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Gemma (Imogen Poots) et Tom (Jesse Eisenberg) avec leur enfant devant leur maison dans Vivarium
Critique

« Vivarium » de Lorcan Finnegan : The Ikea Horror Picture Show

David Fonseca
« Ranger fait de la place à la vie », dit une publicité Ikéa de 2020, sur le titre de Betty Hutton, « It’s Oh So quiet ». Un grand ménage de printemps qu’entend faire tranquillement Vivarium de Lorcan Finnegan, la même année, ou comment un jeune couple sympathique, parce que plein d’espoir encore en ce bas-monde qui ne finit pourtant pas de crever, est en quête de son Graal personnel : s’installer confortablement dans une maison. Rêve de toute une génération qui les conduira irrémédiablement aux confins de l’horreur sociale du tout consumérisme, ikéaisation de la société que le film entend (prétendument) dénoncer quand il en conforte les présupposés.
David Fonseca

« Vivarium », un film de Lorcan Finnegan (2020)

Le casse du siècle, The Big Short en 2015 (Adam McKay), revenant sur le grand krach immobilier de 2008, n’a finalement pas produit tous les effets escomptés car Tom et Gemma, un jeune couple, comme tant d’autres, ont encore un rêve : s’acheter une maison. Quand vient l’âge de raison, le manque de sérieux de nos 17 ans remisé, à l’instant du trépas du Christ, les historiens n’étant pas d’accord sur la date de sa mort, vers la trentaine, donc, on tient à se loger fermement dans Vivarium, le film de Lorcan Finnegan (son deuxième long-métrage) qui, après Foxes (court métrage), remet en scène la thématique de la fée du logis en mal d’habitat. Mais le temps presse déjà, il faut à Gemma et Tom se dépêcher, « le prix de l’immobilier est en train de grimper », dit une mère d’élève à Gemma la maîtresse d’école. Bien mal leur en prendra, cependant, lorsqu’ils se rendront, accompagnés d’un curieux agent immobilier, dans un lotissement pavillonnaire semblable à tous les programmes immobiliers de la terre, petite banlieue de la middle class introuvable (« Assez loin d’ici, et assez près d’ici, il est à la bonne distance », dira l’agent immobilier) vendue par le cinéma US. Mais lotissement qui réserve ses surprises, qui, comme chacun sait, peuvent être mauvaises, lotissement labyrinthique des aspirations d’une génération. Filmé à la fois de façon clinique et ultra-coloré, le jeune couple se retrouve, en effet, vite pris au piège de leur nouveau quartier résidentiel propret et cauchemardesque. Prendre ses quartiers, précisément, comment ?

La scène d’ouverture du film distribue le programme de la séance, afin que Dédale le spectateur ne se perdre pas trop, contrairement à nos deux héros malheureux, dans cette impasse de l’époque. Le film débute par une Scène de chasse qui n’a pourtant pas lieu en Bavière, mais, rassurante, la scène de chasse, entre animaux, dans un vert naturel comme l’espoir d’un écologiste qui croirait encore, par Toutatis, que le ciel ne lui tombera pas bientôt sur la tête, nature naturelle et pourtant tout aussi cruelle. On y voit un coucou gris, une espèce d’oiseau singulière, pratiquant le parasitisme de couvée. Pas bête la bête, afin d’économiser de l’énergie, le coucou gris pratique le MMA de 7 à 77 ans, technique consistant pour la femelle à subtiliser un œuf dans le nid d’une autre femelle d’une autre espèce (dans le film, un rouge-gorge) et à y pondre l'un des siens de sorte que la mère adoptive retrouve faussement le même nombre d’œufs et continue de couver tranquillement. Grand malheur pour sa couvée, l’œuf de substitution, qui éclot avant les autres, les chasse du nid en les faisant tomber au sol, de sorte que le coucou, aussitôt né, aussitôt fait, pourtant encore nu et aveugle, plus terrible qu’Hannibal Lecter à l’instant du petit déjeuner, devient un usurpateur et un criminel en puissance dans son nid d’adoption. Seul désormais, comme le montre le film en accéléré, alimenté en continu, objet de toutes les attentions de la mère adoptive, de semaine en semaine le voici qui grossit tellement qu’il en devient plus imposant qu’elle. Malgré la différence de taille évidente entre le coucou et la mère de substitution, ce système ingénieux finit par vivre désormais, proprement, une vie de système aussi belle qu’autonome une fois placée sur orbite, la scène se terminant sur un dernier plan animalier, tête du rouge-gorge dans la gueule du coucou, prête à être dévorée.

