
« Valeur sentimentale » de Joachim Trier : Arnaque sur la marchandise
Valeur sentimentale de Joachim Trier pèse très lourd par son académisme qui veut imiter comme un marchand de contrefaçon une certaine idée du « Grand Art ». Pire encore, le film peine à émouvoir, sa dimension affective est quasi nulle, ce qui est un comble pour un film qui se rêve en grande tragédie du XXIème siècle. Le curieux projet de Joachim Trier repose sur une autre économie : démontrer sans aucun talent que les relations d'une famille de nantis ont toujours été au fond liées à des tractations tristes et malsaines.
« Valeur sentimentale », un film de Joachim Trier (2025)
Auréolé du Grand Prix du Festival de Cannes 2025 par on ne sait quel arrangement, Valeur sentimentale pèse lourd, très lourd. Le sixième film de Joachim Trier écrase en effet le spectateur en voulant à tout prix faire du « Grand Art » inspiré par le théâtre classique et plus particulièrement de Tchekhov que le cinéaste dévitalise à travers une énième histoire de famille qui se déchire. Réinterpréter La Cerisaie n'est pas donné à tout le monde, et certainement pas à Joachim Trier qui, après le surcoté Julie (en 12 chapitres), persévère à installer son académisme petit-bourgeois prétentieux. Valeur sentimentale passe à côté de son sujet qu'il expose pourtant longuement avec un sérieux de plomb. La fin du film aurait pu être réussie si Joachim Trier avait pris le temps de travailler sérieusement — puisqu'il est un des cinéastes les plus sérieux du monde ! — la porosité entre l'art et la vie, grossièrement esquissée ici au point de ne jamais produire de véritable trouble et encore moins de questionnements. Pire encore, Valeur sentimentale peine à émouvoir, sa dimension affective est chiquée et quasi nulle, ce qui est un comble pour un film qui se rêve en tragédie du XXIème siècle en prétendant atteindre quelque chose de pur dans l'expression des sentiments et d'une forme de nostalgie. Le film invite inévitablement à comprendre autrement le terme même de « valeur » car il revêtit une dimension plus mercantile et transactionnelle qu'affective. Voilà un curieux projet qui correspond bien à la pratique de ce chantre des passions tristes qu'est Joachim Trier : démontrer que les relations d'une famille ont toujours été au fond liées à une petite économie malsaine. Accordons quand même au film une belle idée qui transcende cette logique : celle d'un père cinéaste qui écrit un scénario pour sa fille actrice au sujet d'une tentative de suicide dont il n'est pas au courant mais dont il a semble-t-il perçu ou senti l'existence malgré le froid et la distance.
La valeur sentimentale est censée lier les individus entre eux à travers le temps qui s'écoule et les aléas de la vie. La maison familiale, qui est un personnage clé du film, représente un point cardinal où vont se croiser à nouveau les trajectoires de deux soeurs, Nora (Renate Reinsve) et Agnes (Inga Ibsdotter Lilleaas), à celle de leur père Gustav (Stellan Skarsgård). Cette nouvelle rencontre doit permettre à une relation toxico-économique de trouver une vraie valeur sentimentale. Pas de vilain secret ici comme dans Festen de Thomas Vinterberg ou After the Wedding de Susanne Bier, seulement un père absent qui, malgré ses dires et ses excuses, a privilégié sa carrière à sa vie familiale et employé ses enfants à des fins artistiques. Rien de bien grave ni d'exceptionnel, le degré de souffrance n'est quand même pas très élevé, mais cela n'empêche pas Joachim Trier d'en faire des tonnes dans le drama. Pour Gustav, la famille a une valeur économique. Son scénario apparemment magnifique, qui apparaît pour nous plutôt horrible avec ses excès de littérarité qui conviendraient mieux à du (mauvais ?) théâtre classique, trouverait un financement tout de suite si Nora acceptait de lui parler et de le pardonner. Après son refus et son remplacement par la star hollywoodienne Rachel Kemp (Elle Fanning), il propose à son petit-fils de jouer dans le film, moins pour le supposé côté naturel de son jeu que pour garder une certaine emprise sur Agnes. Gustav est aussi sincère qu'un commercial qui fait du porte à porte, le monde étant pour lui une suite d'opportunités économiques à saisir, comme le prouve son passage chez Netflix. C'est un profond arnaqueur même si Joachim Trier veut nous le rendre attachant en posant derrière ses mensonges une vraie sincérité et un supposé talent artistique. Très franchement, on peut en douter quand on voit le film où Agnès jouait enfant — un tire-larmes historique qui justement fait pleurer Rachel qui n'a rien d'un Bergman (toute comparaison est impossible) — ou lorsqu'il évoque ses idées de mise en scène pour le film à venir : un plan-séquence clinquant avec juste ce qu'il faut de perversité dans sa conclusion. À l'image de Joachim Trier, il s'est trompé d'art, c'est vers la littérarité et la frontalité du théâtre qu'il aurait dû se diriger. Il y a donc un discours métadiégétique aussi amusant que consternant dans Valeur sentimentale puisque les deux cinéastes nous arnaquent en voulant faire passer de la merde littéraire pour de l'or cinématographique.
