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Bill Murray et Rashida Jones boivent un cocktail dans On The Rocks
Critique

« On The Rocks » de Sofia Coppola : True lies, false life

David Fonseca
Dans son dernier film, On the Rocks (2020), Sofia Coppola, à travers la crise existentielle que traversent un père et sa fille, semble reprendre et corriger Lost in translation en un procès qui tourne mal, et pour ses personnages et, peut-être aussi et surtout, pour son film comme son cinéma.
David Fonseca

« On the Rocks », un film de Sofia Coppola (2020)

Dans Lost in translation, Sofia Coppola paraissait mettre en scène l’un des personnages du célèbre roman de Mishima, Le pavillon d’or, Japon oblige, lieu même où se déroulait l’intrigue existentielle du film. Pour mémoire, le roman de Mishima travaillait la question du sens de l’existence (notamment) à travers deux personnages principaux, deux séminaristes infirmes : un boiteux, qui, en manque de jambe, se pensait malgré tout en mesure d’infirmer le cours du monde par sa vitesse d’élocution, par les mots, un séducteur oratoire de chaque instant ; un bègue, qui pensait aussi vite qu’il se prenait les mots dans les jambes, incapables d’organiser une phrase comme d’ordonner le monde, sauf à en détruire la beauté. Face au monde, deux principes contradictoires, donc : les mots, qui peuvent changer le milieu ambiant de chacun, le transformer à la manière de la poésie ; d’autre part, le monde sur lequel les mots n’ont aucune prise, sa matière indomptable. Les mots peuvent-ils, en effet, faire une arme face à tout ce qui est insupportable ? Dans Lost in translation, Bob (Bill Murray) et Charlotte (Scarlett Johansson), qui éprouvaient le sentiment de la solitude dans leurs couples respectifs, entourés mais comme s’ils étaient encerclés, seuls au monde face à son spectacle incompréhensible, étaient de bien drôles d’observateurs filmés par Sofia Coppola : montrés à l’image déambulant dans leur vie, ils n’étaient pas tant spectateurs de leur histoire que actés par elle, comme s’ils étaient regardés en permanence par leur existence, un miroir qu’ils ne pouvaient briser. L’épreuve du film, dès lors, leur épreuve, apprendre à regarder les choses telles qu’elles sont, avec les yeux de la balistique : but, ce but à atteindre, « Bang !, Bang ! » chantait Nancy Sinatra, et tu tombes ! Dès lors, dans Lost in Translation, Bob et Charlotte, pour éviter les balles perdues, n’entraient dans un rapport avec le monde qu’à la manière de l’infirme de Mishima en manque de langue, en bégayant leur vie comme ils allaient de côté, en la saisissant dans un tremblement qui rendait sa réalité difforme. On the Rocks, le dernier film de Sofia Coppola, de ce point de vue, semble faire strictement le trajet inverse, en s’efforçant d’éclaircir ce qui demeurait dans les brumes dans Lost in Translation.

En effet, quand Lost in translation n’était que doute térébrant, On the Rocks se veut rassurant. Quand Lost in translation filmait des êtres incapables d’être au monde, Bob et Charlotte, On the Rocks met à l’écran des individus qui veulent en être, Laura (Rashida Jones) et son père, Félix (Bill Murray) . Quand tout était sans pouvoir, sur le cours de sa vie comme les choses dans Lost in translation, On the Rocks passe par l’affirmation d’une maîtrise. Quand Lost in translation était tout entier contenu dans un silence, un secret par lequel se terminait le film, On the Rocks, à la façon de l’inquisiteur, veut tout dire, tout faire, tout savoir, tout comprendre, tout signifier : expose au grand jour le diamant d’un couple comme la vie de Laura et son père, résout leur crise existentielle à la façon d’un problème quand Lost in translation s’y refusait.

