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Franck (Pierre Deladonchamps) et Michel (Christophe Paou) font l'amour dans L'Inconnu du lac
Rayon vert

« L’Inconnu du lac » d'Alain Guiraudie : Rayons d'X

Des Nouvelles du Front cinématographique
Un film frontal et oblique serait-il paradoxal ou bien aporétique ? On peut déjà avancer qu'un paradoxe est, au sens premier du terme, à côté de la doxa, l'opinion commune, quand l'aporie désigne étymologiquement une absence de passage. La qualification ne serait donc pas aussi injustifiée pour L'Inconnu du lac. Le film d'Alain Guiraudie pense entre les passes du sexe et les impasses du désir qui s'écrivent sur la plage blanche d'une plage, entre le miroir opaque du lac et l'obscurité de la forêt. De face, on voit le sable strié cacher bien des biais.


« Je t'aime, mais parce que, inexplicablement, j'aime en
toi quelque chose plus que toi, l'objet a, je te mutile 
»
(Jacques Lacan, Le Séminaire [1964], Livre XI, Les
quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
, éd.
Seuil, 1973, leçon 20, p. 241)


Du naturisme au naturalisme (la nature perdue et l'os du désir)

Le quatrième long-métrage d'Alain Guiraudie n'est pas seulement paradoxal parce qu'il s'amuse à conjuguer naturisme et naturalisme, poussant son histoire criminelle dans les retranchements irisés du film noir et du conte mythologique, à la lisière du fantastique. Il l'est aussi parce qu'il arrive, comme le ferait une bouche avec un pénis, à emboîter oblicité (l'expression de désirs, troubles et obscurs) et frontalité (la représentation d'actes sexuels, solaire et crue). Comme si le sexe, qui s'expose frontalement, et le désir, qui s'exprime obliquement, s'emboîtaient, mais sans jamais coïncider tout à fait. La jouissance fuit en passant dans la faille séparant le sujet désirant du sujet du désir que l'acte sexuel accole provisoirement, plus solitaire qu'il n'y paraît, même à deux. La non-coïncidence est l'inconnue du lac, l'X qui est la lettre du désir et de son énigme, pornographique.

Solaire et sombre, L'Inconnu du lac l'est en ayant su jouer des coudes avec les paradoxes de la franchise (le trait plutôt « ligne claire » découpant les corps en « scope » sur des arrières-plans comme un fond neutre) et de l'oblicité (l'approche sensible du jour et de la cruauté, de la nuit et de l'opacité). Alain Guiraudie aurait peut-être même réussi à bricoler une forme originale de frontale oblicité, ou d'oblique frontalité, à la mesure d'un désir qui est fondamentalement ambivalent, se présentant à la fois de face comme de biais. La frontalité dévoilée révèle qu'elle est toujours déjà biaisée. La baise frontale ferait alors voir ce biais-là. C'est pourquoi son film repose sur les déplacements qui, subtilement, contrarient les clichés biaisés quand leurs strates matelassent des imaginaires hégémoniques, particulièrement celui de la « matrice hétérosexuelle » (Judith Butler).

Déplacements dans le film naturaliste (des hommes se rencontrent et se draguent sur les sables d'une plage baignée de soleil, bordée d'un côté par un lac, de l'autre par une forêt), comme dans le genre policier (la découverte d'un noyé entraîne l'arrivée d'un policier qui mène l'enquête en interrogeant les témoins, voire les suspects). Déplacements dans l'imaginaire mythologique (la forêt archaïque et sa bête lycanthrope de contes pour enfants), comme du film pornographique (les gros plans de fellation et d'éjaculation non simulés ont justifié une interdiction aux moins de 16 ans).

Du naturisme au naturalisme, la nature est là en étant toujours déjà perdue, comme le paradis. Ce qu'il reste c'est l'inconnu du lac. Du paradis perdu de la nature, il reste l'os du désir (l'X) et ses semblants (le lac est un miroir opaque, la forêt une zone d'obscurité) qui contrarient les partages symboliques des genres en compliquant les partitions catégoriques du sexe, diaboliquement.