Comme dans un épisode du commissaire Maigret monté à l’envers, les cinq dernières minutes de l’enquête sont ici les premières. Tout est résolu d’avance : le grand méchant système qu’il s’agira de dénoncer pour Lorcan Finnegan ne sera rien d’autre que le ventre de la bête nourri par chacun de nos actes quotidiens. Responsabilité immense face à laquelle le film entend nous placer, usage proverbial sur le plan du cinéma, chacun étant invité à balayer devant sa porte, la porte, symbole du foyer où chacun est sommé, balai aidant, de se débarrasser de ses propres problèmes et les rues seront propres. On dira plutôt, regardant le film, que les moutons seront bien gardés, une logique de troupeau ayant conduit à notre perte comme les Indiens envoyaient se jeter en l’air les bisons.

Plan suivant, après que Gemma la maîtresse ait mimé avec ses élèves des feuilles d’arbre, dans laquelle s’annonce la tempête à venir, Tom le fiancé, dissimulé qu’il était également derrière les feuilles d’un arbre en descend. C’est son métier, descendeur d’arbre (on est prévenu d’emblée, ici tout est fantastique), il aura une échelle sur la toiture de son véhicule, un pompier sans lance à eau. Le voici chassé de son Éden par les nécessités du quotidien. Une petite chute pour l’homme, un faux pas pour l’humanité. Petite révolution anthropologique, en effet, l’Homme ne descendrait pas du singe, mais du coucou. Comprenons : son avidité naturelle, sa propension à toujours trop en vouloir, à force d’accumulation imbécile, occupant tout l’espace comme le temps disponibles, creuserait la tombe des autres comme la sienne propre. Qu’y pourrait-on ? Rien, absolument rien. À la cruauté de l’acte commis par le coucou, se désespère une petite fille au pied de l’arbre, la maîtresse répondant que c’est là l’œuvre de « mère nature ». Il suffirait de laisser faire quand, nous, les hommes, aurions inventé la culture (Gemma est maîtresse, elle éduque), comme une manière de réponse et de défense contre la barbarie. Mais culture bien pauvre face à l’ogre consumériste.

Gemma (Imogen Poots) et Tom (Jesse Eisenberg) devant des annonces immobilières dans Vivarium
© The Jokers - Les Bookmakers

Dès l’abord, Vivarium se situe donc sur le terrain de scènes d’exposition (de thèses), qu’il s’agira par la suite d’illustrer par les choix comme les actions des personnages du film.

Deuxième scène d’exposition, dès lors, (on est en plein fantastique dans le film, disait-on déjà : l’ordre des chiffres n’a plus d’importance, mais, pour rassurer comme Lorcan Finnegan, disons que la première scène d’exposition concernait Bud Spencer le coucou), deuxième scène d’exposition, donc, par l’image comme son traitement, Vivarium montre l’inquiétante étrangeté du quotidien, où, comment selon les analyses de Freud, les objets les plus quotidiens peuvent être détournés de leur fonction et devenir, ce faisant, effrayants. Rapidement, Gemma et Tom rencontrent en effet leur fossoyeur, en arrivant dans le bureau d’un vendeur de pavillon de banlieue, filmé en plongée comme on sombre dans un cauchemar. Raie bien à droite, regard inquiétant, sourire fordien (l’industriel) de type mécanique, chemise blanche à manches courtes, cravate noire, leur Bâtisseur de ruines ne vend pas que du rêve, il est l’agent cinéraire de leurs ambitions, La main droite du diable. Après la cruauté du coucou, le quotidien le plus banal irréellement filmé. Technique de mixage comme de montage aidant, l’ordinaire frappé au coin de l’extraordinaire aboutira très vite au traitement par le fantastique de la situation.

