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Le tueur (Michael Fassbender) assis dans un divan avec son imperméable dans The Killer
Critique

« The Killer » de David Fincher : Le cynisme imperméable de Pop-Eye

Guillaume Richard
The Killer de David Fincher est un revenge movie banal et cynique quand il critique en filigrane le capitalisme tout en glorifiant un tueur qui ne l'est pas moins. Celui-ci, borgne (c'est l'influence de Popeye) et méticuleux (c'est l'influence de James Bond) est imperméable au monde qui l'entoure depuis le creux de son solipsisme et le confort de sa vie luxueuse qu'il cherche à maintenir à tout prix.
Guillaume Richard

« The Killer », un film de David Fincher (2023)

On retrouve dans The Killer, et comme d'habitude chez David Fincher, des références littéraires ou à d'autres formes d'art. Il y en a ici au moins deux : Popeye, tiré du comics de E. C. Segar, et James Bond de la saga populaire initiée par Ian Fleming. Le tueur, incarné par Michael Fassbender, cite littéralement la célèbre phrase du matelot, « Je suis ce que je suis et c'est tout ce que je suis », qui définit son rapport au monde, purement immanent, procédurier, matérialiste, qui n'a pas d'autres perspectives qu'une existence s'écoulant dans l'instant présent tranquillement le long d'une piscine dans une planque qui est en réalité une somptueuse villa sud-américaine. La phrase de Popeye recyclée par David Fincher induit à la fois une constitution et une délimitation de la subjectivité du tueur qui font de The Killer un film cynique. Le cinéaste semble en effet critiquer le capitalisme et le pouvoir de l'argent tout en faisant de son héros un capitaliste par excellence dont la vendetta n'a pas pour seule fin que la sauvegarde de son confort de vie et du patrimoine qui va avec. Le tueur n'est peut-être pas si différent de James Bond, la deuxième référence méta convoquée par David Fincher. Mais il incarne évidemment une version plus froide et mélancolique, pour ne pas dire maladive, de l'agent anglais tout en étant encore plus individualiste.

The Killer peine à trouver une originalité, si ce n'est dans sa mécanique de répétition et d'occlusion et, peut-être, dans certaines trouvailles visuelles qui raviront d'abord le fan service qui les érigera en images publicitaires. Le film cumule deux tares, allant souvent de pair, celle d'être un banal revenge movie, un genre déjà éculé et nécessitant beaucoup d'inventivité pour offrir autre chose qu'un récit de vengeance froide, et celle de l'esthétisme, une critique adressée maintes fois au cinéma de David Fincher (l'horrible générique d'ouverture, digne d'un mauvais clip, en est un exemple). La plongée dans la tête du tueur se cogne rapidement au fond du crâne. Fincher préfère butter contre un mur plutôt que d'explorer d'autres zones, ombrageuses ou lumineuses, où se révélerait un peu plus d'humanité. Mais c'est aussi le pari de The Killer de montrer comment fonctionnerait, en partie, le cerveau d'un tueur qui doit atteindre un tel contrôle de soi pour que rien ne vienne entraver ses actions, à commencer par l'empathie et la confiance en l'autre. C'est tout le problème du film qui exclut ce rapport à l'altérité, même s'il est au final plus subtil que tous ces revenge movies sans âme avec leur violence graphique ou animale comme seul exutoire.

Michael Fassbender à la fenêtre de l'immeuble dans The Killer
© Netflix

Mais revenons à Popeye. Une de ses particularités est d'être borgne, en anglais Pop-eye induit un trouble de la vision, un œil écarquillé ou éclaté qui sort de l'orbite. Le récit de The Killer repose justement sur un problème de vision qui déclenche en cascade toute l'action. Le tueur manque sa cible parisienne et il devient à son tour l'objet d'un contrat visant à effacer toutes les traces de son échec. Sa femme est tabassée à sa place et il décide de se venger en tuant tous ceux qui ont menacé le confort de sa vie paradisiaque et luxueuse. Le tueur serait-il un grand malade du capitalisme qui l'a rendu aveugle à autre chose que lui-même ? S'il y a une dimension critique à The Killer, elle se trouve certainement là, mais arrivé à la fin du film, le fait de tuer semble alors logique dans ce monde où tout est permis au nom de l'argent et du confort — car on se doute bien que les contrats que le tueur doit exécuter ont un lien avec du business. Le tueur est-il à moitié aveugle comme Popeye ? Toute l'aventure intérieure que narre le film traduit-elle d'abord une forme de pathologie ? Le tueur possède aussi une dimension bondienne. Il a ainsi l'œil aussi affûté que les meilleurs agents secrets, de la littérature ou du cinéma. Sa vengeance n'est contrecarrée par aucun imprévu ou presque car il a tout calculé au moindre détail près. Cette méticulosité, déjà vue et revue dans le genre, sert d'abord le dessein cynique du film. Le tueur tient finalement plus de Popeye que de James Bond : il est borgne-au-monde et se regarde d'abord lui-même sans jamais aller au-delà de ce que protègent et délimitent ses longs monologues intérieurs.

Une comparaison peut également être faite entre la première partie de The Killer et Fenêtre sur cour d'Alfred Hitchcock, à condition de la faire fonctionner en miroir inversé. Au début du film, comme Jeff (James Stewart), le tueur est immobilisé depuis plusieurs jours dans un immeuble parisien qui donne sur l'appartement de l'homme qu'il doit tuer. Quelques plans font découvrir le voisinage, comme chez Hitchcock. Sauf que Jeff voit et est affecté par les mondes qui se déroulent sous ses yeux, derrière chacune des fenêtres qu'il observe, à l'inverse du tueur du film de David Fincher dont la vision est unilatérale, froide, méthodique et imperméable à toute forme de curiosité ou de désir qu'elle pourrait entraîner. Fincher est donc très loin d'avoir réalisé son Fenêtre sur cour. Tout ce qui est ardent chez Hitchcock est chez lui glacial et cynique. Son tueur occupe la même position que celui de Fenêtre sur cour qui escalade le mur de Jeff à la fin du film. Tapi dans l'ombre dans sa propre temporalité d'observation et de machination, le spectateur ne sait rien de lui, sinon que c'est un tueur aguerri. Celui de Fincher lui ressemble donc beaucoup et n'a rien de commun avec Jeff.

Le tueur de David Fincher est imperméable au monde qui l'entoure depuis le creux de son solipsisme. Il est amusant et significatif de le voir porter sur le poster de The Killer et tout au long du film un imperméable, gris-vert sur l'affiche et beige dans le film, avec le chapeau assorti. Un plan illustre parfaitement sa posture. Ce n'est pas un de ceux où il attend et lutte contre l'ennui, ni l'un de ceux où il débite un long monologue intérieur, mais celui où il est assis dans un fauteuil confortable dans un des nombreux aéroports qu'il fréquente. Il porte évidemment son imperméable beige et une casquette. Le tueur est ainsi l'homme du confort. Il semble avoir ses habitudes, d'autant plus qu'il cumule les miles — sans doute en profite-t-il avec sa femme pour jouir de leur vie luxueuse. Cela prouve une nouvelle fois que The Killer est un film dont le cynisme n'est jamais remis en question (par des affects, des basculements, des débordements intimes ou venus du monde). Il s'inscrit dans la longue liste des revenge movies à la vision unilatérale.

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