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Julie (Renate Reinsve) court dans la rue dans Julie (en 12 chapitres)
Critique

« Julie (en 12 chapitres) » de Joachim Trier : J’aurais voulu être un artiste

Thibaut Grégoire
Avec sa voix-off littéraire et sa construction romanesque en chapitres, Julie (en 12 chapitres) s’affirme en tant qu’objet hautement « artistique » pour livrer une vision de l’artiste à la fois sombre et élitiste, teintée de misanthropie. En suivant son héroïne Julie à travers toute une série d’atermoiements, de choix successifs et contradictoires la menant, au final, à s’extraire du monde pour mieux l’observer, Joachim Trier théorise sur la figure de l’artiste « hors-sol » et s’empêtre dans une posture altière et méprisante.
Thibaut Grégoire

« Julie (en 12 chapitres) », un film de Joachim Trier (2021)

Au fil de ses douze chapitres – que son titre français a choisi de mettre en évidence – plus un prologue et un épilogue, le cinquième film de Joachim Trier raconte l’histoire de Julie (Renate Reinsve), de ses études supérieures à son épanouissement total en tant que femme adulte « active » ayant enfin trouvé sa voie. Car, dès le prologue se voulant virevoltant, lequel montre une Julie mue par une grande vitalité mais également par une grande indécision, elle apparaît comme ne sachant pas très bien ce qu’elle veut. S’inscrivant d’abord pour des études de médecine, elle se dirige ensuite vers la psychologie, avant d’opérer un revirement total vers la photographie, puis vers l’écriture. Ce qui transparaît plus ou moins en filigranes à la fin de ce prologue et à l’aune du premier chapitre, c’est que même si Julie ne sait pas ce qu’elle veut faire, une chose est néanmoins sûre : elle veut être artiste, elle ne sait juste pas dans quel art exactement. Heureusement, elle rencontre, dès le premier chapitre, Aksel (Anders Danielsen Lie), un auteur de bandes dessinées, donc artiste de son état, qui pourra l’aider d’une manière ou d’une autre à trouver sa voie. Mais cela sera sans compter sur l’intervention d’une tierce personne, le malheureux Eivind (Herbert Nordrum), que le film présente assez vite comme quelqu’un de banal puisqu’il n’est pas artiste. Julie et Aksel étaient si bien ensemble mais l’intervention de l’ordinaire Eivind fait dévier la jeune femme de la brillante trajectoire de ce couple stellaire appelé à faire de grandes choses ensemble – à part des enfants, trop banal. D’ailleurs, le titre original du film et sa traduction « internationale » (Verdens Verste MenneskeThe Worst Person in the World) ne désigne pas Julie comme on pourrait s’y attendre, mais bien Eivind, que la voix-off omnisciente qualifie ainsi. Plus précisément, la voix-off dit qu’Eivind se sent comme la pire personne du monde pour avoir éloigné Julie d’Aksel et de sa « merveilleuse vie d’artiste », tout ça pour la ramener à quelque chose de beaucoup plus terre à terre, cette vie de couple tout à fait normale, ce train-train quotidien sans relief.

Pour ce crime de « lèse-artiste », Eivind est donc condamné à se faire maltraiter par le film, mais également par Julie elle-même, notamment dans un chapitre en particulier. Dans le bien nommé « Le malaise dans la culture », Eivind a le malheur de complimenter Julie sur son écriture, d’une manière qu’elle estime simpliste et/ou maladroite. Elle le prend alors de haut (littéralement, puisque la mise en scène enfonce le clou : elle est debout, il est assis) et lui fait comprendre que ses compliments n’importent pas, que son avis ne vaut pas tripette puisqu’il n’y connaît rien à l’écriture, à la littérature, à l’art. Ce mépris de l’artiste – ou de celui qui veut l’être – envers celui qui ne l’est pas, transparaît presque tout au long de Julie (en 12 chapitres) et atteint son apogée à plusieurs reprises, notamment dans ce chapitre-là mais également dans un autre, « Le Plateau du Finnmark », lequel ressemble à un sketch caustique dont le seul but est de se moquer ouvertement de l’ancienne petite amie d’Eivind, adepte du yoga ayant découvert ses origines samies, devenue végan de l’extrême et décrite comme la personnification de « la mauvaise conscience occidentale ». Ce n’est pas uniquement Julie qui se moque ouvertement de cette femme dans ce déplaisant chapitre mais le film tout entier, et bien évidemment le réalisateur, en concevant presque un court métrage à part entière – avec flash-backs et gags visuels – entièrement voué à se payer la tête de ce personnage présenté comme ridicule. Aux yeux de l’artiste-roi que se rêve Julie, ce personnage ne peut effectivement qu’être ridicule.