Un monde sans femmes

C'est un bout de plage trouvé dans le Verdon à proximité du Lac de Sainte-Croix. Dans ses bordures plus éloignées qui abritent en forêt ses franges les moins fréquentées, la plage est peuplée de quelques naturistes, les habitués des lieux s'adonnant à la drague homo. S'il est vrai que l'on marche et court souvent dans le cinéma d'Alain Guiraudie, la marche s'accouple ici avec la nage (après s'être ajointée avec le vélo dans Le Roi de l'évasion). Marcher et courir, pédaler et nager : il est toujours question de se déplacer. Et, peut-être, espérer dans la foulée faire bouger quelques lignes dans le quadrillage des normes (dans la représentation) et des règles (dans l'identification).

L'opacité du désir, en étant investie sur le versant de ses fuyants interstices, a d'étranges modulations, des ondulations qui se confondent avec les ondoiements fatals de la pulsion de mort. L'un de ses avatars métonymiques serait le silure, ce poisson irrésistiblement phallique, long de plusieurs mètres, évoqué par certains mais que personne n'a jamais vu (comme les « ounailles » légendaires des premiers films d'Alain Guiraudie, Du soleil pour les gueux et Voici venu le temps).

Investir la marge (micro-sociologique, celle du naturisme homo) n'est désirable qu'en la réinscrivant dans un jeu dé-croisant les mailles des représentations, à la fois centrales (le genre policier ou le cinéma naturaliste) et périphériques (la pornographie et le conte mythologique). C'est dès lors pour Alain Guiraudie arriver à esquiver le piège de l'identification, documentaire ou autobiographique (qui prescrirait que c'est comme cela, et pas autrement). C'est troubler une réalité sûrement parfaitement documentée en y puisant de subtiles possibilités de critiques adressées à un petit monde clos comme une monade qui, connu et peut-être fréquenté par le cinéaste, devient inconnu pour tout le monde, homosexuels inclus. L'Inconnu du lac est original parce que sa fiction inscrite dans une configuration sociale spécifique, localisée et particularisée (les pratiques réglées du naturisme homo), diagonalise toute orientation sexuelle en touchant à l'universel (l'incertitude de tout désir, l'opacité du désir de l'autre et, dans l'intervalle, la pulsion de mort pour combler le vide).

Franck (Pierre Deladonchamps) regarde Michel (Christophe Paou) se baigner dans le lac dans L'Inconnu du lac
© Les films du Worso (visuel fourni par Les Films du Losange).

Si L'Inconnu du lac a pour scène un monde sans femmes, en incluant d'ailleurs le gag significatif d'un homme venu dans le coin pour en trouver, les spectatrices du film pourront reconnaître comme ses spectateurs – homo ou hétéro, c'est idem – les atermoiements de leur désir, ainsi que la part d'ombre inconnue d'elles et d'eux qui caractérise leur désir, la part d'une impropriété radicale.

Du zénith au nadir

Non pas qu'Alain Guiraudie, ce fils d'agriculteurs originaire de Villefranche-de-Rouergue en Aveyron, ait jamais, depuis la demi-douzaine de courts et moyens-métrages tournés depuis 1991 précédant la réalisation de six longs-métrages entre 2003 et 2022, manqué d'invention dans le fourbissement de fictions dont la fantaisie délimite un territoire singulier dans le paysage du cinéma français. Le cinéaste tient justement à raconter des fables rompant avec l'ordinaire naturaliste en faisant de cette rupture la base fantaisiste pour des échappées belles qui ont l'utopie pour horizon politique. D'autres mondes sont en effet possibles chez Alain Guiraudie même si la fantasy, rigolote dans La Force des choses (1997) et Du soleil pour les gueux (1999), s'est depuis durcie et assombrie avec Voici venu le temps (2005). On n'oublie pas non plus des transvasements juvéniles et foutraques qui, même s'ils laissent un goût d'inachevé, ont le désir de revitaliser, au moins par l'imaginaire, ses courts-circuits et ses incongruités entre David Lynch et Luc Moullet, une ruralité épuisée comme on le voit avec Pas de repos pour les braves (2003).