Tout comme l’oiseau, le vendeur est à son tour une tête de gondole du film, un personnage d’exposition, précédant le déroulé des événements à venir. Troisième scène d’exposition, le vendeur tient à leur présenter « un fantastique » programme de lotissement. Petit encart cartoonesque, Lorcan Finnegan nous avertit que le fantastique sera la petite musique d’ambiance de Vivarium propre à en saisir les enjeux comme de dénoncer l’irrationalité de nos comportements de petits boutiquiers. Le vendeur s’appelle Martin. Chaînon manquant entre l’homme et l’oiseau, Martin est une sorte de Martin-pêcheur, oiseau dont l’agilité et la dextérité ont imprimé sa légende, qui font de lui précisément un chasseur hors-pair, le chasseur de nos rêves de possession dans le film. Après Freud, politesse doit être faite à Jung, dans Ma vie, afin de comprendre la portée symbolique de ce Martin, le Martin-pêcheur : « Comme je ne comprenais pas l'image du rêve, je la peignis pour mieux me la représenter. Durant les jours où ce rêve me préoccupa, je trouvai, dans mon jardin, sur le bord du lac un Martin-pêcheur mort ! Ce fut comme si la foudre m'avait frappé. Car il est fort rare que l'on aperçoive des Martins-pêcheurs dans les environs du lac de Zürich. C'est pourquoi j'étais tellement ému par cette coïncidence qui semblait ne relever que du hasard. Le corps de l'oiseau était encore frais ; la mort ne devait pas remonter à plus de deux, trois jours, et on ne voyait aucune blessure extérieure. » Martin-pêcheur serait donc le chasseur des contenus de l’inconscient, enfouis dans les rêves personnels de chacun, ces petits poissons qu’il s’agira de pêcher, dont Martin, l’oiseau-psychanalyste-vendeur est si friand dans Vivarium. Martin-pêcheur, qui est encore l’autre nom, en Anglais du Fisher King, Roi-Pêcheur, figure mythique liée à la quête du Graal, dont Jung dira encore dans le même ouvrage : « Depuis ma jeunesse, les histoires du Graal jouèrent chez moi un grand rôle. À quinze ans je lus pour la première fois ces histoires et ce fut un événement inoubliable, une impression qui ne disparut jamais plus ! Je soupçonnais qu'un mystère y était caché. »

Le problème de Vivarium est que, en se servant du mystère comme thème d’exposition et d’illustration, il lui en retranche l’aura, et lui fait parcourir la trajectoire inverse de l’utilisation qu’il fait du quotidien : quand le quotidien devrait devenir étrange, quand le quotidien ne devrait plus être quotidien à force d’être quotidien, l’étrange devient au contraire et inversement trop quotidien dans le film, s’évanouissant ce faisant, point de rencontre où chacun des effets du film s’annule, dont la force comme la puissance de feu s’éteignent aussitôt, l’étrange disparaissant parce que surplombant. Il s’agissait d’un film de genre critico-fantastico-politico-social. Il devient l’agent complice de ce qu’il mettait tant d’ardeur à dénoncer. Explications.

Gemma et Tom arrivent enfin à bon port, dans le programme immobilier Yonder. Et, faut-il bien le constater, Qu’elle ne sera plus verte ma vallée, car là, plus rien ne dépasse désormais, maison et rues ont été cultivées en serre, labellisées, normées, rabotées, prises dans un écrin verdâtre comme la nature (morte) sur laquelle s’ouvrait le film. Dans cette chaleur de resserre, installé au volant de leur véhicule, nous prendrait-on pour Le pigeon du film ? Accroché au rétroviseur intérieur du véhicule, plus rien ne possédera de véritable odeur qu’artificielle dans ce décor aux allures de cirque romain pour une mise à mort à venir : pendouille un coucou parfumé/parfumant, qui n’en a décidément pas fini de laisser ses traces dans le film. En guise de cadeau de bienvenue, parvenus enfin à l’intérieur de leur home sweet home, Gemma et Tom trouvent champagne et fraises, mais qui « n’ont aucun goût », fraises nettoyées de leur singularité, mise en place d’un goût universel propre à vouloir satisfaire à ce point le plus grand nombre qu’il n’y aura plus goût, couleur ni odeur, la même partout, l’égalitarisme plat, tranquille, définitivement rassasié, ventre plein, horizon horizontal, la mort à l’arrivée.