Julie (Renate Reinsve) et Aksel (Anders Danielsen Lie) au lit dans Julie (en 12 chapitres)
© Oslo Pictures

L’artiste, dans Julie (en 12 chapitres), a de toute manière toujours raison, et son avis est d’or, car il se situe au-dessus de la mêlée. Il peut ainsi juger de ce qui est ridicule ou de ce qui ne l’est pas, condamner tel ou tel personnage, tel ou tel comportement, à l’emporte-pièce. Dans le chapitre « Le Lynx bousille Noël » – du nom d’une adaptation cinématographique fictionnelle de l’œuvre graphique d’Aksel –, Julie est témoin par écran interposé d’une intervention télévisuelle d’Aksel aux prises avec une journaliste « engagée » lui reprochant le sexisme de son personnage « Le Lynx » et de son œuvre en général. Aksel s’y paie cette journaliste, laquelle devient dès lors une nouvelle victime sacrificielle du film et de l’artiste-roi – ici, Aksel et non Julie –, lui permettant de s’élever au-dessus de la mêlée, de s’affirmer une nouvelle fois comme « hors du commun ». Dans ce monologue enflammé, que Julie regarde en jubilant, Aksel affirme sa vision de l’artiste, qui est probablement aussi celle de Joachim Trier – qu’il promeut donc à travers Julie (en 12 chapitres). L’artiste serait celui qui observe la société et dont le rôle serait de mettre en lumière tout ce qui « ne va pas », toute la crasse, toute la cruauté de l’être humain. Ceux qui ne comprendraient pas ça seraient tout simplement des idiots. Cette vision réduite de l’art et de l’artiste, résumant ceux-ci à une seule fonction, est ici débitée de manière assez flamboyante et bruyante par Aksel pour qu’elle apparaisse comme la seule possible et valable – d’autant plus que le sourire satisfait de Julie, en extase devant l’écran, vient encore lui donner du crédit – alors qu’elle allie misanthropie et, encore une fois, mépris manifeste de l’artiste envers le non-artiste, de celui qui sait envers celui qui ne sait pas.

Aksel est un grand sage que son destin viendra encore légitimer dans sa propension à « savoir », à faire la morale. Dans la dernière partie du film, atteint d’une maladie incurable, il dira à Julie qu’elle est « trop bien », qu’il l’admire profondément, ce qui sera pour elle – une fois Aksel décédé – comme un sésame lui permettant enfin d’accéder au statut tant espéré d’artiste. Si Aksel, l’artiste par excellence, l’a dit, c’est que cela doit forcément être vrai : Julie est une grande artiste qui s’ignore et, par là-même, est au-dessus du lot. L’épilogue de Julie (en 12 chapitres) la montre enfin dans cette position d’artiste « hors-sol », observatrice d’un monde cruel duquel elle ne fait déjà plus partie. Ayant enfin trouvé sa voie et son art – la photographie finalement, la première intuition était la bonne –, elle semble forcément ne plus avoir de vie sociale. Dans les dernières scènes du film, elle photographie une jeune actrice sur un plateau de tournage puis observe celle-ci, par une fenêtre, retrouver son compagnon qui s’avère être Eivind et leur bébé, avant de retourner seule à son appartement pour retravailler numériquement ses photos. Dans cette fin, Julie a enfin gagné la place tant voulue d’artiste mais cette « promotion » s’accompagne apparemment d’une malédiction. Alors que le monde, si cruel soit-il, continue d’avancer, de bouger, Julie est à l’arrêt, toute dédiée à observer et restituer la cruauté de ce monde – ce n’est pas un hasard par exemple si la photo qu’elle a prise de la nouvelle compagne d’Eivind la montre en train de pleurer. Ces scènes finales sont une sorte de contrepoint, voire un antidote à une scène précédente et emblématique du film, lors de laquelle Julie rejoint Eivind en courant alors que le reste du monde est à l’arrêt, les seules personnes en mouvement étant Julie et Eivind. Dans cette scène-là, Julie prenait son destin en main sans se soucier du reste et du monde qui l’entourait. Mais la fin de Julie (en 12 chapitres) répare cette folie et lui fait choisir un autre destin, une autre position, fixe et observatrice plutôt que mouvante et insouciante. Julie et le film ont ratifié la vision de l’artiste préconisée par Aksel lors de son fameux monologue : une vision sombre et élitiste dans laquelle l’artiste voit tout mais ne prend part à rien, ce qui lui permet par ailleurs de faire la morale sans se mouiller.

Ce qui est le plus comique dans cette grande théorisation de l’artiste isolé que propose Julie (en 12 chapitres), c’est cette manière dont Joachim Trier habille son film de tout un apparat faisant « auteur », faisant « artistique », pour bien montrer où il se situe. Notamment par cette voix-off redondante qui souligne et répète ce que disent et font les personnages, ou encore par cette construction en chapitres qui lui conférerait une certaine noblesse romanesque, qui lui donnerait de l’importance et de l’ampleur – ampleur qu’il n’atteint selon nous jamais, l’aspect de fresque sentimentale et actuelle n’étant qu’illusoire, plastique et jamais émouvante. Tout comme ses deux « héros » (Julie et Aksel), le film ne se prend pas pour de la merde, peut-être à tort.