L'irruption du désir, toujours intempestive, est une saillie qui peut diagonaliser les lignes censées symboliquement quadriller les orientations sexuelles et le jeu des identités, des ouvriers jeunes ou vieux mais tous fatigués de Ce vieux rêve qui bouge (2003) au cycliste du Roi de l'évasion (2009), lassé par ses habitudes et tenté par l'aventure hétérosexuelle afin de revigorer sa libido. Il n'y aurait alors rien de bien surprenant, dans L'Inconnu du lac, à montrer un habitué des lieux, jaloux comme une teigne et soucieux de garder auprès de lui son amant voyeur et volage, interpeller le personnage principal (Franck interprété par Pierre Deladonchamps) pour lui rappeler expressément que le lieu privilégié de la drague ne se situe pas là où il croit le trouver mais de l'autre côté des buissons.

C'est qu'il y a partout, dans les têtes et en dehors d'elles, des frontières, visibles et invisibles, auxquelles n'échappe personne, en même temps que l'existence même de ces démarcations détermine le désir plus ou moins impulsif de les transgresser allégrement. Le Roi de l'évasion montrait déjà, en bordure de l'autoroute, un bosquet abritant un lieu de drague homo, mais son souci était celui de la ligne de fuite aidée par un adjuvant, la « dourougne », racine aphrodisiaque. Ironie du scénario, l'hétérosexualité offrait au héros la possibilité d'une escapade loin de ses habitudes, comme une échappée belle et boisée, à distance des conventions structurant le petit monde qu'il fréquentait et dont les normes routinières avaient fini par épuiser sa sexualité. À l'instar de ce qu'a fait Voici venu le temps en regard du doublet La Force des choses et Du soleil pour les gueux,L'Inconnu du lac rejouerait finalement Le Roi de l'évasion, mais sur un mode plus sec et moins fantaisiste (le comique est tenu en sourdine, ponctuel et plus subreptice). Plus brutal et tragique aussi, le film circonscrit rigoureusement son espace fictionnel à l'intérieur d'un territoire délimité (le lac miroitant et la forêt touffue, suturés par une plage de galets blancs), qui est le site d'une temporalité ramassée en seulement dix journées, du soleil à son zénith à la tombée de la nuit.

Du zénith (qui est le point le plus haut du soleil) au nadir (qui est son point le plus bas) : le jour tombe comme une débandade, avant que la nuit n'envahisse tout, la nuit du désir qui est la mort.

L'Inconnu du lac reste le film le plus épuré de son auteur, et celui qui radicalise le désir de sortir de ses propres gonds comme y invitait déjà Le Roi de l'évasion. Paradoxe, donc, d'un film très solaire et très sombre, celui qui balance entre les transparences (du sexe) et les ambivalences (du désir). On se demande alors longtemps quelle est sa destination et, avec sa conclusion, où il a bien pu arriver. Le film est aussi son plus risqué parce que l'indécidable avec lequel il flirte jusqu'au bout confine aussi à l'aporie quand l'impasse du désir rejoint celle du film lui-même, incapable de conclure.

Lumière d'été et nuit de Walpurgis

L'apparent classicisme dans la construction narrative, qui prend appui sur le respect des unités de temps, de lieu et d'action, renoue avec le goût guiraudien pour la concentration spatiale (le plateau du Vercors de Du soleil pour les gueux et l'usine en cours de démantèlement de Ce vieux rêve qui bouge). S'il représente un effort de concentration et de raréfaction remarquable, le classicisme se comprend aussi comme un gage offert à Dionysos, autrement dit à la tragédie qui est celle du désir, nomade et sauvage, remède et poison, pharmacon. Cette réduction à l'essentiel inclut également, autre fait notable, une écriture dialogique ramassée en échanges secs et peu fournis, ce qui tranche avec l'habituelle prolixité du cinéaste. Loin d'empêcher le trouble qui brouille la fixité des lignes dans le jeu catégorique des représentations et des pratiques, la réduction au contraire radicalise son insinuation. Elle expose alors en pleine lumière d'été l'opacité des désirs qui se décomposent en pulsions, pente suicidaire pour les uns et, pour les autres, une pulsion d'agressivité et de prédation.