L'annonce immobilière à l'entrée de la ville dans Vivarium
© The Jokers - Les Bookmakers

Oui, ici, quand bientôt disparaîtra mystérieusement leur vendeur, il faudra à Gemma et Tom assumer la conséquence de leurs actes. À posséder le même rêve que chacun, il faut prendre sa part, en payer le prix : même couleur, même décoration, autant dire plus de saisons, le même soleil toute l’année de fin de vie, une gériatrie à ciel ouvert où chaque petit nuage blanc ressemble au précédent, immobile, dans une ambiance de fin de monde, filtre vert, ambiance Delicatessen : plus de vent, plus de pluie, plus rien qu’un cauchemar à l’infini. Lorsque Tom monte sur le toit de la maison qui leur a été attribuée, la n°9, espérant une échappée, en guise de trouée aperçoit-il à l’infini des maisons dupliquées, chaque maison recopiée dans un logiciel de montage 3D, mise bout à bout comme horizon dernier. Impossible de s’échapper de cet endroit, leur véhicule tourne en rond dans le quartier, jantes Volkswagen, la voiture du peuple, filmée à deux reprises, revenant sans cesse au point de départ, leur maison n°9, qui n’est pas n’importe quelle maison, mais « la maison de toute une vie », avait prévenu Martin-pêcheur le vendeur, symbole de l’étroitesse de leur espace mental et physique comme on va en barque en phase terminale dans son tombeau. Gemma et Tom n’avancent pas dans leur vie malgré leur voiture, malgré leur jeunesse, malgré leurs rêves, cloués au pilori qu’ils sont, condamnés pour n’avoir pas su dire non, filmés en plan intérieur depuis leur véhicule, montrés statiques quand ce sont bien plutôt les rues comme le décor extérieur qui, s’avançant sur eux, semble les écraser comme la fatalité d’un destin morbide qu’ils se sont pourtant choisis. Dans ce quotidien morne et répétitif, tout est trop à sa place, chaque chose ayant une fonction et une seule, définitivement enterrée : « Voilà le séjour, là où l’on séjourne » leur avait dit Martin avant sa disparition, et pour ne pas s’y perdre, une couleur par pièce, la chambre bleue, « Vous avez tout prévu, une chambre bleue pour un garçon », répondra Gemma. La mort n’aura pas ses intermittences (J. Saramago) dans le film.

Dans cet étrange quotidien, la nourriture leur parvient aussitôt sous cellophane, plateau d’avion pour un voyage immobile, plateau qui disparaît aussi mystérieusement qu’un OVNI, déchets emportés chaque jour et invariablement comme leur arrivera bientôt, après la maison, c’est l’ordre des choses, tout autant étrangement, c’est la commande du jour pourtant, le clic permanent, dans un carton (prend ça, Amazon !), la poupée dans la maison : un enfant, symbole de l’enfermement à double tours, et pas de clé sous le paillasson, aucun échappatoire possible pour nos prisonniers-qui-l’ont-décidément-bien-cherché. Curieux enfant, vécu par Gemma et Tom sur le mode de la contrainte, grandissant trop vite, « aussi vite qu’un chien », qui ignore ce qu’est un chien, qui n’en connaît que l’aboiement, qui hurle jusqu’à ce que son petit déjeuner soit servi, qui, bientôt, ressemblera trait pour trait à Martin-pêcheur le vendeur. Même chemise, même coupe de cheveux, enfant miroir désaffilié, sans identité propre, qui prend la voix tantôt de la mère, tantôt du père dans le film, le père qui le chosifie, qui l’appelle « ça », on y revient, c’est l’inconscient qui parle en eux, on ne s’en débarrasse jamais, le « ça » qui n’est rien d’autre chez Freud que cette instance psychique particulière de chacun, chaudron permanent, véritable enfer s’il n’est pas censuré, lieu de gestation sans bornes des désirs, voilà le problème de notre société, un « ça » permanent, « ça » qui voudrait faire jouir sans entraves Gemma et Tom, l’enfant carton-pâte dénonçant leur boulimique compulsivité à la possession. Ne soyez pas de votre génération, disait le poète, mais Gemma et Tom en sont incapables, ils n’ont pas simplement abdiqué mais participent eux-mêmes de la pression sociale qui les étouffent. Do it yourself, vous aviez des rêves, vous y serez contraints : contrainte de la maison, contrainte de la maternité/la paternité. Vous pensiez prendre un enfant par la main ? C’est lui qui vous tient en laisse. CF : CASTOR.

