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Jake Gyllenhaal et Robert Downey Jr. dans la salle de presse dans Zodiac
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« Zodiac » de David Fincher : L'ensilencement du monde

David Fonseca
David Fincher, avec Zodiac, signe un thriller policier qui se distingue de l’ordinaire en refusant les ressorts narratifs classiques de résolution, de clôture et de vérité. Là où le genre policier nous a habitués à la victoire de l’ordre sur le chaos, Zodiac s’inscrit dans une logique inverse : celle du vertige de l’énigme. Zodiac en devient une méditation sur la quête de sens dans un monde qui, peut-être, n’en ayant pas, nous délivrerait tout à fait du mal d'en trouver un.
David Fonseca

« Zodiac », un film de David Fincher (2007)

Zodiac est un anti-polar, un récit policier sans résolution, une enquête sans fin, un film de serial killer sans catharsis. Mais c’est précisément dans cette impasse que réside sa puissance philosophique. En refusant de donner au spectateur ce qu’il attend – justice, explication, conclusion –, Fincher interroge nos désirs de narration, notre besoin de sens, et met en lumière le caractère souvent irrationnel de cette exigence dans un monde complexe, ambivalent, et peut-être indifférent. David Fincher n'y filme donc pas un monstre : il filme le vide. Et c’est ce vide, au cœur du Zodiac, qui nous regarde.

Zodiac ne se contente pas alors de dérouler l’énigme d’un tueur sans visage – il creuse, lentement, méthodiquement, une plaie dans le tissu du réel. Il est moins une œuvre policière qu’un requiem murmuré à l’oreille du siècle : la chronique d’un monde où l’homme, toujours en quête de sens, trébuche dans l’obscurité. L’enquête y devient une prière désespérée. Elle n'est pas une chasse, mais une procession. Robert Graysmith, le dessinateur candide devenu pèlerin de la vérité, avance ainsi à pas tremblants vers un sanctuaire qui recule à mesure qu’il approche. Il glisse lentement dans une spirale quasi-mystique de recherche de vérité. Mais à mesure que le récit progresse, la vérité se dérobe, le réel devient labile, contradictoire, fuyant. L’obsession de Graysmith n’est pas simplement psychologique ; elle devient métaphysique. Preuves, indices, témoignages – toujours insuffisants, toujours contestables – s'amoncellent vers une vérité hypothétique qui ne se laisse jamais saisir.

Quid de cette quête, dès lors ? Est-elle noble ou vaine ? David Fincher ne tranche pas. Il expose, patiemment, la manière dont cette volonté de comprendre peut ronger une vie tout en lui donnant forme. Graysmith devient une figure quasi camusienne de l’homme absurde, condamné à chercher dans le silence du monde une logique qui n’existe peut-être pas.

Son enquête en devient une liturgie sans Dieu, une litanie de preuves infimes, de soupçons déçus, de signes contradictoires. Chaque nouvelle piste est une branche morte, chaque témoignage, un écho affaibli d’un cri que plus personne n'entend. Car ce que poursuit Graysmith n’est pas un homme, c’est un spectre. Et à travers ce spectre, c’est le désir humain de comprendre qui vacille : le besoin de désigner un coupable pour dévoiler le sens de son geste, arraisonner son irrationalité, comme on tracerait un cercle autour du chaos pour l’exorciser, qui fait la signature du tueur. Zodiac refuse cette consolation. Le film avance comme un songe mal éclairé, où même la lumière semble trahir, où chaque vérité entrevue est aussitôt floutée dans l'ambiguïté.

Le Zodiac, ce tueur en série, se transmue en une allégorie du néant. Il n’a pas besoin de chair pour exister. Il est absence incarnée. Il n’est pas un personnage, mais une idée – ou plutôt une défaite de l’idée. Il est le silence obligé face à nos questions. Il tue et s’efface, écrit pour être lu et disparaît sans qu’on le voie. Il n’a pas de visage, car il est tous les visages. Il n’a pas de nom, car il est ce que le langage échoue à nommer.

Et dans cette silhouette fuyante, il y a toute la tragédie contemporaine : le meurtre n’est plus un acte, c’est une absence. Le Mal n’est plus une figure, mais une dissolution lente du sens. On pense à Kafka, à Beckett, à cette modernité où l’horreur ne vient pas de l’excès, mais du vide. Zodiac n’est pas une course-poursuite, c’est un lent naufrage, celui de la vérité, cette chimère fatiguée.

L’espace du film est lui-même saturé de papiers, d’archives, de télégrammes, de coupures de journaux. On s’y noie comme dans une mer de signes orphelins. La vérité semble toujours sur le point d’émerger, frémissante sous la surface des eaux poisseuses. Elle finit toujours par glisser sous la peau du monde. Il n’y a pas d’épiphanie, seulement des visages fatigués, des mains tremblantes qui feuillettent des dossiers à la lueur blafarde des néons. C’est là, dans cette fatigue accumulée, que naît la beauté funèbre du film : Zodiac devient une élégie de la vérité perdue, un tombeau pour les certitudes. C’est un monde où le passé se recompose comme un puzzle dont il manquerait toujours la pièce centrale – et cette absence, béante, devient la vérité elle-même.

Les enquêteurs face au supposé Zodiac dans le film de David Fincher
© Warner Bros.