En somme, la lourdeur (de l’existence), dans Lost in translation, amenait peu à peu à la grâce Bob et Charlotte quand le mouvement est réciproquement inverse dans On the Rocks, sa légèreté reléguant à la pesanteur. En regardant On the Rocks, un doute vient dès lors aussitôt à l’esprit : si la fessée est désormais interdite, Sofia Coppola ne corrigerait-elle pas pourtant, en sous-main, son petit ? Précisément, quand Lost in translation montrait à l’épreuve deux individus, dans un rapport mélancolique au monde, cette quête du sens semble orientée tout autrement dans son dernier film, prend un autre tour, celui d’un rapport nostalgique. On the Rocks semble en effet répondre en écho à Lost in translation, mais déformé dans le temps et l’espace. On the Rocks reprend proprement Lost in translation là où il s’était arrêté, à l’instant où Bob quittait Charlotte, repartant pour l’Amérique, en fin de film, la délivrant de tout le mal de son existence par le partage d’un secret inaudible pour le spectateur. Depuis Lost in translation, les années ont passé. Charlotte, qui ne savait de quel pas avancer dans sa vie, a grandi, aidée sans doute du secret que lui avait transmis Bob, la voici désormais dans On the Rocks sortie de l’état de minorité dans lequel elle se trouvait confinée dans Lost in translation (que faire de sa vie, s’y demandait-elle ?). Dorénavant, dans le dernier film de Sofia Coppola, la voit-on devenir tout autre, une personne, c’est-à-dire une adulte en bonne et due forme, corvéable à merci, mais dont la plasticité n’est plus à géométrie variable. Le champ des possibles de Lost in translation, qui l’ouvrait à l’angoisse du choix, expérience toute sartrienne, s’est réduit à la portion congrue dans On the Rocks : mariée, elle l’est toujours, mais avec enfants et profession à l’appui, elle qui ne savait comment ordonner sa vie dans Lost in translation, un changement induit par la modification de son prénom comme le choix de l’actrice pour incarner à l’écran les hésitations d’une femme face à sa vie/dans sa vie. Elle s’appellera désormais Laura dans On the Rocks quand elle se prénommait Charlotte dans Lost in translation, sera symétriquement incarnée par une actrice mid tempo, le battement de cœur comme le jeu entre 110 et 130 BPM, conforme à sa vie, l’actrice Rashida Jones, parfaitement ajustée au rôle.

Les correspondances, qui vont de Lost in translation à On the Rocks, s’inscrivent également dans une même topographie des lieux. A l’égarement de Lost in translation répond l’orientation de On the Rocks, carte en main, Charlotte/Laura est de retour dans On the Rocks à New-York, ville dont elle était native dans Lost in translation, de retour, donc, de son voyage au Japon où elle accompagnait son mari photographe, ce mari qu’elle pressentait comme un étranger, qu’elle disait ne pas connaître. Topographie des lieux identiques, la destination professionnelle est autant dans un rapport semblable dans les deux films : la si indécise Charlotte, qui ne savait que faire de sa vie, est devenue à présent la romancière à quoi elle s’essayait dans Lost in translation, sans être tout à fait certaine de s’y arrêter pour ne pas aimer ce qu’elle écrivait, ce à quoi l’encourageait pourtant Bob l’acteur vieillissant.

Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes, dans On the Rocks, si ce n’était cette crise de la quarantaine, Laura, romancière sans doute, mais tellement arrivée à bon port dans sa vie qu’elle gît plus qu’elle ne vit, complètement cuite, encendrée, pour ne pas dire faisandée : en panne d’inspiration, elle est un être immobile, incapable d’avancer dans la vie quand son mari est aux antipodes, semblant sorti tout droit de l’une de ces salles de jeux vidéos où se rendait en spectatrice Charlotte dans Lost in translation, Supersonic des temps modernes, un être de la nouvelle ère, de la start-up, efficace, affairé, sans cesse en voyage comme le mari photographe de Charlotte dans Lost in translation se déplaçait en permanence, mari à ce point mouvant, point mobile en diffraction, qu’un tel être ne saurait s’appesantir dans une forme de vie toute grégaire que, bien évidement, Laura soupçonne bientôt d’entretenir une relation extra-conjugale, lui si souvent en compagnie d’une charmante collaboratrice. Voici le nœud du film, que Sofia Coppola, bien plutôt que de nous en libérer comme elle faisait dans Lost in translation va laisser couler, à force de dénouer l’intrigue. Car Laura, dans On the Rocks, inquiète, enquête, fait le point sur sa vie comme sur son couple, mais incapable pour y être perdue de le faire seule, engage un détective de circonstance, son père, aussi charmant que volubile, détective existentiel incarné par un Bill Murray (Félix) également de retour de Lost in translation, mais désormais trop vieux pour être l’oiseau/amant/aimant de passage de Charlotte, qui jouera donc le rôle du père de Laura dans On the Rocks. Félix n’a cependant pas perdu le moindre des attributs de Bob dans Lost in translation : toujours en voyage, il est un être des hôtels, qu’il connaît par cœur, de Londres à New-York, Bill a ses informateurs, personnage toujours averti, sur les autres, sur la vie, sur les femmes, avisé, c’est une chaîne d’info continue, Félix a le don de la girouette, un avis sur tout, Huggy les bons tuyaux tout droit sorti de Starsky & Hutch, personnage factotum, couteau suisse de la vie bien utile pour aider sa fille à faire éclater la vérité sur son existence. Félix, malgré les années, malgré Lost in translation, est toujours aussi séducteur impénitent, vieux beau, un playboy minute, ex-homme marié à la mère de Laura/divorcé à force de draguer comme le chaland mais que Laura, dans On the Rocks, finira par juger sévèrement, quand Bob, dans Lost in translation, était tout autant marié, trompant sa femme avec une Charlotte ingénue qui, elle-même en mariage, ne se posait pas la moindre question sur la moralité ou l’immoralité de leur liaison. Le cinéma de Sofia Coppola se serait-il depuis lors embourgeoisé, ou bien filme-t-elle, plus subtilement, l’embourgeoisement d’un couple dans On the Rocks quand, disons libertaire, elle laissait la chance à l’amour de s’échapper de toute forme d’arraisonnement dans Lost in translation ?

Laura (Rashida Jones) dans la rue dans On the rocks
© Apple TV+

On peut nourrir les deux sentiments à l’égard de On the Rocks, hésitant dans la lecture que l’on pourrait avoir du film, à la manière dont ses personnages vont dans la vie, si ce n’était peut-être sa fin en forme de happy end résolutoire de l’intrigue, ce choix fait par Sofia Coppola, dans son film, pour mettre en scène un couple, de l’enclos, du mur, le désir de réappropriation de ce qui a été perdu, l’histoire d’une femme qui, aidée de son père, s’efforce de ressaisir sa réalité comme son couple. Or, si le désir de Bob pour Charlotte et inversement était indexé sur le manque dans Lost in translation, les installant dans un rapport mélancolique au monde, Sofia Coppola semble faire le choix inverse dans On the Rocks, Laura comme son père étant des personnages davantage nostalgiques, qui permettrait, peut-être, à Sofia Coppola d’en montrer les effets néfastes, à l’inverse de celui de la mélancolie qu’elle filmait si bien dans Virgin Suicides et Lost in translation. Car, lorsque la nostalgie est une quête du paradis perdu, d’une volonté d’un retour aux origines, auxquelles les personnages du film de Sofia Coppola croient fermement en l’existence comme en un sens de la vie, la mélancolie de Lost in translation montrait au contraire le sentiment de l’absurdité d’une telle (entre-)prise.

Pour Laura comme son père Félix, quelque chose s’est perdu entre ici ou là, qu’il leur faut absolument et instamment retrouver tandis que la mélancolie de Bob et Charlotte, dans Lost in translation, était au contraire l’expression du détachement à l’égard de toute nécessité, y compris au temps présent. Car vivre au présent, c’était être encore trop fortement attaché aux choses pour Bob et Charlotte, qui faisaient plutôt le choix de vivre l’instant : quand le présent est encore un refuge, offre (faussement) l’assurance de sa compacité, l’instant est aussi évanescent et fugace que Bob et Charlotte incarnaient à l’écran leur vie comme leur rapport au monde, d’un pas léger sur un sol qui se dérobe en permanence pour s’y trouver sur sa pointe. La nostalgie de Laura et Félix est sans doute, quant à elle, détachée également du présent, mais trop attachée à leur passé de fille/d’épouse comme de père/de mari/d’amant, qu’ils s’efforcent de reconstituer dans On the Rocks, quand la mélancolie de Bob et Charlotte était détachée de tout, y compris de la nécessité de leur passé, présent et futur qui leur permettait enfin de jouir de l’instant, dès lors qu’il n’était plus entravé par la recherche d’un sens inexistant, s’embrassant à la fin du film, pour se dire, dans le même geste et par le même geste au revoir et à maintenant, à jamais ensemble mais séparés pour toujours, un adieu en guise de retrouvailles. Que s’est-il donc passé entre Lost in translation et On the Rocks ?