Mais « ça » résiste encore un peu et, las de ne pouvoir s’échapper par les toits comme dans un film de Belmondo, Tom sacrifie sa génération, brûle la maison, qu’il retrouve intacte au petit matin. Tom n’a rien compris : on ne brûle pas l’enfer par le feu, comme on ne réchappe pas de la noyade en se mettant la tête sous l’eau. Aucune échappée n’est possible. Le ciel ne montrait pas d’horizon, le sol ferme les faisait tourner en rond dans leur véhicule, restera le sous-sol à exploiter comme autant de richesse aurifère, mais rien que du plomb : Tom se met à creuser son propre trou. À la fin du film, chassés définitivement de leur maison comme le coucou débarrassait les lieux du nid, maison dont ils trouvent porte close, car petit « ça » a bien grandi maintenant, le voici dorénavant adulte, lui qui a l’âge d’un chien comme le système qu’il incarne, peut désormais fonctionner définitivement de manière autonome. Mais Tom, épuisé qu’il a été par le travail harassant d’une vie (« Laisse-moi creuser, c’est la seule chose que je peux faire », dit-il à Gemma, qui répond « Mais à quoi bon ? Pour aller en Australie ou en enfer ? »), travail aussi bête et méchant que la pelle frappe imbécilement le sol, Tom qui devait bien rembourser la dette de son emprunt, Tom terminera paisiblement son trajet aberrant dans son trou, qu’il aura creusé patiemment avec sa queue de castor (la pelle), bientôt rejoint par sa fiancée, dont le sens de la vie est précisé par « ça » devenu grand : comme les gouttes de pluie indiquent la bonne direction, pour une mère, finir en terre est la destination naturelle après avoir éduqué son enfant « à affronter le monde ».

Dans Vivarium, on le regrettera, dès le départ, tout comme le voyage est immobile parce que l’arrivée est sans point de retour possible, l’intellect fonctionne au ralenti . Trop de panneaux d’indications précisent la destination du film. Son propos, sur lequel il faut absolument s’arrêter parce qu’il fonctionne comme gimmick dans nombre d’autres films ? La dénonciation de l’ikéaisation du monde, cette standardisation des aspirations auquel le tout-consumérisme aurait naturellement conduit chacun. Une intelligence dont pourtant la critique, comme les festivals auxquels le film a pris part, a le plus souvent été saluée. Cette unanimité de la huée du système consumériste, au fond, paraît tout aussi conformiste que le propos du film. Dès les années 50, Douglas Sirk montrait déjà l’enfer qui couvait sous le couvercle de ce mode de vie made in USA. Dans Vivarium, qui se veut pourtant fantastique, aucune surprise, aucun espace ménagé au sursaut de l’esprit, tout y est calculé dans ses trajectoires. Cinéma en veille, tout y est convenu pour être aussi reposant que le système qu’il dénonce, qui rassure chacun le regardant en tant que spectateur averti : personne ne serait dupe du système Ikéa, sauf les imbéciles. Film qui nous fait penser irrémédiablement à la fameuse expérience de Milgram menée en 1967 par le psychologue du même nom, qui en serait la version filmée dans ses conclusions.

Dans cette célèbre expérience, on dit faussement aux participants (les professeurs) qu’il s’agira de prendre part pour eux aux techniques d’apprentissage, sous l’œil averti d’un scientifique en blouse blanche, le professeur délivrant une charge de 400 volts dans le corps de l’élève à chaque mauvaise réponse donnée par celui-ci. Si chaque professeur, auquel le scientifique intimera toujours l’ordre de continuer, malgré les souffrances infligées et visibles, commence bientôt à ressentir un conflit moral (Doit-il continuer ? Est-il en train de torturer?), il n’en reste pas moins que l’étude conclura à la propension naturelle de chacun à l’obéissance malsaine puisque très majoritairement, dit l’étude à 65%, les professeurs respecteront les ordres donnés par les scientifiques (ignorant que les élèves sont des comédiens, ignorant encore qu’ils participent, au vrai, à une expérience sur l’obéissance). Conclusion de Milgram, comme de nombreux commentateurs de l’expérience : l’obéissance serait une tendance sociale générale liée à l’intégration dans un système hiérarchique.

