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Vahid enterre le corps de Eghbal au début de Un simple accident
Critique

« Un simple accident » de Jafar Panahi : Le règne animal

Guillaume Richard
Les chiens sont partout dans Un simple accident de Jafar Panahi. Dans les montagnes et du côté des bourreaux qui appliquent la loi. Quant aux victimes du régime, leurs corps souffrent comme des bêtes boiteuses et leur désir de vengeance n'est pas moins bestial. Le règne animal serait-il total ? Jafar Panahi sauve son film démonstratif reposant sur un scénario didactique en faisant revenir de l'humanité dans l'animalité.
Guillaume Richard

« Un simple accident », un film de Jafar Panahi (2025)

Dans les montagnes qui entourent ce qui doit être Téhéran, une voiture avance dans la nuit avec à son bord un couple et leur petite fille. Ce qu'ils font là, par une nuit qu'aucune lumière n'éclaire à part les phares de la voiture, nous ne le saurons pas. Une certaine abstraction se dessine comme dans En attendant Godot de Samuel Beckett que Jafar Panahi mentionne plus tard mais à contre-sens. Le premier élément qui vient perturber l'étrange sérénité de ce prologue d'Un simple accident est le croisement d'une autre voiture poursuivie par des chiens. Le hurlement des bêtes — chiens, loups ou chacals — se fait entendre comme dans d'autres films iraniens (on se rappelle par exemple du renard dans Le diable n’existe pas de Mohammad Rasoulof), signifiant que les personnages sont entrés en territoire animal qui est cette chambre d'écho traduisant l'état de dégradation dans lequel se trouve actuellement la société iranienne et les relations humaines qu'elle conditionne. Le cinéma iranien qui cartonne en festivals reflète les lois d'un règne animal au croisement de l'humain et de l'inhumain, bâti sur le ressentiment et la fragilité, qui constitue le cadre dans lequel des corps oppressés répondent à la machine répressive du régime qui a aussi dressé ses soldats zélés. Orphelin d'Abbas Kiarostami, ce cinéma s'est embourbé dans un didactisme souvent bavard et démonstratif, à l'image du bourbier dans lequel sont pris les personnages d'Un simple accident et d'autres films iraniens suivant le même modèle qui ne font que patauger dans les rouages qui les oppriment. Étrange ironie. Mais ont-ils d'autres choix face aux contraintes que leur impose leur clandestinité, à savoir une manière de produire et de tourner qui doit contourner le pouvoir ? La séquence d'ouverture du film de Jafar Panahi est pourtant réussie. Elle promet un film aussi fort que Trois visages (2018), dont on se souvient pour ses scènes nocturnes. Mais cet espoir se dissipe une fois qu'Un simple accident restreint l'envergure de mise en scène au profit d'un scénario laborieux et peut-être maladroitement comique. Ce scénario qui va dérouler sa mécanique aussi étouffante que les rouages du pouvoir qu'il veut combattre n'a rien à voir avec l'écriture de Samuel Beckett et ses abstractions. L'influence de Jafar Panahi réside plutôt dans le code de la route qu'il applique avec le plus de rigueur possible, même dans les moments dangereux, afin d'éviter tout accident dans le programme scénaristique d'Un simple accident. Heureusement qu'à ce prix, le cinéaste réussit à faire revenir à la fin du film de l'humanité dans l'animalité et une belle idée de mise en scène.

