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Trond Fausa Aurvåg devant une maison dans le désert dans Norway of Life
Critique

« Norway of Life » de Jens Lien : Phantom of the IKEA Paradise

David Fonseca
Norway of life (2006), premier film de Jens Lien, entendait sans doute jeter les bases, au début des années 2000, d’un nouveau type de cinéma contestataire, dénonçant ce qu’il conviendrait d’appeler l’ikéaisation de nos sociétés. Un monde étrange dans lequel se trouve plongé Andréas, où tout est à disposition — emploi, femme, maison — duquel aucune échappée n’est possible, malgré un plan d’évasion qui s’apparentera finalement davantage à un plan de montage d’un meuble Ikéa où tout est, malheureusement, joué d’avance.
David Fonseca

« Norway of Life », un film de Jens Lien (2006)

Tout nous porte, en tant que spectateur, vers des contrées cinématographiques dont nous savons pourtant qu’elles se dérobent sans cesse. Mais rien n’y fait. Au gré des fatigues et des repères incertains, la plupart du temps, nous n’hésitons pas : nous pensons toujours que c’est ailleurs que notre vérité du cinéma se trouvera. On a cru ainsi, également, un temps, la trouver chez Jens Lien, dans un petit Nord qui n’est pas si froid. Norway of life semble s’inscrire d’emblée, en effet, dans un cinéma qui nous chauffe parfois l’espoir : Andersson, Käurismaki, Kuri…Mais ici, très rapidement, à peine arrivons-nous en vue de l’oasis promis que la piste se glisse sous les sables : le mirage l’emporte. Seule comptera, donc, dorénavant, l’extrême ardeur que nous mettrons à forger notre regard d’où naîtra la source du malentendu. Car ce film qu’on aurait souhaité tant aimé, nos yeux s’en détourneront rapidement. Spectateur volage ? Non. Prudent. C’est que les chemins construits par Norway of Life ne vouent qu’à des départs immobiles. Ses intentions les plus pures se réduisent à fausser la route prévue. Le film se voulait une invitation à un voyage mystérieux, aux confins de l’absurde. Il en a trop balisé le terrain. Dès lors, de ces images comme autant de fragments d’existence tirés du film, d’instants échappés à leur durée, on ne saurait rien présager. C’est qu’à force de se répéter, le propos de Jens Lien, éclair calciné dans sa trajectoire, atteint à la plus évidente clarté : ce cinéma n’a rien à dire sinon à nous (ré-)conforter.

Nous sommes là, pourtant, dans les premières minutes du film, attendant au bord de notre siège l’éclair ou la foudre. Nous observons ce grand espace désertique filmé dès les premiers plans de Norway of life, référence à un Paris-Texas lointain. La brûlure n’a pas encore cessé, nous ne prétendons plus à rien, simplement à nous avancer davantage pour percer une quelconque énigme. En effet, venu d’on ne sait où, pourquoi ce type est-il là, seul, dans ce bus ? Pourquoi ce « Welcome » en plein désert adressé à notre principal protagoniste, Andréas ? Pourquoi vient-on le chercher, lui ? Et puis, plus rien. Ou trop. En même temps. Ce qui pose problème. Car notre Andréas, personnage central du film, Harry-Dean-Stantonisé, est emmené ailleurs, dans la grande ville, où tout a été préparé pour lui : appartement, travail, femme. Oui, tout est disponible, à volonté, à satiété. Mais sans odeur. Et cela, Andreas, l’a bien senti. Car tout est cellophané ici, norme U.E. oblige : l’amour ne fait pas mal, l’alcool ne saoule pas, et même la mort ne tue pas. Quoi, nous parlerait-on de notre consuméro-matérialo-conformisme ? Le message est donc bien compris... le bonheur ne s’achète pas comme un meuble Ikéa. Et c’est là que le bât blesse : ce cinéma ne nous indispose pas, il nous conforte dans nos molles certitudes de gaucho-libéralo-haltérophile. On en fait des tonnes pour un pois. Rappelez-vous : même un épisode des Bisounours connaissait sa petite tension. Mais pas de malaise ici, malgré l’absurdité des situations et l’intention de l’auteur, on a la dénonciation facile, le verbe bobo. C’est que ce cinéma surveille trop ses territoires. Ses efforts pour tracer un parcours sont construits de trop nombreux clichés qui le font se souvenir autant de la foudre que des plombs. Ce cinéma, donc, bientôt, tombe. Mais sa mort ne libère aucune possibilité. A l’instar du doigt coupé d’Andreas par la photocopieuse, enrubanné d’un sparadrap gros comme un gant de boxeur, tout est boursouflé : le moindre détail s’enfle…et bientôt, déjà, le doigt repousse…

