
« Une bataille après l’autre » de Paul Thomas Anderson : L’éclate et l’arrêt
La révolution n’attend pas. Elle court comme le furet et l’on court après lui comme un lièvre qui toujours échappe en se montrant à la fin comme peau de lapin. C’est que la révolution est à l’époque du capitalisme tardif la réitération festive d’un principe de plaisir, un carnaval de signes et non la vérité d’une rupture dans l’ordre des situations. Ce qui mettra à l’arrêt l’éclate d’une jouissance que se distribuent les antagonistes, conservateurs et libertaires qu’aliène la même culture de masse, est la discipline d’un père aimant sa fille, l’unique sésame. Le reste, on s’en balance comme d’une guigne.
« Une bataille après l’autre », un film de Paul Thomas Anderson (2025)
Bander pour la séduction. Une bataille après l’autre impressionne par son rythme soutenu 150 minutes durant. Le film court sans aucun repos ou presque, comme d’une seule traite pour différer toute retraite, sans relâche ni jamais débander ou alors si peu. La débandade est partout pourtant, des fêtards de la cause révolutionnaire qui ont la gueule de bois des lendemains de cuite, répression policière, trahison du grand nombre et dépression pour ses exceptions, jusqu’aux gardiens amidonnés de la race qui échouent à en conserver la pureté séminale. L’obscénité langagière n’y est pas que décorative en ayant pour humeur de fond toute l’écume et la semence de ses projections dans le cinéma de Paul Thomas dont l’emblème reste évidemment Boogie Nights (1998), épopée scorsesienne sur la grandeur et la détumescence d’un marneur de fond de l’industrie du porno. Le salaud crispé et constipé (Sean Penn) dont une activiste lubrique (Teyana Taylor) arrache une érection avant de le prendre par derrière avec son flingue figure le fond de l’affaire dont la question revient à qui a barre sur la jouissance de l’autre. Rien d’autre sinon, quand même, que la semence va à la dissémination et qu’un père d’adoption vaudra mieux qu’un géniteur fasciste jusqu’à l’os.
Une bataille après l’autre est une opération séduction irrésistible, en surface époustouflante. Mais Paul Thomas Anderson qui a toujours bandé pour la séduction n’est jamais meilleur et plus surprenant qu’en en prenant la tangente. En déroutant, parfois littéralement (la séquence inoubliable du camion sans essence et piloté en marche arrière de Licorice Pizza). Quand la séduction, enfin, se fait anti-production, autrement dit toute affaire cessante. La déroute n’est ici que celle de la cause révolutionnaire, sans idée sinon l’éclate nihiliste qu’elle ventile.
La révolution, ses fête et trahisons. On nous rétorquera qu’on trouvera bien çà et là des migrants mexicains parqués dans des centres de rétention qui sont de concentration, le camp en paradigme de notre temps ainsi qu’y insiste Giorgio Agamben, et des militants qui les libèrent avec fracas et ivresse. Mais les seconds sont si happés par la fièvre activiste et slogandaire, autre écoulement libidinal que le shaker de la jactance bat en neige, qu’ils n’ont aucune oreille à prêter aux premiers, de toute façon vite refoulés du champ. Et comment la chose serait-elle donc possible quand les grandes orgues de la musique du fidèle Jonny Greenwood, certes souvent inventive, pianistique et percussive, écrasent toute possibilité d’écouter ce que l’autre a à dire ? Et comment l’évacuation d’un camp de sans-abris pour les besoins du film pourrait-il valoir de preuve, sinon que son réel dément la fiction ? La révolution est martelée pour la simple raison que son marteau frappe l’enclume de son absence d’idée. Le vocable est consensuel à être délié de l’antagonisme que le capitalisme tardif a su refouler, à savoir celui du communisme. La révolution est partout, réactionnaires et progressistes, sauf à l’endroit où elle a quelquefois été, dans l’abolition du capital et de l’État. Et quand la révolution n’a pas eu lieu, son idée et son désir auront toutefois irrigué de formidables documents sur le gauchisme en Amérique, ses enthousiasmes et ses errements : ainsi, le triptyque de Robert Kramer, The Edge (1968), Ice (1970) et Milestone (1975). Regardons encore ce qui se passe réellement de l’autre côté de la frontière mexicaine, là où un « gringo zapatiste » tourne tout son dos à l’expérience autogestionnaire dans le Chiapas.
