très élevé, à l’instar de Trip Fontaine, le bellâtre amoureux fou de Lux, qui terminera, vingt-cinq ans plus tard, en hôpital psychiatrique, à l’instant où on le découvrira nous livrer son témoignage sur Lux. Une lucidité, dès lors, que ne pourront pas atteindre forcément tous les autres, les gens « normaux », c’est-à-dire, ceux qui n’ont conscience de rien, qui en sont toujours heureux, comme ces parents qui continueront « de prendre leurs cocktails, comme s’ils avaient déjà tout vécu », même après la mort des sœurs dit le narrateur, mais qui est le faux-bonheur des trompe-la-mort ; ces gens « normaux » qui, dans le film, en sont les vrais mort-vivants. Impossible, donc, comme le répète sans cesse la bande des quatre, de donner les raisons de cette mélancolie, même si nombre de protagonistes du film en pointent les symptômes, car, au vrai, le mélancolique lui-même, comme le dira Cécilia devant son médecin, ignore fondamentalement pour quelles raisons il est triste.
La mélancolie des sœurs Lisbon a, précisément, un effet plus vaste que ce qui l’engendre (« la crise » de l’adolescence, « la crise nationale » que traverserait le pays…) : elle est à sa cause ce qu’une série de cercles majestueux est au petit caillou qui les a engendrés sur l’eau, une porte entrebâillée sur un univers perdu. Et sans doute est-ce pourquoi les sœurs font corps avec leur monde et s’y réduisent, souvent filmées dans un lieu qui n’offre aucune issue ni forme de rédemption : leur chambre, lieu géographique et symbolique sans solution de fuite ni lieu de rencontre. Leur chambre qui devient, partant, semblable à la tombe, les sœurs passant du ventre de la mère au tombeau, aspirant à retrouver un état prénatal, fœtal, qui est toujours létal, car tout infini est toujours un non lieu/car leur suicide ne pouvait aboutir qu’au prononcé d’un non-lieu. La forme même de leur état rejoint cinématographiquement le fond de leur être (ainsi sont-elles montrées le plus souvent allongées sur le lit, au sol, assises sur un canapé, rarement en mouvement) : cloîtrées, elles deviennent immobiles, souhaitent minéraliser leur monde, être semblables aux pierres précieuses qu’elles sont. Leur état végétatif devient dès lors, dans Virgin Suicides, comme une prescience de leur mort non pas seulement prochaine mais sans cesse en suspens, disant sans doute que la vie entière n’est qu’une naissance interminable, une venue au monde sans fin, autant d’efforts vains pour « arriver » où que ce soit, quelque part ; bref, être là sans être là comme on est au cinéma.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Sofia Coppola
- David Fonseca, « On The Rocks de Sofia Coppola : True lies, false life », Le Rayon Vert, 15 mars 2021.
- Thibaut Grégoire, « Les Proies : L’homme amoindri et la menace sexuelle chez Sofia Coppola », Le Rayon Vert, 20 septembre 2017.