Le plein jour des faunes priapiques prépare à la nuit de leurs âmes : la tragédie dionysiaque est devenue une nuit de Walpurgis, cette fête néo-païenne qui célèbre le 1er mai le sabbat des sorcières.

L'Inconnu du lac se propose ainsi de replier le hors-champ à l'intérieur des plis du champ, comme du sable strié. Les personnages l'exigent, eux qui, dénués de toute caractérisation psychologique, sont moins mis en mouvement par un secret de polichinelle que par l'énigme du désir. Le désir est énigmatique en étant celui de l'autre, l'autre face à soi qui est le miroir opaque de l'autre qu'il y a en soi. On peut tourner autour ou on peut tomber dedans, le puits plus désirable alors que la margelle.

La répétition des jours, avec la reprise des mêmes plans d'exposition (l'arrivée d'une voiture sur le parking sauvage et circulaire), est vissée sur le respect de règles immuables. Des conventions implicites intériorisées par les habitués de la drague homo pour y être acceptés déterminent ainsi le réglage des jeux, des gestes et des regards (certains qui signifient oui, d'autres qui disent non). Voilà la margelle. D'un côté, Franck a trouvé en Michel (le moustachu Christophe Paou, parfait sosie de Tom Selleck) l'objet a priori idéal de son désir. De l'autre, il ne s'empêche pas de converser avec le débonnaire Henri (Patrick d'Assumçao, double taciturne et mélancolique du héros du Roi de l'évasion), a priori le seul hétéro du coin venu s'isoler à l'autre bout de plage après s'être séparé de sa compagne. A priori parce que, on le ressent intimement, les lignes bougent imperceptiblement. Henri étant peut-être amoureux de Franck, Michel étant peut-être jaloux d'Henri, Franck désirant peut-être et l'un et l'autre, désirant surtout l'homme dont il a vu qu'il a donné la mort à son amant. La sérialité se met à tourbillonner mais les spirales qui brisent le cercles sont involutives. Voilà le puits.

On croyait rester à la margelle pour regarder tranquillement le puits et puis, sans coup férir, voilà  qu'on y glisse. On tombe alors dans le puits du désir qui est d'une profondeur sans fond ni nom.

Franck (Pierre Deladonchamps) discute avec Henri (Patrick D'Assumçao) au bord du lac dans L'Inconnu du lac
© Les films du Worso (visuel fourni par Les Films du Losange).

Franck est déboussolé comme Ulysse entre Charybde et Scylla, désorienté dans la forêt obscure qui ferait songer à celle de la Divine Comédie de Dante. Franck perdu entre son attirance irrationnelle pour le faunesque (et renoirien) Michel et son désir de suivre la ligne plus sage et amicale tracée par le terrien (et autrement renoirien) Henri. Franck dont la belle franchise sexuelle, synonyme d'affranchissement des conventions, aura cependant basculé en franchissement graduel des limites.

