« Yves » de Benoît Forgeard : L'ennemi le plus intime
Depuis la critique potache d'un monde où le capitalisme relève de l'air conditionné, et de l'évaluation des ambivalences de ce tiers démoniaque incontournable qu'est l'intelligence artificielle, « Yves » de Benoît Forgeard propose sur le fil – cronenbergien – un nouvel agencement du désir et de la libido.
« Yves », un film de Benoît Forgeard (2019)
Gimmick et vers d'oreille. À chaque nouveau film de Benoît Forgeard persévère le soupçon, également partagé par le cinéma de Quentin Dupieux, celui du gimmick. Un film réduit à un truc astucieux, à son pitch qui tiendrait seulement du gadget – un film schématisé : un homme possédé par sa veste à franges en daim (Le Daim), un autre dépossédé par son frigo intelligent (Yves – les deux films ont été sélectionnés à la dernière Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes). Le gimmick nomme justement la capacité publicitaire à réaliser des films comme d'autres troussent des tubes (qui sont des « vers d'oreille » dirait Peter Szendy, nœuds privilégiés des rapports entortillés du marché et de la psyché)(1). Et elle appartient logiquement à des artistes qui partagent une grande complicité et même plus d'une affinité esthétique avec le monde de la musique (Quentin Dupieux est d'abord un compositeur de musique électronique qui s'est fait connaître avec le pseudonyme de Mr. Oizo à la fin des années 1990, Benoît Forgeard qui est issu du champ de l'art contemporain entretient des relations privilégiées avec Bertrand Burgalat qui compose les musiques originales de ses films et Philippe Katerine qui en est l'un des acteurs récurrents). Et il est encore moins hasardeux que la question de la musique soit parfois même au cœur de leurs films respectifs, avec le policier californien et compositeur amateur de musique électronique joué par Éric Judor dans Wrong Cops (2013) de Quentin Dupieux, et avec les chansons qui cartonnent dans Gaz de France (2016) et Yves (2019), de la ritournelle « La rigueur en chantant » du président Bird au hit des tubes « Carrément rien à branler » du rappeur Jerem dans Yves (sans compter le court-métrage Belle-Île-en-Mer en 2007 avec son clone d'Alain Souchon, panneau intermédiaire du film à sketchs Réussir sa vie sorti en salles françaises en 2012).
La machine nous veut du bien et c'est cela le pire
La réduction potache et dandy du cinéma à quelques fétiches signerait l'absorption définitivement postmoderne de l'art du cinéma dans la sphère intégrale de l'entertainment désintégrant si le gimmick ne consistait pas aussi à extraire des musiques d'ascenseur du contemporain les boucles séquentielles d'une bêtise fondamentale. C'est un cinéma easy-watching comme il y a un genre easy-listening, où la sophistication symphonique, électro et pop des compositions s'acoquine avec la coolitude de rigueur exigée (on pourra penser en effet à Occidental de Neïl Beloufa en 2016). À cet égard, Yves pique davantage la curiosité ou les yeux que Le Daim. L'intelligence artificielle et connectée semblerait plus appropriée en effet que la veste en peau revenue de temps héroïques où l'Amérique avec sa guerre contre les natifs, la forêt et les animaux, c'était d'abord la France (on rappelle qu'il y a une grande vérité historique à visée anthropologique dans l'adresse finale du Daim offerte à Pierre Laclède, commerçant en fourrures et fondateur de Saint-Louis dans le Missouri). Benoît Forgeard coule pour sa part ses images 100% synthétiques dans l'imagerie publicitaire, cool et flashy, de la start-up nation où le monde hyper-réel se représente dans les eaux bleues d'une émission putassière lambda d'une chaîne câblée s'écoulant comme un liquide de refroidissement. Dans ce monde où le futur proche n'est que le visage pixelisé et grimaçant du présent, HAL de 2001 : L'odyssée de l'espace (1968) de Stanley Kubrick revient sous la forme ménagère d'Yves, ce réfrigérateur intelligent nouvelle génération qui n'est pas seulement destiné à progressivement représenter le rival surmoïque de son propriétaire, le rappeur de dernière zone Jerem (excellent William Lebghil, ludion lunaire à souhait, qui retrouve Benoît Forgeard après le court-métrage Fuck UK en 2011). Contre le cliché de science-fiction qui s'obstine à enfermer l'intelligence artificielle dans le bocal de l'esprit qui s'autonomise en ne désirant rien d'autre que remplacer et mettre au rebut la vieille et obsolète humanité (c'est exemplairement le réseau Skynet dans la saga SF Terminator), la bonne idée proposerait au contraire qu'il y a tout lieu de vérifier comment la machine nous veut du bien et c'est cela le pire.