Le temps en est également le signe dans Zodiac. Le film se déploie sur plusieurs années, montrant l’usure des hommes, des relations, des institutions. Le temps devient un dissolvant de la clarté. L’échelle temporelle choisie par David Fincher déconstruit la figure du détective triomphant. Au lieu d’une montée en tension vers la vérité, on assiste à une décomposition lente de la clarté : les indices vieillissent, les souvenirs s’effacent, les témoins meurent. L’histoire elle-même devient un terrain mouvant, réinterprétable à l’infini. Le film devient une méditation sur la mémoire, l'oubli, et la nature toujours inachevée de la connaissance humaine.

Le temps y passe comme une coulée de goudron, alourdissant tout sur son passage. Les visages changent, les voix se fatiguent, les alliances se défont, mais le tueur, lui, reste immobile dans l’ombre, intact. Il ne s’agit pas d’un suspense tendu, mais d’un effritement lent, minéral. Comme si le film tout entier était sculpté dans l’usure. La temporalité du film en devient ontologique : elle ne décrit pas, elle dissout. À mesure que les années passent, la certitude se dérobe, le réel friable. Le souvenir se mêle à la supposition, l’histoire devient une rumeur, et la vérité – une brume qu’on respire sans jamais pouvoir la tenir quand le vrai semble toujours à un pas, mais un pas sans cesse reporté.

Pour nous dire l'état du monde, de ce monde, il y a dans le regard de David Fincher quelque chose de clinique, presque chirurgical. Un regard qui ne juge pas, ne condamne pas, ne console pas. Un regard qui observe. Son cinéma ne cherche pas à réparer le monde, mais à en exposer les fissures. Zodiac, à ce titre, est peut-être son œuvre la plus radicale : il y filme non pas le crime, mais l’inconnaissable. Non pas le mal, mais le vide qu’il laisse derrière lui.

Zodiac raconte finalement l’histoire de conquérants d’une souveraineté illusoire, aussitôt perdue ; le héros dans sa gloire comme dans sa déchéance. Il parle de la situation de l’individu dans ce monde où tout se dérobe, où les certitudes du passé sont battues en brèche par le « cours nouveau » des choses. Il prend acte de l'aujourd’hui : avant même d’attendre Godot pour rien, nous sommes déjà installés par terre dans le film. Le regard tragique de Graysmith est celui de l’homme contemporain, qui porte sur ce qui avait été conçu dès la Renaissance, l’édification d’un monde à la mesure de ses rêves et qui ne voit plus soudain, dans tout l’ordre social, non pas un mécanisme atroce mais dépourvu de sens, dépouillé de toute idéologie ; un monde où l'enquêteur est à l’image de ces individus : qui croit dominer son « cours » quand il est leur jouet ; un monde à rebours de l’aristotélisme, où l’occasion n’est jamais plus favorable, autrement dit la fin de la croyance selon laquelle la rationalité, inscrite dans la nature et donc chez l’homme, donne à celui-ci les moyens nécessaires pour maîtriser ses appétits comme l’ordre des choses, agir judicieusement.

Dans Zodiac, celui qui se met à agir est déjà bien perdu. Mais il ne peut pourtant plus interrompre sa tâche sans croire désormais que c’est en l’interrompant qu’il va se perdre. Il devient ainsi complice de ce qui le menace, et cette menace est finalement aussi complice du crime. Sa tâche ne peut que se contester, mais cette contestation la rend à elle-même. L'enquête devient la conscience du malheur, non pas sa compensation. Elle décrit la situation de celui qui s’est perdu lui-même, qui ne peut plus dire « moi », qui dans le même mouvement a perdu le monde, la vérité du monde, qui appartient à l’exil, à ce temps de la détresse où, comme le dit Hölderlin, les dieux ne sont plus et où ils ne sont pas encore. L'enquête, paradoxalement, ayant récusé la vérité, ne cherche pas à atteindre le criminel, ne recherche aucune victoire, ni à gagner son procès contre le monde même. Mais elle a au moins cet avantage de faire connaître à chacun ce qu’il en est réellement dans ce monde, de dissiper l’illusion, les consolations trompeuses. Elle n’est donc pas elle-même la vérité du monde, prompte à y installer sa justice, c’est au contraire un processus d’erreur, processus où s’il reste un espoir, c’est à celui qui avance, non pas à contre-courant, par une opposition stérile, mais dans le sens même de l’erreur.

Arrivé au terme de Zodiac, l’affirmation en devient à la fois entièrement développée et entièrement retirée ; on ne sait si l’on en saisit l’envers ou l’endroit, si l’on est en présence de l’édifice ou de la fosse dans laquelle l’édifice a disparu. C’est comme si la possibilité que présentent l'enquête policière et journalistique avait pour essence de porter sa propre impossibilité, non pas seulement de le mettre entre parenthèses ou de le recevoir en lui sans le détruire ni être détruit par lui, mais de n’être vraiment possible que dans et à cause de cette impossibilité.

Zodiac n’est donc pas un film sur une enquête à résoudre. C’est un poème noir, une méditation élégiaque sur notre besoin de savoir, et sur l’implacable silence du monde. Il nous rappelle, comme un murmure venu du fond des âges, que certaines questions ne trouveront jamais de réponse – et que peut-être, c’est grâce à cela, que nous resterons vivants.

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