C'est un élément déclencheur que même les plus mauvais manuels de scénario déconseilleraient qui fait basculer le beau prologue du film. Le père qui n'y voit rien dans cette nuit noire écrase un chien et s'arrête chez Vahid qui reconnaît en lui le bourreau qui a gâché sa vie quand il a été emprisonné par le régime. La logique du règne animal s'enclenche alors du côté des humains. Vahid le kidnappe pour l'enterrer vivant dans le désert et, de fil en aiguille, d'autres personnages rejoignent en cours de route sa micro-quête de vengeance. L'animalité humaine refait ainsi surface pour traduire toute la violence refoulée qui régit les rapports de fractions de la population iranienne entre elles, avec un dilemme précis : la victime doit-elle faire preuve d'autant de bestialité que son bourreau pour accomplir sa vengeance ? Vahid, Shiva, Hamid, Golrokh et son mari seront rappelés plus d'une fois à leur humanité (notamment en sauvant la femme et l'enfant de leur prisonnier) et celle-ci va finalement l'emporter, à la fin du film, quand ils épargneront celui qui s'avère bien être Eghbal La guibole. Mais déjà le bruit de sa prothèse avait donné raison à l'oreille pointue de Vahid, tout comme l'odeur de sa transpiration avait dégoûté Shiva, avant que Golrokh ne vomisse après avoir senti ses déjections. Dans Un simple accident, l'animalité et l'humanité s'affrontent sans cesse, à l'image du croisement étrange des deux voitures au début du film : le drame du chien écrasé fait ressortir l'humanité de la famille (même s'ils imputent froidement la faute à Dieu) quand l'autre véhicule, poursuivi par une meute, retourne dans la nuit. Cette confrontation, dans Un simple accident et ailleurs dans le cinéma iranien, se joue aussi entre la ville et le désert montagneux qui l'entoure. Le cri des bêtes libère ce qui en ville doit être dissimulé sous les apparences sous peine de troubler l'ordre public imposé par le régime. C'est pourquoi il faut sans cesse donner des pots-de-vin, au pompiste ou aux agents de sécurité d'un parking, pour éviter que les chiens ne soient lâchés et que la société sombre dans le chaos. Le règne animal, en tant que cadre et espace, est moins une utopie et un accident qu'un danger dans la nuit qui guette la société iranienne (plus que les autres ?). Il annonce une guerre civile et politique qu'Un simple accident entrevoit très bien mais refuse d'appuyer, avec humanisme, dans sa conclusion, pour renvoyer dos à dos les bourreaux et les victimes. C'est sans doute cela qui a valu la Palme d'or à Jafar Panahi (sans compter que les dés pouvaient être pipés pour des raisons extra-cinématographiques).

Hormis son prologue et sa conclusion, et à l'instar d'autres films iraniens qui luttent contre le régime, Un simple accident devient trop didactique et démonstratif quand les rouages du scénario escamotent les subtilités de la mise en scène. C'est un paradoxe étonnant qu'ont en commun tous ces films : ils inventent des machines scénaristiques oppressantes pour s'opposer à la puissante machine d'oppression du régime totalitaire en place. Ils affrontent donc l'ennemi sur son terrain et cherchent à s'encastrer dans le système pour le fissurer de l'intérieur. Or, ils consacrent par là le scénario comme outil oppresseur des personnages et de toute tentative de penser l'espace et le temps par le biais d'une émancipation de la mise en scène qui reprendrait les commandes du film. Un simple accident ne s'écarte jamais de son modèle de fabrication. Jafar Panahi avance prudemment en respectant les règles en vigueur comme on applique le code de la route à la lettre, entre animalité et humanité, violence et compassion, parce qu'il n'y aurait a priori pas d'autre solution, pour se venger des bourreaux et continuer à lutter contre le système en place, que de mener un raid en van avec le risque d'être arrêté sur-le-champ. Jafar Panahi offre ainsi malicieusement une nouvelle variation du dispositif le plus connu du cinéma iranien, celui de l'exploration du monde et d'une société à l'intérieur d'une voiture, en remplaçant celle-ci par un van. La camionnette prend d'assaut la ville et les chemins de montagne dans l'aridité de nuits primales qui rapproche Un simple accident du film noir qui semble aussi être une des directions que prend le cinéma iranien bête de festival. Abbas Kiarostami paraît aujourd'hui très loin pour tous ces cinéastes qui l'ont relégué derrière les montagnes qu'il affectionnait tant.