Tout l’intérêt de cette expérience comme semble le montrer Vivarium est précisément le crédit porté à celui qui est en charge d’une autorité, quelle qu’elle soit. Si dans l’expérience de Milgram, le professeur a confiance dans le scientifique, dont le laboratoire ne peut pas être une chambre de torture, Gemma et Tom en ont tout autant à l’égard de Martin-pêcheur le vendeur au début du film, même s’ils sont a priori réticents, quand bien même leur choix immobilier n’était pas initialement celui de s’installer dans un quartier résidentiel, mais, pour Lorcan Finnegan, Gemma et Tom sont malgré tout responsables de leur décision de suivre Martin comme Panurge avait ses moutons. Cette confiance accordée de prime abord, dans l’expérience comme dans le film, ne signifie absolument pas que chacun acceptera tout ce qui lui sera demandé, mais plutôt qu’un conflit moral sera élevé entre ce qui est demandé (suivre le scientifique/suivre le vendeur) et la réponse qui sera faite, une pesée dans le for intérieur de chacun.

Une vue aérienne du quartier de Vivarium
© The Jokers - Les Bookmakers

Quand on se rend chez Ikea comme on va dans un programme immobilier, auquel le mobilier se conformera tout à fait, un tel pacte de confiance est pré-scellé. Chacun accorde du crédit à cette autorité comme on va chez son banquier pour s’offrir ce luxe, crédit qui repose, étymologiquement sur un credo, un croire. Gemma et Tom se laissent guider vers un endroit qu’ils rejettent a priori, comme on obéit à l’injonction d’avoir maison/chien/enfant, tiercé de nos vies, dans l’ordre ou le désordre de nos choix. Ils (f)ont confiance, mais confiance funeste parce que trop aveugle.

Une cécité qui est à ce point généralisée, que le film va aller croissant dans son emportement, plus loin dans son expérience que celle de Milgram, conceptualisant dans ses conclusions comme ses condamnations l’ikéaisation en cours de nos sociétés. Mais, critiquer, comme le fait l’expérience de Milgram à l’instar de Vivarium, ce suivisme, c’est manquer d’apercevoir que sans ce crédit initial accordé aux agents de l’ordre, peu importe leur statut, leur fonction comme leur rang hiérarchique, ce sont toutes les structures qui maintiennent le lien social qui s’effondreraient aussitôt. Sans confiance, aucune vie sociale n’est possible. A contrario du film, c’est plutôt le fait de juger comme anormal d’obéir à une autorité perçue comme légitime qui est naïf, tout comme on accorde crédit au pain du boulanger de ne pas être empoisonné, au courrier délivré par le facteur de n’avoir pas été lu au préalable. C’est nier l’idée que l’individu n’a pas une autonomie absolue. À cet égard, dans ses caméras cachées, François Damiens joue le rôle, le plus souvent, d’un agent social auquel on accorde spontanément crédit (guichetier à la poste, vendeur de chaussures…), qui joue le rôle d’un individu s’insérant dans une structure sociale, de sorte que lorsqu’il s’amuse à faire répéter vingt-cinq fois la même chose à un usager, ce dernier s’apprête à le faire déjà une vingt-sixième fois, malgré l’incongruité de la situation. L’usager, qui s’aperçoit bien de l’anormalité de ce qui lui est demandé comme Gemma et Tom saisissent combien Martin-pêcheur le vendeur est « bizarre », accepte malgré tout de jouer le jeu de la confiance sociale. Chacun faisant alors l’expérience de sa capacité de résistance, comme les individus filmés par François Damiens, à fournir de la rationalité à ce qui n’en a plus. Si l’on sort des conventions, sans aucun doute possible y a-t-il nécessairement une raison, chacun ne pouvant pas croire que la raison dans les structures sociales ne tienne plus. Un conflit s’élève dans l’esprit de chacun (Tom veut tuer « ça » l’enfant, Gemma s’y refuse, le regrettant plus tard, trop tard), conflit entre leurs représentations des structures sociales et la réalité de la situation à laquelle ils font face.

Mais juger, comme le fait au fond Lorcan Finnegan, celui qui obéit de la sorte, c’est manquer d’apercevoir que chacun obéit à des autorités : même lorsqu’il s’agit de contester l’autorité en place, c’est encore se conformer à une autre autorité/idéologie/système de valeurs. C’est se comporter, en tant que réalisateur, en spectateur, à l’instar des nombreux commentateurs de l’expérience de Milgram comme Milgram lui-même. C’est s’exciper de sa propre part de responsabilité. Au contraire, le film s’érige comme représentant de la bonne conscience, du bien contre le mal, en peseur de la conscience des individus moutonniers. La cible est dès lors manquée. Le problème n’est pas celui de l’obéissance mais de l’obéissance comme habitude, autrement dit l’obéissance aveugle : l’ikéaisation des consciences, la conformation libre et consentie à des normes, comme la soumission à une certaine mode, qui rend aveugle à l’abandon du discernement. Conformisme social qui pose problème car non-perçu de manière consciente, contrairement à l’obéissance à une autorité qui, elle, est toujours consciente comme Gemma et Tom sont conscients de ce qu’ils sont/de ce qu’ils font. Au contraire, le conformisme social n’est jamais l’enjeu d’un conflit de valeurs.