L'opacité c'est aussi, dans la perspective de spectateurs straight de chez straight, la découverte quasi-ethnographique d'un petit monde régi par des règles qu'ils ignorent, que ce monde soit reconstitué à partir d'une réalité documentée ou bien un monde de pure facticité, là-dessus on ne désire pas trancher. Un monde réparti en plusieurs scènes, avec la plage d'un côté bordée par le lac, de l'autre par la forêt. Un monde également divisé, édénique sur un versant quand, sur l'autre, il est infernal. Ce monde de l'écart et de la discrétion résulte en effet aussi de la pression normative exercée par l'hégémonie hétérosexuelle et l'une des conséquences sociales de l'hétéro-sexisme est, pratiquement, l'homophobie. Un petit monde, enfin, peuplé d'étranges individus, moches ou beaux, mais tous jouissant à égalité ou presque d'une sexualité dont l'intensité, comme toujours chez Alain Guiraudie, semble indépendante des critères dominants. Les uns qui s'étalent à poil sur la plage (et le premier d'entre eux, toutes testicules dehors, n'est personne d'autre que le cinéaste lui-même, probablement le premier de l'histoire du cinéma à avoir exposé dans l'un de ses films, et avec quelle sérénité, ses propres bourses). Les autres qui ressemblent, cachés derrière les fourrés, à des figures drolatiques ou menaçantes, entre un tableau du Douanier Rousseau et un autre de René Magritte.

Le diagramme du désir fait baliser

Quand, soudain, la mort fait irruption : sans raison apparente, Michel noie son amant dans le lac où il nageait avec lui, ignorant que Franck, fasciné par lui, est le spectateur involontaire du meurtre. La séquence est l'une des plus étonnantes du cinéma français de ces dix dernières années. Elle détonne par son assurance formelle comme par sa durée (filmé en plan très large à l'aide d'un téléobjectif, le meurtre passerait quasiment pour un non-événement). En passant, elle pourrait rappeler une autre séquence de noyade, non plus diurne mais nocturne celle-là, vue dans L'Homme de Londres (2007) de Béla Tarr, un film qui par ailleurs jouait un jeu déjà similaire, en termes de déflation et d'abstraction, avec le genre policier. Il n'empêche, Franck continue de vouloir approcher Michel qui, à la suite de son acte transgressif, semble bénéficier d'un surcroît de charme bestial.

Comme si, après avoir été le spectateur du crime en étant extérieur au drame, Franck voulait en occuper le centre, cherchant obscurément à occuper la même place que la personne assassinée. Pour mourir quand l'agneau est fasciné par le loup, ou bien à l'inverse pour désœuvrer la pulsion criminelle de l'homme aimé, cela reste indécidable. Ce sont pourtant Henri puis l'inspecteur de police (aux interventions aussi intempestives que son double du Roi de l'évasion) qui finiront par occuper fatalement cette place en étant poignardés par Michel. Dans un lieu aussi quadrillé, monde discret et à l'écart mais qui fonctionne aussi comme tout espace social, inclusif et exclusif, normatif quand bien même il joue sa norme contre une autre, on ne change pas de place comme cela.

Le lac bleu ciel avant de virer au bleu nuit, la plage blanche et caillouteuse, la forêt dont la verdeur s'obscurcit : l'immanence a des plans qui retournent la transparence sur l'opacité. Tous les inserts rendent grâce à la parataxe du sensible et ses épiphanies, vent dans les feuilles, reflets lumineux de l'eau. Et Alain Guiraudie de livrer ici un mixte gay de certains des grands chefs-d'œuvre naturalistes du Jean Renoir des années 1930, Partie de campagne (1936) et La Bête humaine (1938) d'après Émile Zola. Ou bien alors Alain Guiraudie se poserait en rival moins janséniste et plus libertaire de Bruno Dumont. Le petit monde du naturisme homo, localisé et quadrillé, se distord pour devenir le diagramme du désir lui-même, universel en étant indifférent à la différence des orientations sexuelles et des sexes, excessif en transgressant tous les codes établis, implicites (ici on drague comme cela) comme explicites (ici comme ailleurs on ne tue pas). Le représentant de l'institution policière est assassiné aussi parce que la puissance du désir aveugle jusqu'au sujet supposé savoir.

