
« Un ours dans le Jura » de Franck Dubosc : L'improbable coup de griffe
Un ours dans le Jura de Franck Dubosc est une merveille d'humour pince-sans-rire qui donne un bon coup de griffe à la comédie mainstream française. Si son comique manque parfois sa cible, il peut en atteindre d'autres, comme les valeurs traditionnelles, voire même une certaine idée du cinéma d'auteur coup-de-poing.
« Un ours dans le Jura », un film de Franck Dubosc (2024)
La comédie française mainstream est, de tous les cinémas qu'on peut qualifier comme tel, un de ceux où les canons esthétiques et les standards d'écriture briment toute tentative d’ambition au nom de recettes commerciales éprouvées qui attirent encore malgré tout du monde dans les salles et le dimanche soir devant la télévision. Rien ou presque ne semble pouvoir traverser les mailles du filet et se montrer suffisamment fin pour y arriver. Il y a bien dans le répertoire comique français contemporain des cinéastes et des acteur·rices qui ont flirté avec le mainstream, qui s'en inspirent, le moquent ou qui s'en sont détachés avec le temps. Mais ils ont été rapidement considérés comme des auteurs, tels Quentin Dupieux, Benoît Delépine et Gustave Kervern, Michel Gondry, Blanche Gardin, Bruno Podalydès, Laure Calamy, Sophie Letourneur, Éric & Ramzy ou encore récemment Jean-Pascal Zadi. Ils n’œuvrent donc plus à l'intérieur du mainstream mais à ses marges. Des comiques qui le bousculent tout en y restant sont rares et, après Un ours dans le Jura, personne n'aurait parié un sou sur Franck Dubosc. Figure du beauf par excellence, charmeur devenu désuet dans une société redessinée par les questions intersectionnelles et de genre, Franck Dubosc apparaît dans des comédies pas drôles et interchangeables calibrées pour le box-office. Il réalise pourtant avec Un ours dans le Jura un des meilleurs films français mainstream vu depuis un moment. Et à l'image de cet ours qui surgit dans la forêt au début du film, l'expression métaphorique suggérée par son titre renvoie moins à l'irréalité de l'histoire qu'à son caractère improbable et unique, pour ne pas dire miraculeux. Il n'y a pas d'ours dans le Jura comme il n'y aurait supposément pas de films comme celui-ci dans la comédie mainstream française, c'est-à-dire que l'impossible peut parfois se produire.
Ce qui fait mouche dès les premières séquences du film, et qui ne cessera de piquer jusqu'au bout avec quelques moments d'anthologie, c'est bien sûr son humour noir pince-sans-rire qu'il ne faudrait pas confondre avec du cynisme, car le film croit quand même encore en l'humain en s'amusant d'une forme de bêtise qui ne réduit pas les personnages à des moutons. Le cynisme qui peut agacer dans des jeux de massacre comme The Monkey de Oz Perkins ou Novocaïne de Dan Berk et Robert Olsen, où tout le monde cuit dans la marmite du nihilisme y compris le spectateur à qui il ne reste plus qu'à rire jaune et gras, est ainsi absent d'Un ours dans le Jura, tout comme la morale réactionnaire de la petite fable post frères Coen façon Three Billboards : Les Panneaux de la vengeance de Martin McDonagh. Le film de Franck Dubosc s'avère être bien plus réjouissant même s'il équivaut à une sous-copie de Fargo des frères Coen, à la fois du film et de la série (du moins, la première saison). Un ours dans le Jura donne un bon coup de griffe à quelques grandes valeurs défendues par la comédie mainstream française qui se garde frileusement de les critiquer, comme la famille, l'enfance, la sexualité, la police ou, certes très maladroitement comme nous le verrons, l'épineuse question des migrants, sans jamais jeter le bébé avec l'eau du bain. Le couple formé par Michel (Franck Dubosc) et Cathy (Laure Calamy) sortira plus uni des épreuves rocambolesques qu'ils traverseront, tandis que leur fils Doudou (Timéo Mahaut) souffrant d'un handicap sera sauvé à la fin de film, mais il ne faudrait pas ici reprocher à Un ours dans le Jura de revenir à des valeurs conservatrices qu'on retrouve d'ailleurs dans bien des films interprétés par Franck Dubosc. Car les crimes et les situations comiques ont plutôt permis de faire remonter l'étrangeté fondatrice d'une famille dysfonctionnelle au cœur même de son quotidien. En effet, il n'y a pas de happy end à Un ours dans le Jura, seulement une réorganisation plus harmonieuse d'une singularité qui n'avait pas trouvé jusqu'alors les mots (Doudou parle très peu) ni fait les bons choix pour exister de la meilleure manière possible. Au fond, le Cupidon, théâtre de la fin du film, attendait depuis le début Michel et Cathy.