L’ikéaisation, c’est le contraire de l’expérience du film comme celle de Milgram en vérité, c’est l’instant où le conflit moral est suspendu. L’ikéaisation, c’est la levée du conflit moral. Gemma et Tom n’ont jamais eu besoin, au vrai, d’aucune autorité pour se voir condamner à l’obéissance. Ils ont toujours été la cagoule et la nuque offerte, leur propre bourreau. L’ikéaisation, c’est le moment où le système n’a plus besoin de contrôler les individus pour fonctionner sereinement, ce moment où bourreau et victime sont une seule et même personne. Sur leur seule tête, Gemma et Tom deviennent le donneur d’ordre comme le servile agent obéissant, se commande et se condamne dans et par le même geste. Dans Vivarium, si le serviteur est invisible, ce n’est pas là une situation fantastique comme voudrait l’indiquer le film, c’est que Gemma et Tom sont leurs propres servants et desservants (qu’il s’agisse des poubelles ramassées au contraire de la nourriture apportée comme de l’enfant), parallélisme des formes qui montre que, si chacun est son propre esclave, il l’est de bien curieuse manière, un esclave qui aurait consenti à son propre état d’asservissement, qui produirait ce qu’en philosophie du langage on appelle une contradiction performative, un propos qui se dissout à l’instant d’être formulé, qui dirait à bas bruit : « je veux être esclave », esclave par amour comme de son sort, l’état d’asservissement dans lequel le quidam se placerait auto-niant à l’instant même l’état de liberté dans lequel il se trouvait initialement. En somme, de formuler un propos absurde. Or, précisément, Lorcan Finnegan n’a pas fait le choix de l’absurde mais du fantastique pour renforcer l’assise de son attaque, qui produit pourtant le contraire de l’effet escompté.

Le problème de l’utilisation du fantastique dans Vivarium provient de la croyance de Lorcan Finnegan qu’il serait l’autre de la réalité la plus morne. Il agit alors comme simple décorum où l’intrigue se déroulera, lui confiant les clés du camion, fantastique appauvri qui n’est plus rien d’autre qu’un prêt à penser, produisant le même effet qu’un kit de montage d’un meuble Ikéa : tout est là, à loisir, il n’y a plus qu’à suivre le fil d’Ariane qui se voulait pourtant labyrinthique dans le film. A force de jouer la carte du fantastique partout, le fantastique n’est plus nulle part, comme cette utilisation saturée de la couleur qui fonctionne comme une enseigne par trop voyante, invitant le spectateur à entrer dans le cirque du système consumériste qu’il s’agissait pourtant de critiquer. Mais le fantastique, pour qu’il fonctionne même à bas régime dans un film à charge critique, ne peut pas être l’autre de la réalité, sa tête renversée. Il ne peut pas lui provenir de l’extérieur tout comme l’irrationnel n’est pas l’autre de la raison mais font bien corps. Le fantastique, utilisé dans un tel registre, ce devrait être plutôt Janus, réalité a deux visages, petit dieu des commencements et des fins, du passage et des portes que Lorcan Finnegan nous claque au nez.

Ce qui est extraordinaire, au sens de fantastique, survient au contraire toujours depuis la réalité la plus prosaïque, depuis les comportements les plus sensés, les plus normés, qui, à force de mécanisation en deviennent étranges, tic partagé et partageable, cette manière pour chacun de se conformer à ce qu’il fait, à ce qu’il est sans jamais plus y penser. Sans jamais (y) penser, voici le cauchemar : savoir monter soi-même un meuble Ikea, croire qu’on est à la manœuvre quand plus rien n’a été décidé par soi. Contrairement à l’analyse de Freud, pour que le fantastique soit, inutile de détourner les objets du quotidien de leur fonction. Depuis leur fonction, le fantastique peut apparaît.