A priori, rien, car on retrouve, dans On the Rocks, toujours la même tension chez Sofia Coppola entre les menus plaisirs de la vie – ces nombreuses scènes au restaurant entre le père et sa fille ; mais aussi manger des frites pour Laura, lors d’un déjeuner avec sa mère, que sa belle sœur réprouve ; ces milk-shakes aussi pour les enfants, donnés par Félix le grand-père versus le seul lait proposé par Laura la mère lors d’un goûter ; les plaisirs de la sexualité, et la difficulté, l’immense difficulté à y être pour Laura, dont Sofia Coppola filme l’ennui façon Moravia, Sofia Coppola filmant à nouveau des êtres dans un monde qui (leur) échappe, mais un ennui qui, cependant, métaphysique chez Moravia, en aurait perdu les couleurs dans On the Rocks, moins méta que bêta, un ennui purement physique, simplement relayé par les relations mondaines et matérielles, car Félix le chat l’enquêteur, s’il n’est pas Merlin l’enchanteur, Laura, sa fille, n’a pas davantage Les yeux de Laura Mars : elle ne voit rien au-delà du cercle concentrique de sa vie pour en avoir oublié les ondulations comme elle a le cheveu raide et trop fin, aucune liane pour aller de loin en loin – n’est pas Jane/Scarlett l’évanescente qui veut.

A priori, encore, rien de bien différent entre On the Rocks et Lost in translation, le dernier film de Sofia Coppola fonctionnant tout autant sur la loi des contraires comme était organisé dans sa construction Lost in translation, dont les similitudes poussent l’effet de ressemblance jusqu’en leur titres respectifs, chaque titre des films étant fait simplement de trois mots comme un air qui ne serait composé que de quelques notes, une même ritournelle : le père de Laura (tout comme son mari), est un être de passage quand Laura est de l’espèce des enracinés, a le rapport notarial au monde, un être du cadastre (dans Lost in translation, lorsque Laura ne s’appelait encore que Charlotte, la voyait-on plutôt déracinée). Un père qui a le démon du balai en lui, vivant littéralement dans une voiture, comme les quelques scènes de véhicules filmées dans Tokyo montrait un Bob en circulation comme il tournait en rond dans sa vie, un père en mouvement dans On the Rocks, conduit par chauffeur, séducteur invétéré, parce qu’il est dans la nature de l’homme, dit-il, de s’y conformer, ce père qui essentialise comme il minéralise tout ce qu’il approche : « les femmes sont comme les fleurs, belles à chaque âge...même les fleurs séchées », qui a une explication anthropologique sur le rapport des hommes aux jeunes femmes, purement sexualisé, quand sa fille est un être de culture (Charlotte avait fait Yale dans Lost in translation, des études de philosophie, est devenue romancière depuis lors dans On the Rocks), une mère qui veut dès lors déprendre ses filles, contre l’avis de son père Félix, des déterminismes comme des lois du sexisme, d’après lesquelles une fille devrait avoir les cheveux longs et soyeux (dit le père de Laura), quand Laura les voudrait libres de disposer de leurs cheveux, lorsqu’elles deviendront grandes et, nécessairement, indépendantes, liberté cependant annulée dans ses effets, ses filles se conformant au choix de classe à laquelle appartient ses parents, qui font de la danse classique comme leur père évolue sur la seule pointe de son sexe : deux rapports au monde, la nature (pour Félix) contre la culture (de Laura), cet effort produit pour s’en arracher comme en déchiffrer les signes.

Ces dissimilitudes que l’on trouvait dans Lost in translation organisent encore la mécanique de On the Rocks. Lorsque Félix est dans un rapport invasif, sans cesse dans l’action, un cow-boy des temps modernes, dégainant plus vite que Luke la main froide, séduisant comme le colon allait sans cesse vers l’Ouest, Laura est dans un rapport contemplatif, un être de la réflexion, écrivaine sans doute, s’efforçant à la compréhension de la crise de son couple. Faut-il alors laisser faire les choses, se demande Sofia Coppola dans son film, en philosophe : suivre sa nature, aller sa pente ou bien s’efforcer à la domestiquer comme Laura s’y emploie ? Des deux solutions aucune n’apporte de réponse, entretenant le doute sur la lecture que l’on pourrait faire du film, chacune possédant ses impasses, Félix, aussi libre soit-il est un homme seul, depuis qu’il a trompé la mère de Laura, qui l’a quitté aussitôt, à qui il ne reste plus que le langage, séduisant à tout va, quand Laura la cérébrale a perdu les mots. Elle ne sait plus écrire sa vie.