Gustav affirme pourtant ne pas aimer le théâtre et préférer lire Tchekhov que l'adapter sur scène. Au vu de la tronche que nous tirions à la fin de la séance, nous aurions pu lui demander s'il ne se fourvoyait pas totalement. Il veut juste imiter le « Grand Art » tel qu'on se le représente quand il est traité avec académisme, de la même façon que Joachim Trier identifie La Cerisaie comme une référence ultime. Heureusement qu'ils laissent tous les deux en paix Ingmar Bergman malgré son influence évidente. Pourquoi Valeur sentimentale n'a-t-il pas abouti sous la forme d'une pièce de théâtre dont il possède déjà de nombreux codes avec à la clé un résultat potentiellement plus convaincant ? Mystère. La production avait pourtant déjà loué la salle, les décors, les techniciens et même payé un public pour applaudir(1). Puisque le film ne tire paradoxalement pas grand-chose des puissances du théâtre, il est juste hallucinant de constater que tous ces moyens ont été convoqués pour un souci de commodité (et parce qu'il y avait du fric à balancer par la fenêtre ?). Le gaspillage d'argent et de talent est ainsi colossal quand on voit le résultat cinématographique qui, rappelons-le, mobilise plusieurs pays co-producteurs et, comme en témoigne son pré-générique, de nombreuses sources de financement (Canal +, par exemple). Heureusement que le Grand Prix de Festival de Cannes, injustifié pour un film qui aurait pu faire sa première à Cabourg ou Marrakech, va ramener de l'argent dans les caisses et payer tout le monde bien comme il faut. Et à l'heure où vous lisez ces lignes, le prochain a sûrement déjà été officieusement pré-vendu sur base d'un pitch lors d'une soirée cannoise arrosée.

Et justement, à propos de festival, Valeur sentimentale fait curieusement escale au 50ème Festival du Cinéma Américain de Deauville. Gustav Borg est pourtant un cinéaste norvégien qui tourne dans sa langue maternelle. Plus tôt, il dit à Nora qu'il va bénéficier d'une rétrospective en France et qu'il n'est pas has been. On l'imagine alors à la cinémathèque française qui, de surcroît, développe un goût pour le profil du mâle dominant. Mais c'est bien à Deauville qu'on retrouve Gustav en train de donner une masterclass. Personne n'est dupe de ce petit foutage de gueule qui dissimule mal le montage financier sur lequel repose le film. Il fallait que le pognon français soit justifié mais pourquoi dans un festival de cinéma américain ? Et puis imaginer qu'une star se ballade aux aurores sur la plage façon Dolce Vita : allez à Deauville et vous verrez comment les organisateurs ont considérablement réduit la venue et l'accès aux stars dans ce qui fût encore, il y a vingt ans, un festival à taille humaine. Quel rapport avec Valeur sentimentale ? Le détour par ce trou normand fantasmé est aussi artificiel que le film et le Festival de Deauville lui-même qui est connu pour être plus bling-bling que cinéphile : une même logique de dévitalisation et d'autosuffisance s'installe à la place des affects que nous promettaient pourtant les références convoquées par Joachim Trier. Reconnaissons-lui, dans ce délire, d'avoir pris le soin de ne pas avoir humilié totalement le personnage incarné par Elle Fanning, même après le coup bas du tabouret que nous aurions bien aimé envoyer en pleine gueule de Gustav, qui est un personnage détestable que même le gag des DVD, le seul véritablement réussi du film, ne sauve pas plus que l'entreprise marchande de Joachim Trier. Reconnaissons également à Valeur sentimentale l'originalité de son seul mystère : il y aurait au creux du film un savoir basé sur l'intuition d'un père qui sent que sa fille souffre de dépression et a perçu qu'elle a tenté de se suicider. L'artiste serait génial d'avoir compris cette véritable tragédie et d'en avoir tiré un scénario à la hauteur du drame. Sauf que Valeur sentimentale livre ce secret à la fin sans qu'aucune piste ne soit approfondie, laissant le courageux spectateur seul avec cet affect qui disparaîtra aussi vite que la vision du film lui-même.