Dès qu'il y a une petite société dont les codes balisent son identité en bornant ses excès, autrement dit dès qu'il y a loi, il y a l'autre loi, celle du désir parce que son énigme est une angoisse qui fait baliser. Le désir c'est l'inconnu du lac, on le redit. C'est pourquoi tout le monde balise sans exception, les majoritaires (les hétéros et les amateurs de policiers, de cinéma naturaliste et de films pornographiques) et les minoritaires (les homos et les amateurs de films d'auteur tarabiscotés). Le désir est l'inconnu du lac qui fait baliser les hommes qui ne savent pas s'ils sont des amis, de potentiels amants ou des ennemis mortels. Il les fait baliser encore quand le désir, fusionnel jusqu'à la mort, est celui de la proie pour son prédateur (le cinéma d'Alain Guiraudie est fondamentalement un cinéma de poursuite, et donc de la persécution, preuve avec le plus méandreux Rester vertical).

Le désir est suicidaire, enfin, plus ou moins directement ou bien en différant ses effets, glissant dans la triangulation des rapports entre Franck (qui se jetterait dans la gueule du loup parce qu'il ne supporte pas la solitude), Michel (qui multiplie les meurtres sans plus aucun souci de préservation de soi) et Henri (qui, remplaçant Franck pour le sauver en se suicidant, tombe entre les griffes de Michel dans un forçage scénaristique en ce qu'il soumet sa mort à un final longtemps mûri), tous perdus dans la forêt comme la jungle thaïlandaise des films d'Apichatpong Weerasethakul.

Dans la zone, l'inconnu est une inconnue

Avec L'Inconnu du lac, une zone s'ouvre, hostile quand la pratique localisée du sexe réglé ne retient plus des dérèglements du désir qui préfère à la margelle le puits. La zone est hospitalière aussi en accueillant les corps dérogeant aux canons de la beauté (du voyeur en short au ventru Henri). Elle autorise à ce que des acteurs ne collent pas complètement à leur rôle (l'inspecteur Damroder joué par Jérôme Chappatte). Elle participe à radicaliser, par l'insert pornographique, autant le naturalisme du récit que le sensualisme de la mise en scène. Elle invite le petit monde marginal de la drague homo à se renverser en forêt dantesque ou digne des contes de Charles Perrault. La zone est de déliaison, de « désidentification » (Jacques Rancière) quand l'inspecteur meurt en prouvant l'entreprise impossible de définition des causes et des effets typiques de l'enquête policière. Ce dernier affirmant cependant avec raison que la discrétion des habitués des lieux produit une indifférence qui vient paradoxalement renforcer l'insécurité d'existences parfois emportées par des comportements à risque (les rapports sexuels « bareback », sans capote, entre Franck et Michel).

La « désidentification » est ce que murmure L'Inconnu du lac, jusque dans son titre. Car, en réalité, il y a plus d'un inconnu, Michel bien sûr, mais aussi Franck, mais encore Henri, et pourquoi pas l'inspecteur lui-même dont la curiosité est l'aiguillon d'un désir plus fort que les identifications policières. L'inconnu est en réalité une inconnue, non pas une femme (puisque ici il n'y en a pas), mais l'X d'un désir fondamentalement sans objet. L'X frontal et oblique qui circule entre les personnages fait ainsi se superposer scène de sexe et scène de meurtre, le sperme et le sang, le jour et la nuit. Jusqu'à ce que la nuit, effectivement, revienne mais pour s'installer définitivement, et longuement avec le dernier plan qui confine à l'hallucinatoire. À la frontière du visible, entre chien et loup, entre Franck et Michel, s'improvise un jeu de cache-cache entre pulsion meurtrière et pulsion suicidaire, amour et baise, élan vitaliste et pulsion de mort. Ne pas trancher consiste alors à préférer la lisière ou les confins irisés de mystère à la grille qui démarque ou la frontière qui délimite : si L'Inconnu du lac rayonne, ses rayons sont d'X.

Comme Alain Guiraudie le dit lui-même au début de son film, répondant au personnage de Franck qui demande s'il y a déjà du monde : « ça commence à être pas trop mal. C'est pas encore tout à fait ça mais bon ». En gros : ça va venir, il faut attendre. L'Inconnu du lac est bel et bien venu et, avec La Fille de nulle part de Jean-Claude Brisseau, il est l'un des plus troublants du cinéma français.

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