Vouloir le bien tient en effet de la logique du pire. L'horreur c'est en effet le bonheur – le bonheur quand il est calculé pour être vendu, programmé pour être prêt à consommer. Le bonheur soumis à la loi des nombres, grands (profits mirifiques) et petits (langage binaire, 0 et 1). Le bonheur en tube : un tube.
Play-back et air conditionné. La start-up nation est une image paradoxale de bonheur infernal, et elle fascine Benoît Forgeard parce qu'il y voit l'enfer du capitalisme high-tech faisant du monde un salon baigné du bleu des écrans démultipliés comme des cellules cancéreuses. Blue Mirror en attendant la mélancolie de Deep Blue. Et ses marchandises relèvent en dernière instance des arts ménagers comme le stade ultime du capitalisme où la privatisation constitue le dernier degré de la réification et de l'aliénation – la privatisation comme expropriation au plus intime de soi. Un motif récurrent dans les films de Benoît Forgeard, partagé par le cinéma de David Lynch : le play-back. Au plus intime de soi, la voix que remplace une autre dit l'expropriation, que nous sommes joués et chantés mais c'est pour comprendre en déchantant que le consumérisme est l'époque du capitalisme qui nous fait chanter. Dans un futur proche avérant la qualité dystopique d'un présent réellement catastrophique, Yves est le génie de Jerem en nouvel Aladin. Toutefois, le génie ne sort plus de la bouteille mais du frigo où les tubes mènent vers d'autres tubes. Le réfrigérateur connecté est devenue en effet la nouvelle machine de computation qui connaît les algorithmes – sésame des nombres grands et petits – permettant à son propriétaire de devenir une star du rap. Et la star de finir par progressivement devenir l'esclave organique de son esclave synthétique, avant de reprendre ultimement du poil de la bête parce que la machine est non seulement un rival mimétique mais, plus subtilement aussi, un double placentaire, le génie ambivalent depuis le daïmôn de Socrate et son dédoublement par Euclide (et Hergé). L'ennemi le plus intime parce qu'aussi le plus originel et le plus caractériel des amis. L'intelligence artificielle et connectée expose alors l'accentuation de la propension épi-phylogénétique à la mémoire morte et impersonnelle, à l'impersonnel au risque catastrophique de la dépersonnalisation et de la désingularisation. Un mauvais play-back. Beaucoup d'intelligence matériellement et techniquement accumulée d'un côté et, de l'autre, c'est l'expropriation individuelle, la misère symbolique, la débandade personnelle – l'imbécillité ou la stupidité plutôt que l'idiotie. On a beaucoup dépensé pour faire l'économie de la pensée, pour épargner aux gens la nécessité pourtant vitale de penser. La ritournelle plutôt qu'une rengaine n'est pas le refrain d'une fredaine. Gaz de France l'a montré, un président n'est pas une personne compétente mais la personnification d'une machination (qui n'est pas un complot), la face personnelle d'un agencement machinique composé de divers intérêts, d'un cerveau collectif dont les conseillers en communication forment une couche privilégiée – on dira le cervelet. Yves répète la fable en en variant la cible, où un rappeur n'est pas toujours un artiste récompensé par le succès mais parfois aussi le délégataire de son savoir-faire intégré dans la puissance de calcul algorithmique des machines. Gaz de France a vu – a prévu la victoire programmatique d'Emmanuel Macron. Yves est une autre comédie de science-fiction amarrée à l'époque contemporaine des plagiaires du stand-up ou de l'industrie musicale qui font davantage confiance au logiciel Ableton Live qu'à leur inspiration.