La révolution est une fête, on s’en excite entre camarades, vive la liberté que l’on s’octroie à quelques-un-e-s, entre soi ! Mais l’égalité dans un mouvement de masse ? Pas le sujet, pas envie. Dans les lendemains de fête, la gueule de bois reviendra alors aux balances. Quand on n’est pas puni du retour de bâton de la jouissance qui est la pulsion de mort mimétique, on trahira. Et tous trahiront sauf Bob Ferguson (Leonardo DiCaprio a reçu 25 millions de dollars pour cela, heureusement que l’acteur a du génie). Le père déçoit sa compagne qui persévère à festoyer. Elle ne sera pas la mère de sa fille (Chase Infiniti – son nom dirait presque le tout du film, une course infinie) qu’elle balance d’une certaine façon aussi. La seconde se distinguera d’elle pour démentir les quolibets de la trahison de sa lignée en retournant pour elle et son père le schibboleth des clandestinités révolutionnaires. La seule vraie discipline est cela et rien que celle-là. La révolution trahie par ses renégats l’est aussi par le film qui s’en réclame.
Schibboleth à double sens. La révolution, c’est cotillon pour qui n’en prise que la pacotille, une performance sous adrénaline pour révolutionnaires de mascarade ou d’opérette. La fête n’est toutefois pas sans rapport avec la mort. On s’en amuse, on s’en approche du bord, on croit ainsi la conjurer mais l’immaturité n’est pas un talisman contre le réel qui en est l’impasse. Il faut un mot de passe sinon c’est l’impasse. À cet endroit précis, Une bataille après l’autre a du fil à retordre dont il a puisé certaines de ses inflexions dans une lecture allusive de Vineland de Thomas Pynchon (Inherent Vice offre une lecture autrement plus rigoureuse du même auteur). L’oubli du code que le cinéaste étire et qu’il réitère comme le symptôme d’une mauvaise répétition est un sésame ambivalent. D’un côté, l’indiscipline alimentée par des années de dépression, alcool et beuh, est le marqueur subjectif d’un puérilisme sécrété par le capitalisme tardif. De l’autre, une variante du mot de passe tardivement retrouvé, tiré de « The Révolution Will Not Be Televised » (1971) de Gil Scott-Heron, est un schibboleth à double sens.
Un père et une fille s’y retrouvent en reconnaissant que la seule discipline qui les aura sauvés, c’est pour elle la filiation et pour lui la paternité (la mère qui aura balancé ses camarades s’en balançait, elle sera balancée, débarquée manu militari du film). C’est l’accord sonore de leurs avertisseurs portatifs, la mélodie de l’amour dans l’harmonique de leur cœur. Mais il y a autre chose encore. « Green Acres, Beverly Hillbillies, and Hooterville Junction / Will no longer be so damned relevant » est le mot de passe ultime. Ce que dit la citation de Gil Scott-Heron porte l’espérance suivante : que les sitcoms rurales de l’époque de la chanson, alors produites par Paul Henning pour CBS, Petticoat Junction, Green Acres et The Beverly Hillbillies, (Hooterville nomme une communauté agricole commune à ces trois séries), n’empêchent pas ses téléspectatrices-eurs de se faire le sujet collectif d’une procédure de vérité, corrélative d’un processus révolutionnaire. Si la culture de masse est l’éther sémantique commun des protagonistes qui en échangent les mêmes références, chansons et séries, elle a également pour sésame ceux qui y retiennent un appel à suspendre la poussée des flux et la compulsion de répétition, la télévision et le cinéma d’action qui savent si bien capter l’attention. Au bout de la route, il faudra bien que le désert de l’éclate s’arrête dans l’amour d’une fille et son père.