Le fantastique, pour prendre un exemple de film à caractère critique, surgit dans Les salauds dorment en paix (Akira Kurosawa, 1960) quand, lors de la célébration du mariage de la fille d’un haut fonctionnaire corrompu, par laquelle débute le film, lors de ce cérémonial même, depuis ce cérémonial orchestré dans les moindres détails, par la volonté de chacun d’y satisfaire, non pas par par excès de traditionalisme mais par le jeu mécanique de la conformation confinant à l’obséquiosité, cette bêtise faite à la politesse, visage obligé de circonstance, manière contrite de la figure sociale, autant de corps filmé, recroquevillés sur leur statut comme leurs habitudes, jeu social en forme de symphonie proprement fantastique, c’est-à-dire mise en situation de la réalité par un ensemble de détails qui se déréalisent, abrutissant les comportements les plus adaptés, finissant par déborder du cadre de la réalité, depuis la réalité, produisant une image gâtée à mesure que le réel comme les détails s’exacerbent, le diable n’étant jamais visible, au contraire de ce que montre Vivarium, le véritable diable se cachant dans les détails. Chaque effort consenti par chacun d’être et de demeurer à sa place le déplace, cette volonté de s’y amarrer le plus fermement possible expulse chacun de son orbe, tous renvoyés dans une autre dimension proprement fantastique : la prison pour celui qui était le gardien du troupeau (le patron) ; le juriste qui, à force de lois, devient déloyal ; le comptable à raison de compter sans cesse décomptera ses jours derrière les barreaux, l’esprit de sérieux conduisant à la fantaisie la plus débridée, soit le fantastique. Un mariage célébré, une vie rangée, un meuble monté. La conformation finit par enfanter de la déformation, et bientôt, déjà, le meuble penche comme la caméra filme les invités à table décadrés : à force d’avoir de la tenue, chacun finit par en manquer. Quand le fantastique s’insinue dans l’ordinaire pour mieux dénoncer une réalité sociale, Vivarium parcourt le trajet inverse, l’ordinaire ne se profilant que dans le fantastique, vignette systématique, étrangeté plaquée transformant la peur du conformisme comme l’horreur économique en vertige de supérette. Dans Vivarium, tout est concerté, trop bien monté comme pousse trop facilement depuis nos mains un meuble Ikéa.

Cinéma de la défection des forces, dans Vivarium, rien n’ébranle plus l’œil, dès lors. L’équivoque réside dans le seul fait de la présence de sa critique du système. Critique qu’on ne réfute pas, tant elle s’impose. Présence qui ne cède jamais. Ogre, en quelque sorte, avec ces mots d’horloge qu’ont les prophètes. Vivarium, donc, s’il réfléchit, c’est dans l’angle strict de sa possibilité d’être répété par chacun comme les enfants aiment écouter cent fois la même histoire afin de se rassurer contre l’impermanence du monde qui vient. Mais une horloge ne pense pas. Elle réduit le mystère, le temps, à sa perpétuelle délibération. Elle ne produit rien que le son abrutissant du coucou, le coucou de Lorcan Finnegan, une critique molle, inutile parce que conquise d’avance, que chacun pourra se répéter mollement le soir venu, dans son mobilier suédois, juste avant de s’endormir tout à fait, Harry Lime (Orson Welles), en conteur, nous murmurant, dans Le Troisième Homme (Carol Reed, 1949) : « […] pendant 30 ans en Italie sous les Borgias, ils ont eu la guerre, la terreur, des meurtres et des massacres, mais il y a aussi eu Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. En Suisse, ils ont eu cinq cents années d’amour fraternel, de démocratie et de paix, et qu’est-ce que cela a produit ? L’horloge à coucou ! » Au moins, concédera-t-on que l’horloge rend-elle à ce mystère toute son implacabilité, toute sa folle éternité quand le film est à lui-même l’objet de sa défaite. Film serti, ou recru, d’un espoir sans usage, qui annonce la servitude qu’il dénonçait, prendre son spectateur dans un lacis indémêlable, avec son propos noyé dans sa sueur, fourbu, dans un cinéma qui est finalement plus rassurant qu’inquiétant parce que trop tombé tôt dans le mol oreiller de ses certitudes, justement trop tombé pour le matin réinventer nos drames, cinéma tenté en permanence par l’ébriété des songes, qui méconnaît, le fou, la forme de son doute, quand le doute devrait nous tenir sans cesse éveillé.

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