L'art comme l'amour sont des incommensurables qui excèdent tout calcul, c'est pourquoi parfois le second ne dure pas et le premier ne paie pas
Dans ce monde où le capitalisme relève de l'air conditionné, la marchandise est un être volatile, c'est un gaz enivrant comme est entêtante une musique d'ascenseur (la muzak en guise de play-back), avec ses gimmicks qui sont des vers d'oreille, easy-listening et easy-watching. Le film de Benoît Forgeard est drôle quand le concours kitsch de l'Eurovision devient le champ de concurrence publicitaire des machines ménagères toujours plus artificiellement intelligentes. Réfrigérateur, aspirateur, machine à laver y chantent des airs qui l'auraient de toute évidence été par les traditionnels chanteurs en chair et en os. C'est drôle en effet parce que l'image tient de la métaphore paradoxalement littérale. Mais la drôlerie arrive aussi à excéder son petit programme de potacherie minutée et intéressée en abordant un rivage autrement plus troublant et excitant. C'est alors le grand moment où le froid cool et flashy se réchauffe du côté du sexy, avec la communicante amoureuse du rappeur (So jouée par Dora Tillier, ex-miss Météo sur Canal+, Benoît Forgeard ne l'a pas oublié) qui susurre en play-back le hit obscène que son amoureux a composé pour elle en ayant pour l'occasion été plus qu'assisté par son super-ordinateur-réfrigérateur. Le trouble tient alors à ceci que l'art comme l'amour sont des énigmes qui n'apparaissent comme telles que dans la médiation en forme de feed-back offerte par le regard de l'autre (dans Le Daim, on l'a vu autrement, c'est la serveuse qui donne du sens aux images insensées du filmeur, en avérant alors que la position du spectateur s'apparente à celle du monteur). L'art comme l'amour sont des incommensurables qui excèdent tout calcul, c'est pourquoi parfois le second ne dure pas et le premier ne paie pas. Cela ne compte pas, six mois pour une histoire sentimentale ou six millions de vues sur YouTube. Ce qui importe vraiment est que l'amour et l'art se soient imposés aux sujets désirant en faire l'expérience comme des événements plus forts qu'eux et en tirer les conséquences éthiques. Ce sont là les champs où, pour paraphraser Paul Claudel, le Nombre empêche désormais de compter en fichant la pagaille dans la loi arithmétique et algorithmique des grands et petits nombres. L'art et l'amour représentent ainsi le sans mesure à la fin désiré par le robot-frigo lui-même, qui simule bien le fait d'en avoir marre de n'être qu'une super-machine à calculer, équivalent mélancolique de Deep Blue qu'il s'agirait alors de prendre au mot. Yves est bien le génie ambivalent retrouvé dans le design de sa dernière dimension machinique – à la fois l'ange qui offre les actes en les élevant à la hauteur de nos puissances impersonnelles et le démon qui nous prive de nos actes en privatisant nos puissances dissociées de nos impuissances. Le propre de l'intelligence du genre humain est fondamentalement une impropriété – le génie ressaisi dans sa dimension collective et générique – toujours plus marchandisée et privatisée, toujours plus expropriée par les gimmicks aliénants du capital qui s'impose à nos existences comme un mauvais play-back. Ou, pire, avec la nécessité rafraîchissante de l'air conditionné.
La séquence finale de triolisme entre Jerem, son amoureuse et Yves expose l'ultime tour, absolument cronenbergien, d'un film pas que malin et dont son auteur sait très bien que l'intelligence artificielle est un tiers aussi démonique que nécessaire – un nouvel agencement machinique du désir et de la libido, où le froid est le médiateur inorganique et dialectique de la chaleur réussissant enfin à passer entre deux corps refroidis par l'air conditionné du calcul généralisé.(2)
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Des Nouvelles du Front cinématographique, « Le Daim de Quentin Dupieux : L’Arc du délire (bandé par le délire de l’autre) » dans Le Rayon Vert, 22 juin 2019.
Notes