De la même manière que le couple formé par Charlotte avec son mari photographe et celui de Bob avec sa femme laissée à la maison tandis qu’il se trouvait au Japon pour la fuir étaient construit de façon antithétique dans Lost in translation, le couple formé par Laura avec son mari dans On the Rocks, l’est de la même façon. Son mari, père de famille sans cesse en déplacement, en dépliement comme une carte qu’il parcourt sans cesse, être d’action, elle de réflexion, Laura qui a le voyage immobile quand son mari a le transport facile, une carte du monde en cinq zones en lieu et place du cerveau, a ses intermittences comme une panne de métro aux heures de pointe. Ainsi le voit-on manquer l’anniversaire de sa femme, parti en voyage d’affaire avec la si suspecte collaboratrice. Tout comme le père de Laura, qu’elle juge donc sévèrement, il est l’homme de la conquête quand Laura est la conquise, mari qui va sans cesse de l’avant, Homo Sapiens costumé en proie à de nouveaux territoires comme de nouvelles parts de marchés pour sa société, lorsque sa femme a une existence décorative, purement végétative, de celle qui, bonne mère, se trouve plantifiée auprès de ses enfants, à ce point mère qu’elle aura son cadeau, un thermomix, douze fonctions en un seul appareil ménager, qui dit l’emboîtement comme le resserrement d’une vie à l’étouffée, ce mari qui demande sans cesse à sa femme : « ça avance, ton livre ? » ; mais un livre n’avance pas, un livre, c’est un poids pour aller dans la vie. Alors, non, ça n’avance pas, ça bloque, ça fait bloc un livre, ça fait amas, Laura est ankylosée comme des veines prises au risque de la phlébite.

Mais Félix, son père, qui est là pour lui dégainer le corset à Laura, lui offre un énorme bouquet de roses, lors de cet anniversaire fêté à distance parce que le mari de Laura se trouve à L.A. (L.A., tout comme le mari de Charlotte, dans Lost in translation, en était originaire, ce mari qui a donc grandi lui aussi dans On the Rocks, sous d’autres traits, photographe dans Lost in translation, travaillant plus sérieusement dans le marketing cinéma dorénavant), anniversaire fêté à distance que Félix le papa prendra soin de fêter dans un restaurant : quand Laura est enfermée dans sa vie comme (semble) circonscrite dans le rôle de mère par son mari, voici plutôt que son père veut sans cesse la sortir, ce père qui sent les roses comme les choses. Et qui règle, ce faisant, le problème d’ajustement de sa fille comme celui de Charlotte dans Lost in translation qui, déplacée, incapable de comprendre sa vie comme d’y être, avait un problème de décalage horaire (pour être au Japon), comme de fuseau existentiel (pour ne pas savoir que faire de sa vie comme de son couple), à ce point qu’elle ne pouvait, tout le long du film, à l’instar de Bob qui traversait la même crise existentielle, trouver le sommeil. Dans On the Rocks, son père Félix entend donc résoudre ce problème : il offre à Laura, en guise de cadeau, sa montre, que sa fille mettait au poignet enfant, mais alors trop grande pour elle comme sa vie la dépasse par la droite aujourd’hui, une montre pour être enfin à midi pile, à l’heure de sa vie.