Pop et fascisme. Thomas Pynchon est le romancier nord-américain du capitalisme tardif dont Fredric Jameson est le théoricien. Selon ce dernier, tous les domaines de la culture y ont été intégrés, populaire, savante et oppositionnelle, subsumés sous la loi unique de la marchandise. Tous n’y sont plus que les plis d’une même étoffe comme une bande de bitume dans le désert, ce ruban de Moebius où l’on fait front de tous sauf du capitalisme. Les contradictions y sont un jeu spéculaire de différences carnavalesques, les antagonismes parodiés, les utopies seulement festives et minoritaires. C’est dans cette confusion spectaculaire que l’on saisit le pouvoir d’aliénation du consumérisme et la difficulté d’y faire sérieusement exception au nom d’idées intraitables, résistant à toute intégration ou récupération. Paul Thomas Anderson fraie avec une certaine acuité dans le vivier de la postmodernité, d’où son recours réitéré à Thomas Pynchon. À la différence d’un Quentin Tarantino, le cinéaste est plus sensible aux frictions des contradictions sociales, sans en tirer cependant plus qu’une maestria dans le jonglage.
La comparaison avec le récent Eddington d’Ari Aster est tout à fait éclairante, à son bénéfice. Là où ce film est d’une précision géo-historique redoutable, rigoureux dans la description d’un espace (un territoire parfaitement circonscrit du Nouveau-Mexique) et d’un temps (la crise du coronavirus en 2020 et comment elle continue encore de couronner le contemporain), celui de Paul Thomas Anderson privilégie la frivolité modiste des signes dans une temporalité obscure, anticipation et uchronie. La fascisation n’y est pas un grotesque terrifiant (on a encore en mémoire l’adjoint du shérif noir du film d’Aster qui ressentira dans sa chair ce que Black Lives Matter veut dire), mais les tics et mimiques de Sean Penn jusqu’à la rigor mortis.
Trois chas. Une bataille après l’autre est un film symptomatique du côté où penche Paul Thomas Anderson jusqu’à tomber quand il échoue à tromper ses propres sirènes, maestria tapageuse, virtuosité vaine et séduction jusqu’à la frivolité. La saisie de la jouissance dans le suractivisme et de la culture de masse commune aux ennemis a suffisamment de finesse pour indiquer que l’esprit pop n’est pas hétérogène au fascisme qui s’en acoquine. Mais l’ironie ne suffit pas pour s’en protéger, ni la trahison de la révolution réduite au mot de passe mélodique des fidélités parentales. Pourtant, trois moments remarquables soulèvent la fiction du couvercle d’une narration menée tambour battant, sans temps mort. Le feed-back historique, l’amitié du maître et l’arrêt entre les plis montreront en effet ce que peut réussir un cinéaste quand il s’extirpe des ornières auxquelles plus souvent qu’à son tour il cède. La séduction dont il a besoin pour s’en faire l’esthète (format VistaVision et transfert sur 70 mm., un luxe inutile dans les salles de cinéma ordinaires qui ne projetteront que des DCP), sinon l’analyste (le grain charnu de l’image rejoint l’écume des plaisirs ou l’éruption d’acné), il sait aussi bien qu’elle empêche du réel d’advenir, l’amour seul qui mieux que la révolution saura mettre à l’arrêt la machine d’un principe de plaisir qui a pour carburant l’éclate et le crash pour fin.