Toutes les victimes du régime iranien dans le van dans Un simple accident
© Les Films Pelleas (Photo fournie par Cinéart)

Le film boite entre le début et la fin car le scénario aplatit toutes les nuances et toutes les intensités perçues derrière le récit et avant que les subtilités de mise en scène se rétractent au profit du bon déroulement de l'histoire et la sur-explication de ses enjeux. C'est finalement le corps de La guibole qui offre la métaphore la plus juste d'Un simple accident, plus que les maux de dos de Vahid qui porte plutôt le poids des oppresseurs et du système. Le film traîne son scénario pesant comme une prothèse en béton aussi lourde que les démonstrations faites par Jafar Panahi sur l'état de la société iranienne et des relations entre les individus. Le cinéaste conduit son film avec une grande prudence et en respectant les rouages de son scénario aussi fidèlement que le code de la route. Nous avions pourtant déjà tout compris en tendant l'oreille pour écouter le hurlement des bêtes et en devinant ce qui se tramait dans la nuit. Vahid, Shiva, Hamid et Golrokhn ne cessent de disserter sur leur condition et sur la moralité de leur raid vengeur. Le cabotin Hamid explique même noir sur blanc dans une pénible tirade qu'il entonne au-dessus de la tombe de leur prisonnier qu'effectivement, ce qui se passe en Iran n'est pas juste et humain, etc. C'est à ce moment que Beckett est cité mais l'écriture du film s'en tient très loin. Hamid peut hurler dans le désert, ses paroles ne trouvent paradoxalement aucun écho ni aucune dimension réflexive sur la condition humaine tellement elles sont saturées. Le seul écho se trouve dans la démonstration de Jafar Panahi qui assomme le spectateur réduit au plus petit commun dénominateur : une foule de bêtas à éduquer. La tombe creusée dans le sol aride du désert renvoie les séquences qui s'y déroulent à l'inefficacité évidente du raid mené par les personnages. Celui-ci, s'il aboutit au contraire sur un sursaut d'humanisme, se confond presque avec l'arbre mort qui surplombe le trou : une branche à partir de laquelle ne poussera aucune forêt. Il faudrait montrer ici en quoi les arbres dans le cinéma de Kiarostami, même isolés sur le flanc d'une colline, ont une autre fonction.

Un simple accident étonne enfin par son ton comique, façon Commedia dell'arte, renforcé notamment par le jeu des acteurs et certaines péripéties du récit. La profondeur du prologue et de la fin du film est à nouveau atténuée par une tonalité qui s'y oppose diamétralement. Ce comique semble traduire un geste politique désenchanté conscient de sa défaite face à l'oppresseur. À l'instar d'un mauvais film de gauche, Jafar Panahi ne semble plus croire à un changement politique même si, bien sûr, en grand humaniste, il refuse d'utiliser la violence. Ce n'est pas suffisant pour dissimuler l'amertume désenchantée du film. Un simple accident charrie en effet sa propre défaite. Sa tentative de déstabilisation du système vire à la comédie qui en signifie l'impuissance. Le raid de la bande à Vahid est d'abord carnavalesque, telle une attraction de foire qui exhibe quelques bêtes folkloriques. Vahid, avec sa tignasse bouclée, ressemble à un croisement de Jean-Paul Rouve et Clovis Cornillac, assortie d'une note gauloise. Serait-il un Tuche iranien ? À défaut d'être l'oncle de la petite fille de La guibole, il serait peut-être celui, lointain, de nos bons Tuche, et bien qu'il s'agisse évidemment de deux manières différentes de faire de la comédie, ils semblent partager tous les deux une certaine maladresse. Cruche, dans sa traduction française, rime avec Tuche et il n'y a qu'un pas pour approfondir cette légère ressemblance. Mais le rire s'arrête là — il ne faudrait pas choquer outre mesure la doxa qui célèbre ce cinéma iranien de festivals en soulignant plus de contradictions ! Cruche est le terrible surnom de Vahid qui traduit la souffrance de son corps et les conséquences de la violence imprimée par le régime sur ses dissidents. Chaque victime du bourreau partage ce stigmate à différents degrés. Le film se révèle très fort sur ce point car l'homme réduit à son animalité par un système qu'il est tout autant ne semble pas pouvoir échapper à son sort de bête boiteuse et vulnérable. Un simple accident se perd dans la comédie qui en amoindrit la critique par des sursauts d'impuissance, sauf si le rire est une condition pour faire surgir l'humanisme dans un monde qui l'efface, faisant ainsi reculer la circonférence du règne animal ?

 

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