Trond Fausa Aurvåg dans le désert dans Norway of Life

Dès lors, après avoir navigué au refus, il nous suffira de découvrir la bonne passe pour pénétrer dans ce lieu abandonné depuis le premier plan du film : l’autre rive. Ce dont se charge, pour nous, Andréas. Car notre héros a trouvé sa petite musique à lui, un trou dans un mur, chez l’un de ses comparses qui se révolte contre le tout consumérisme, d’où s’échappe les notes d’un violoncelle qui mènerait à l’autre vie, la vraie, qui cogne et sonne…pourvu qu’elle enivre. Mais tant de soins, tant de surveillance pour creuser ce trou ne permettront pas à Andréas, finalement, de solliciter l’écho de cette autre existence qui vibre en lui. Il est aussitôt rappelé à l’ordre par la police des passions du coin. Nous aussi. Sachons donc nous affranchir de cette renaissance illusoire que Jens Lien, au fond, méprise. Car cela même qu’il entend dénoncer use la corde de son instrument. Las de notre toute puissance à contrôler nos vies, l’auteur abuse, pourtant, sans cesse du même artifice. Il en est ainsi le principal pourvoyeur. Car tout est martelé dans ce film. En ce lieu, le géomètre-réalisateur n’est donc pas de hasard, il a la mathématique folle en lui, celle qui théorise à coups de massue : on discute déco, on refait déco, on mange déco... To have or not to have... Et s’il demeure un doute, les dialogues font office de garde-meubles (« J’ai fait un rêve très bizarre », dit Andréas - « La couche d’apprêt prend du temps. C’est normal d’être fatigué », répond sa femme ; « Je te quitte », précise notre beau voyou - « Mais on a des invités samedi », lui rétorque sa complice). Qui s’inquiétera donc finalement de nos pas soustraits, de nos voix d’individus engloutis par l’absurde de nos modes de vie ? Quelqu’un répondra-t-il pour nous ? Certainement pas Jens Lien, qui hurle et nous détourne de son film : aucun délit de flagrante absence n’aura été constaté ici. Trop de pesanteur, trop de matière, qui engloutissent. Un comble, pour l’auteur qui souhaitait expurger sa réalisation de nos rondeurs. Ainsi, dans le film, la citadelle malmenée et ses enfants expulsés, il reste, avec cet exode et son vacarme, le simulacre des gestes reconquis, des paroles dévastées. Ce cinéma voudrait nous alerter, s’adresser à notre intelligence, mais il la méprise en multipliant références et paraboles. Lien voudrait nous parler d’absence, travailler son film par soustraction, mais les signes demeurent. Trop visibles. L’ombre de notre héros résistera donc toujours à la nuit. Car, pour qui sait voir, ses pas le ramènent toujours vers lui.

Pas de remords, pas de honte en face de l’écran : réduite en miettes par le film, notre image, parce qu’il s’agit tout de même de nous dont Jens Lien parle, se reforme à force de coups assénés. Dieux déchus et misérables, nous demeurons, héritiers de biens dont nous aurons toujours manqué ici. Fugitifs, nous contemplons ces choses absentes dans le film avec la sensation que le réalisateur souhaite nous en débarrasser sans jamais que nous les ayons possédées : le sens de la vie, la réussite, notre petit solstice. Le dernier plan filmé, le gué franchi, tout commence alors en réalité : cette durée si blanche que nous n’avons pas pu traverser durant ce film et qui s’inscrit désormais devant nous en filigrane sur le mot fin, ramène quelques instants épars, à venir peut-être, celui d’un cinéma encore à construire. Les frontières de ce petit Nord levées, nous n’atteindrons jamais l’extrême pointe de ce pays. Le vide de Norway of life, dès lors, ne doit pas nous éblouir et nous absorber. Car reste l’épure d’un cinéma, son espace, le souvenir de ce qui n’a pas été filmé ici, sinon dans une formule incomplète et perdue depuis longtemps, et qui reste à venir. Alors quoi ? Norway of life est-il trop kafkaïen, trop orwellien, trop ikéaien ? Ne réclamons rien pour lui : ni faveur, ni héritage. Inventons donc ce qui manque pour que tout ce qui était en trop ici s’estompe. Le cinéma trouvera sa voie en fin de course et délogera les ténèbres de nos existences. Si nous savons le suivre, nous deviendrons peut-être, alors, les gardiens assermentés d’un temple hâtivement délaissé par ce film. Ici, enfin, le cinéma comme nos vies soupèseront leurs chances de ne pas rejoindre le chaos.

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