Bob est chez lui, en peignoir qu’il ne quittera plus, et fume tel le Dude de The Big Lebowski (1998) des frères Coen. Il regarde aussi La Bataille d’Alger, d’un œil pas aussi distrait qu’on le croirait d’abord. Le film de Gillo Pontecorvo, il le connaît par cœur comme les militants des Black Panthers qui l’avaient élu en mantra de la stratégie insurrectionnelle inspirée du FLN, sans savoir que ce film allait avoir une vie démontrant ses ambivalences puisqu’il a également servi les causes adverses de la contre-insurrection, Amérique du sud dans les années 70 et Irak des années 2000, ainsi que l’a montré un documentaire de Malek Bensmaïl. Soudain, les forces armées débarquent, cherchent partout le fugitif qui s’est planqué dans un tunnel qu’il avait creusé, on ne sait jamais, si un jour on venait à le retrouver. Par le trou du terrier, on y balance une grenade lacrymogène. On s’en émeut. Bob se retrouve victime d’une enfumade comme les ascendants des militants du FLN à l’époque de la conquête algérienne. Ce court-circuit fore dans le tissu commun des références culturelles le tunnel de l’Histoire.
Bob est alors en fuite et trouve du soutien du côté du chicano Sergio, l’instructeur en karaté de sa fille, Willa. Le senseï joué avec la malice du chat d’Alice par Benicio del Toro est une figure de maître extraordinaire, sans la sévérité du surmoi. Le maître règne dans le cinéma de Paul Thomas Anderson, emblématiquement dans The Master (2012). Et il n’intéresse vraiment qu’à se déporter, décentré du seul pouvoir qu’il représente et dont il tire son autorité, dégondé de sa position de maîtrise pour se faire l’ami de l’ami qui aura su le bousculer. Dans Une bataille après l’autre, le senseï est ici celui qui a su créer un monde de solidarité autour de Bob, un tissu d’amitié et de complicité qui lui permet à la fois de passer entre les mailles du filet policier et de retomber sur ses pattes, même quand il tombe du toit (sacrée cascade de Leonardo DiCaprio) et se fait taser. Le senseï est le chef de l’une des stations d’un nouvel underground railroad. Son rôle donne autant au corps la discipline qui lui manque (ah, si le film avait suivi la leçon de karatéka de Willa) qu’il fait passer l’ami par les trous et les obliques, dans la suite du monde.
La course-poursuite finale est le dernier acte d’Une bataille après l’autre, l’acmé de l’éclate autant que son formidable arrêt, même s’il vient un peu tard. Ce qui retient le plus l’attention est la série des plis de la route traversant le désert avec laquelle jouent le filmage au ras du bitume et les longues focales. La vérité baroque du film de Paul Thomas Anderson s’y donne à plein, esthétiquement (les variations d’un même fond sont préférées à l’émergence de singularités ou d’exceptions) et politiquement (le pli n’est pas la coupure). Willa a alors une pensée qui lui vient à la vitesse du kaïros : au lieu de fuir son poursuivant que son père poursuit, elle niche sa voiture dans un pli de la route comme des mondes cachés au regard, ainsi La Forteresse cachée (1958) d’Akira Kurosawa. L’homme derrière elle ne voit rien de l’obstacle, aveuglé par la vitesse. Le carambolage est inévitable. L’éclate y trouve son apogée et son point d’arrêt. Alors l’amour peut s’accomplir même si ses suites se font faibles en se partageant gentiment entre un père apprenant à se tirer un selfie et sa fille partant à la manif.
Vineland. L’à-présent intempestif (l’Algérie en image dialectique), le maître prémuni des jouissances du surmoi (moins son représentant que le passeur et l’ami, l’accompagnateur placentaire) et l’éclate à l’arrêt (le pli enfin interrompt au lieu de couder la même étoffe de désert) : voilà dans Une bataille après l’autre les trois chas par lesquels passe l’aiguille du fil fantôme, le vice inhérent échappant au « golden fang » (le signifiant flottant, le mana du monde décrit dans Inherent Vice), la ligne de fuite en diagonale du crochet d’or des farandoles culturelles. Comme les trois pointillés de l’utopie du Vineland du roman original de Thomas Pynchon, et dont Paul Thomas Anderson se sert à l’instar d’un test au nom identique, mesurant la seule capacité d’adaptation d’individus souffrant de troubles du comportement.
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