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Itsasa Arana dans "Venez voir"
Rayon vert

« Venez voir » de Jonás Trueba : Match amical

Jérémy Quicke
À travers une scène de ping-pong improvisée a priori anecdotique, Jonás Trueba livre ce qui anime Venez voir et son cinéma : renoncer au désir de maitriser totalement sa vie, d’en comprendre une signification cachée absolue, de montrer au monde extérieur des signes de « réussite » matérielle ou familiale et déclarer forfait aux compétitions que le monde tente de nous imposer pour ne plus jouer que des matchs amicaux.
Jérémy Quicke

« Venez voir », un film de Jonás Trueba (2022)

À l’image, nous voyons simplement quatre personnes qui jouent au tennis de table pendant deux minutes. Une scène banale, toute simple comme la plupart des scènes du film Venez voir (Tenéis que venir a verla) de Jonás Trueba. Dans la deuxième partie du long-métrage, un jeune couple visite la nouvelle maison d’un couple d’amis à eux. Entre visite, repas et promenade dans les champs, nous les voyons taper quelques balles sur la terrasse, sans se soucier des règles ou d’un quelconque enjeu de match. Une scène qui aurait pu ne pas être là, sans que la signification du film en soit modifiée, sans l’impression qu’il lui aurait manqué quelque chose. Mais pourtant, ces deux couples, cette table, ces raquettes et ces balles refusent d’être oubliées et continuent à relancer leur partie lorsque nous repensons au film.

En cherchant ce que pourrait raconter la scène au niveau du scénario et de l’écriture des personnages, cette partie de ping-pong pourrait d’abord apparaître comme un élément rassembleur des quatre protagonistes. C’est l’une des thématiques centrales de Venez voir : des amis, jeunes trentenaires, qui se perdent de vue, notamment lorsque l’un des couples décide de déménager à la campagne et souhaite avoir un enfant. Les deux autres promettent de venir leur rendre visite, comme pour tenter de renouer contact, de sauver quelque chose qu’ils sentent en perdition. Jonás Trueba évoquait d’ailleurs déjà ce sujet dans Eva en Août (2019), avec la même actrice principale, Itsaso Arana. Venez voir y ajoute le contexte de la pandémie du Covid-19 et la difficulté de reconstruire du contact humain après les confinements. Les amis se retrouvent donc dans cette nouvelle maison à la campagne, et cherchent à retrouver une complicité passée. Dès lors, le jeu arrive comme un instrument rassembleur idéal. Le temps de ces quelques balles, la distance semble disparaître, les différences s’effacent, les quatre personnages s’amusent et semblent tous jouir à un niveau égal d’un même espace et d’une même temporalité. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les deux couples se sont exceptionnellement mélangés le temps de ce jeu, comme si le lien d’amitié primait un instant sur le lien amoureux.

L'un des couples de "Venez voir"
© Arizona Distribution

Un autre aspect notable de la scène est son absence d’enjeu : il n’y a pas de match, personne ne compte les éventuels points marqués par les équipes. Mieux : ils ne sont même pas d’accord sur les règles à suivre. Peut-on reprendre une balle de volée ou non ? La balle a-t-elle touché la table ? Bref, il n’est aucunement question de performance : il ne s’agit pas de jouer juste, mais juste de jouer. Il y a sans doute là un éloge du plaisir à trouver dans les choses simples, la trivialité du quotidien, autre motif récurrent du cinéma de Jonás Trueba. Une simplicité à acquérir en abandonnant le désir de maîtrise. Il y a peut-être un parallèle à tracer avec la très belle scène d’ouverture de Venez voir et son concert de piano. Au morceau de musique maîtrisé, que l’on devine préparé et répété longuement avant le soir du concert, à la musique classique face à laquelle les quatre amis ne peuvent qu’être spectateurs (même s’il n’y a pas de doute qu’ils furent sincèrement touchés par ce morceau), répondrait ce ping-pong amateur et improvisé. Ceci peut alors s’appliquer à tout ce qui concerne leur relation : renoncer au désir de maîtriser totalement sa vie, d’en comprendre une signification cachée absolue à l’aide de livres de philosophie, de pouvoir montrer au monde extérieur des signes de « réussite » matérielle ou familiale. Déclarer forfait aux compétitions que le monde tente de nous imposer, et ne plus jouer que des matchs amicaux.

Il reste un dernier échange à jouer avec le film. En regardant les quatre acteurs taper la balle, il paraît évident que ces coups et ces paroles sont improvisés. De manière générale, la part entre l’écriture et l’improvisation reste assez floue tout au long de Venez voir. Cette scène, plus qu’une note d’intention, permet une interprétation stimulante de ce que peut faire le cinéma selon Jonás Trueba. Le septième art a principalement filmé le sport – et le tennis n’y échappe pas – pour en recréer la performance au moyen de la mise en scène : représenter chaque geste, chaque mouvement illustrant la maîtrise du sportif. Un cinéma préparé à l’avance pour arriver à la performance maîtrisée. Un spectacle dont le climax est la balle de match ou le goal victorieux. Au contraire, le cinéaste espagnol propose un cinéma minimaliste qui ne cherche pas la maîtrise mais se contente d’accueillir le réel, dans sa trivialité, y compris ses défauts, ses balles tapées dans le filet ou en dehors des limites de la table. Son tennis n’a pas de vainqueur et de vaincu, il n’y a pas de balle de match écrite à l’avance. Il nous montre un échange de tennis de table qui se réalise sous nos yeux, un jeu en train de se jouer. Au moment où la balle est lancée, où la caméra est allumée, sa beauté est de ne pas savoir à quoi le prochain échange va ressembler.

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