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Les dessins des enfants assassinés dans Une des mille collines
Esthétique

« Une des mille collines » de Bernard Bellefroid : Esthétique du cimetière à ciel ouvert

Guillaume Richard
Dans Une des mille collines, Bernard Bellefroid continue de filmer les traces de ce qui ne peut plus être représenté. Il réussit à filmer le quotidien absolument ubuesque d'un village où les anciennes victimes et les anciens bourreaux continuent de cohabiter sur le cimetière de leur histoire. En ce sens, Bernard Bellefroid effectue un travail esthétique où il enregistre la manière dont l'espace est découpé et les corps répartis face à ce qui existe encore.
Guillaume Richard

« Une des mille collines », un film de Bernard Bellefroid (2023)

Quand le cinéma documentaire s'est mis à revenir sur les lieux des génocides et des massacres à caractère politique qui ont assombri l'histoire de l'humanité au XXème siècle, cela a impliqué, dans le meilleur des cas, un questionnement esthétique sur la pratique d'un geste et d'un regard à porter. Le moment charnière a été sans nul doute possible la représentation de la Shoah dont personne n'est encore vraiment revenu tant le gouffre ouvert défie encore aujourd'hui les limites de la raison. Shoah (1985) de Claude Lanzmann, par-delà les longs questionnements entourant le film allant de Jean-Luc Godard à Georges Didi-Huberman, a introduit une autre manière de filmer l'horreur d'un génocide qui repose sur une idée simple puisque certaines images manquent : l'utilisation d'images d'archives est « déconseillée » au profit d'un retour à l'enregistrement de l'instant présent. Plus question de représenter l'horreur à travers des images dont on ne connaît pas toujours l'origine, il faut en convoquer le spectre en travaillant à partir de la matière que le monde met à disposition. Chantal Akerman, Rithy Panh ou Patricio Guzmán, pour ne citer qu'eux, travaillent tous à figurer l'absence et l'invisible dans les traces qu'ils laissent devant leur caméra. Une des mille collines s'inscrit dans cette tradition. Presque vingt ans après Rwanda, les collines parlent (2005), Bernard Bellefroid retourne au Rwanda filmer les victimes et les bourreaux qu'il avait rencontrés une première fois pour voir comment a évolué leur terrible cohabitation sur le lit d'une même colline tachée de sang, une parmi mille autres.

Dans Une des mille collines, Bernard Bellefroid s'intéresse plus particulièrement à l'horrible assassinat de trois enfants Tutsis (Fiacre, Fidéline et Olivier) devant tous les habitants du village et à une poignée de bourreaux qui sont responsables de près ou de loin de leur mort. De cette manifestation ultime de l'horreur du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 et ses résurgences encore toutes récentes, Bernard Bellefroid en filme donc les traces à travers les récits des témoins. L'horreur reprend vie à travers les mots et les visages sombres des habitants encore hantés et marqués par ce que leurs yeux ont vu à cette époque et depuis trente ans. Une image suggérée suffit à glacer le sang de tous, comme chez Claude Lanzmann : celle des enfants agonisant entre deux arbres avant d'être achevés par des chiens. Les détails sont livrés par un ancien bourreau imperturbable. Les criminels du film le sont d'ailleurs à peu près tous, trente ans après les faits. Dans la deuxième partie d'Une des mille collines, Bernard Bellefroid repart à la rencontre des criminels qui avait été jugés, faute de mieux, par les tribunaux communautaires « gacaca » dont le cinéaste a filmé quelques plaidoiries. Il confronte ainsi le présent avec ses propres « images d'archives » qui sont cependant les siennes et elle suivent la même logique de représentation en se basant sur des témoignages face caméra. Face à l'absence d'images, comme dans certains films de Rithy Panh, le cinéaste filme également des dessins représentant les enfants assassinés.

Les témoins des assassinats des enfants dans Une des mille collines
© La Compagnie Cinématographique - Panache Productions - Les Productions du souffle - Tchin Tchin Production

La caméra est tantôt fixe et à l'écoute, tantôt mobile, s'aventurant dans la jungle et sur les lieux où les violences se sont produites. Des questions éthiques se posent dès le début du film : son but est-il seulement de suggérer l'horreur sans la montrer ? Ferait-il preuve d'une forme de perversité en cherchant à faire revivre aux survivants les atrocités du passé ? Dans un premier temps, Bernard Bellefroid va peut-être trop loin quand il confond la représentation et la révélation, comme s'il cherchait à tout prix à faire cracher les vérités par le commerce de la souffrance. Ce constat ne tient (heureusement) pas pour une grande raison : le quotidien du village est absolument ubuesque puisque les anciennes victimes et les anciens bourreaux continuent de cohabiter sur le cimetière de leur histoire. La violence trouve une forme mentale et teigneuse. Elle n'a pas disparue, elle a juste fossilisé à ciel ouvert comme il suffit de retourner la terre de la colline pour que les os et le sang jaillissent à foison. Même le pardon, évoqué un moment par un père meurtri, n'efface pas la topologie du village que met au jour le film dans toute sa cruauté. Nulle perversité donc puisque le cinéaste enregistre la manière dont l'espace est découpé et les corps répartis face à ce qui existe encore.

Bernard Bellefroid ne va pas seulement remuer dans le passé pour lutter contre l'oubli, il lève donc le voile sur une situation quotidienne intenable où l'occupation de l'espace des victimes empiète sur celle des bourreaux, et inversement. C'est du réel que se dégage la violence et non du dispositif. Une des mille collines évite en effet le procédé pervers employé par Kaouther Ben Hania dans Les filles d'Olfa, film mystérieusement célébré, dans lequel les victimes sont forcées de souffrir à nouveau au nom d'un principe obscur. Autant dire que la méthode de Kaouther Ben Hania est dégueulasse (et pourtant courante dans le cinéma documentaire) et quasi inopérante, car le fiction censée venir combler les trous de la réalité n'entraîne qu'un retour en force du pathos et de la souffrance. Par moments, Une des mille collines semble maladroit, comme lorsque Bernard Bellefroid choisit de filmer en champ-contrechamp une victime et un bourreau, soulignant ainsi sa mise en scène au détriment d'un enregistrement du réel tel qu'il présente. Ce champ-contrechamp est en réalité nécessaire car seul le montage peut révéler ce qui se passe dans ce village(1). Il faut que les regards des uns et des autres se raccordent et se croisent, que les corps se confrontent, pour montrer toute la complexité de l'organisation de ce petit monde suffocant. Cette séquence silencieuse et pourtant appuyée s'avère nettement plus efficace que tous les chichis de Kaouther Ben Hania. Bernard Bellefroid réussit ainsi avec Une des mille collines un film sur la manière dont s'entrelacent l'espace, les corps et le temps, soit un geste esthétique et de cinéma, loin de toute facilité, révélant l'état actuel de corps portant leur propre tombe imagée. Des corps-tombales, d'une certaine manière, condamnés à rester plantés sur leur colline.

Notes[+]