Si La Cerisaie s'impose comme l'influence principale de ce projet babélique, c'est parce que la maison, dont l'historique est narré au début du film, occupe une place centrale dans les relations et tractations des filles avec leur père. Depuis sa fondation, une fissure est apparue et n'a jamais été réparée. Joachim Trier enfile d'entrée de jeu ses gros sabots pour surligner ce que nous allons très bien comprendre par nous-même. Cette maison dans laquelle vivait encore la mère récemment décédée va faire l'objet de tractations financières et artistiques. Gustav veut y tourner son film tandis que les sœurs évoquent l'argent qu'elle pourrait leur rapporter. Une nouvelle fois, le film ne parvient pas à transmettre la véritable valeur sentimentale qu'elle représente, ni à évoquer en nous ces maisons que nous avons dû céder à d'autres après des adieux déchirants. Pour les personnages de Valeur sentimentale, la maison familiale est un bien à valoriser sur le marché de l'immobilier mais aussi de la prise d'otage émotionnelle. Rien de plus, sinon un marchandage constant qui certes trouvera une conclusion heureuse sans qu'on sache réellement ce qui va advenir de la maison. Des travaux effectués sur la façade et à l'intérieur, probablement via IKEA puisqu'ils sponsorisent déjà le gag du tabouret, suggèrent que le père va y rester et que ses petites filles lui rendront visite. Tout ça pour ça. Espérons néanmoins que dans cette tractation financière, la production ne se fera pas arnaquer par IKEA et qu'elle bénéficiera de bons d'achat avantageux en retour.
Valeur sentimentale flirte sans cesse avec le produit marchand. Si vous voulez vous faire arnaquer, allez-y, à moins que vous soyez friands de Grand Art pesant et pontifiant. Le destin et les conditions de production de ce film ne sont-elles pas au fond celles par lesquelles doivent passer tout le cinéma d'auteur dominant qui draine du fric et des récompenses ? Celui des grands noms qui ronronnent, ceux élus par ce marchand ambulant qu'est Thierry Frémaux ? Voilà la triste réalité de Valeur sentimentale, qui se termine par un champ-contrechamp appuyé et convenu entre Renate Reinsve, qui joue bien, et Stellan Skarsgård, plus attendu. On aura tout vu, même le sensible Anders Danielsen Lie avec des cheveux longs relooké en sosie du gardien de but hollandais de football Edwin van der Sar. Et que dire encore de ce plan gênant où les visages du père et de ses filles se mélangent à partir d'une suite de surimpressions numériques qui ressemble beaucoup au nouveau pré-générique de l'univers Star Wars depuis que la franchise a été reprise par Disney. Retrouvera-t-on dans quelques mois Valeur sentimentale sur Disney+ ? Rien ne l'indique si on inspecte la liste des distributeurs ayant acquis les droits. Le film, qui n'est porté par aucune idée de cinéma, fonctionnera très bien sur les plateformes mainstream aux côtés de leurs productions ringardes, téléfilmesques et déjà datées.
Notes