C’est que le père de Laura a du flair. Il enquête pour sa fille, de sorte que, finalement, si sur le papier, Lost in translation et On the Rocks entretiennent de nombreuses correspondances, le traitement du voyage est bien différent dans les deux films : On the Rocks répond en effet au mystère de Lost in translation, par lequel le film se terminait, par un travail d’inspection minutieux comme on démonterait une horlogerie quand au contraire Lost in translation avait perdu le chiffre de son mécanisme comme son coucou. Félix, lui, au contraire, dans On the Rocks, a le sifflet d’une pie, que nul ne saurait lui couper : il siffle en permanence, mélodie à l’appui, quand sa fille est incapable de sortir le moindre son de sa bouche. Félix est bel et bien Suisse. Félix est rassurant, il a la mécanique du pays aux cantons chevillée au corps, avec l’allant d’un Marlowe pour suivre le mari de Laura mais le talent d’un pied nickelé, quand sa belle voiture de course rougeoyante/rutilante/flamboyante tombe en panne à l’instant de révéler la prétendue duplicité du mari de Laura avec sa collaboratrice, un tel talent d’inspecteur, plus Clouzot que OO7 en mal d’enquête, géolocalisant pourtant sa voiture à tout va comme sa carte de crédit, mari de Laura placé « en vigilance rouge », dont il faut « collecter les données et analyser », un tel talent, donc, qui fera la preuve de sa mésintelligence pour découvrir en fin de film en une sorte de twist final de comédie romantique, Félix poussant l’absurdité de cette quête jusqu’à suivre et espionner avec Laura son mari au Mexique, pour découvrir que sa plus fidèle collaboratrice était en réalité lesbienne et le mari de Laura bien servile.

On the Rocks est donc, finalement, un film bien différent de celui de Lost in translation dans son traitement : les secrets (de famille, puisque Laura entend régler le cas de son père volage comme celui de son couple dans le film) ne sont pas tus au contraire de Bob qui murmurait à l’oreille de Charlotte à la fin de Lost in translation un secret à jamais perdu pour le spectateur… ; tout comme elle reproche à son père Félix de ne lui avoir rien caché de sa relation extra-conjugale lorsqu’elle était enfant, Laura finit par s’expliquer avec son mari en fin de film, dissipant les malentendus (ce mari qui voulait simplement plaire à sa femme comme ses filles allant le monde), les verbalisant à ce point qu’elle sait de nouveau siffler, retrouvant la mélopée de sa vie, Mélodie du bonheur reconquise, Laura enfin sur son onde comme sur une portée, note de musique enfin accordée au rythme de sa vie : son mari lui offre enfin son véritable cadeau pour cet anniversaire apparemment manqué, une montre, la sienne propre, celle de leur couple, qu’elle échange aussitôt contre celle de son père. Dans On the Rocks, si les pères naissent de leurs enfants, ils meurent aussi de leur main, Laura déliée de sa dette œdipienne (comme Sofia de son père, On the Rocks étant sans doute autant autobiographique que l’était Somewhere (2011), On the Rocks revenant dix ans plus tard sur l’état de leurs relations), Laura enfin raccord avec le décor, prête à vivre sa propre aventure, sur le méridien qui est le sien.

Dès lors, le doute que l’on pouvait avoir à propos de l’interprétation du film se dissipe. Même s’il s’agit sans doute dans On the Rocks autant de régler le sort d’un couple que de sauver la relation d’un père et de sa fille, celui de Sofia & Cie, les retrouvailles avec chacun en fin de film (du couple au père et sa fille) n’empêchant pas que les brisures existentielles demeurent, n’en reste pas moins que, en optant pour la tragi-comédie dans On the Rocks en lieu et place du spleen dans Lost in translation, préférant au whisky sec de Lost in translation le whisky On the Rocks, cette orientation est décevante, son cinéma ne s’y prêtant pas tout à fait, même s’il ouvrira peut-être, au mieux, de nouvelles perspectives à la réalisatrice. Un choix qui, de traiter en mode mineur un thème majeur, fera peut-être, aussi, pour certains spectateurs, la grandeur de ce petit film.

Pour notre part, ce choix fait craindre le pire car, quand Lost in translation nous laissait léger à l’instant du départ, se terminant dans le partage d’une Conversation secrète entre Bob et Charlotte, Conversation secrète de son père Francis que Sofia Coppola rejouait sur le plan sentimental et existentiel, On the Rocks reconstruit de nouvelles allégeances, produisant une sur-responsabilisation et une sur-tribunalisation de la vie de chacun de ces personnages sur un air sans doute enjoué mais plombant. On The Rocks, avec le temps et à l’oreille, semble en effet avoir perdu la musique langoureuse de Lost in translation. Ce n’est plus désormais un chant. Mais du chantage. Or il y a pire que la chute au cinéma. C’est la mauvaise pente.

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