On comprend alors qu'en plus de griffer le tableau bien trop sage affiché par les standards de la comédie française, le film creuse une galerie dans le mainstream sous un mode résolument taupe, un peu à l'aveugle sans savoir toujours où il va et parfois avec maladresse, rendant l'ensemble du réseau souterrain aussi obscur qu'une forêt profonde du Jura. Tout le monde semble s'être mis au service de l'ambition du film, contrairement aux habitudes de la comédie mainstream française qui repose sur le cabotinage des acteur·rices rois et reines, la théâtralité grossière de la mise en scène ou l'absence de travail sur les décors et le son. Franck Dubosc propose un sous-jeu inattendu et bienvenu, à l'inverse de Laure Calamy qui, contrairement à ce qu'on peut lire dans la presse qui affirme qu'elle tire son épingle du jeu, plombe le film en surjouant la provinciale vénale. Son surjeu est un des seuls éléments qui vient troubler l'étonnante maîtrise en mode mineur d'Un ours dans le Jura. Même Benoît Poelvoorde parvient à ne pas cabotiner, c'est dire si le miracle s'est bien produit. Il ne prend pas trop de place et ne gâche pas l'ambition résolument modeste du film qui constitue sa plus grande qualité. Franck Dubosc filme également les paysages du Jura de manière non-touristique, loin de ce qu'on peut voir dans les téléfilms en vogue ou même dans n'importe quel film français qui doit justifier les aides reçues par les régions. Grâce à cette maîtrise, Un ours dans le Jura fonctionne aussi sur le tableau du thriller, certes à la façon des frères Coen ou d'une copie efficace comme LaRoy de Shane Atkinson, où il est question de se rater magistralement. Le film de Franck Dubosc apparaît plus réussi que des thrillers récents gonflés à l'hélium comme Maldoror de Fabrice Du Welz ou Six jours de Juan Carlos Medina (sorti d'ailleurs le même jour), qui amusent par leur comique involontaire et leur ridicule esprit de sérieux.
On peut aussi se réjouir de voir Un ours dans le Jura se moquer du cinéma d'auteur français naturaliste coup-de-poing qui, contrairement à Franck Dubosc, reçoit tous les honneurs. Ce coup de griffe est sans doute involontaire, mais savoureux. En choisissant Timéo Mahaut pour interpréter Doudou, l'enfant de Michel et Cathy souffrant d'un handicap, Franck Dubosc critiquerait-il le film Les Pires de Lise Akoka et Romane Gueret, Prix Un Certain Regard au Festival de Cannes 2022, et tout ce que le film représente ? Timéo Mahaut n'est connu que pour ce film-là, et Dubosc a dû le voir, et peut-être l'a-t-il tout simplement aimé et choisi grâce à sa performance et ses qualités. Mais quand même, Timéo Mahaut joue un enfant qui suscite, avec un humour noir appréciable, une condescendance comique, notamment lorsque Benoît Poelvoorde lui crie à l'oreille pour lui adresser la parole. Un ours dans le Jura serait le bon film mainstream qui se moque du film d'auteur coup-de-poing à la fois bête de festival et bête comme ses pieds. L'ours ne fait ainsi qu'une bouchée du petit nuisible qui se voit comme la grenouille aussi gros qu'un bœuf. Une autre métaphore présente dans le film, celle de l'enduit, fonctionne aussi : peut-être est-ce ce cinéma-là que Franck Dubosc badigeonne de miel pour le donner délicieusement en pâture à son ours. Il est en tout cas préférable pour un spectateur de s'amuser de plusieurs coups de griffe que de recevoir un coup de poing.
Si le film amuse beaucoup, il manque parfois sa cible. Par exemple, les affligeantes séquences avec les migrants traduisent un manque de finesse et de réflexion évident. Ils sont décrits uniquement comme des mules victimes d'un trafic de drogue, soit comme des personnages en souffrance qui ne prennent jamais part aux péripéties du récit. Ces mules sont même réduites à leur animalité primaire (vomissements et excréments) car elles sont malades d'avoir transporté la drogue dans leur corps... Ils sont, par sécurité, enfermés en prison pour que leur potentiel de trouble politique et, pourquoi pas, comique ne dérange pas. Sur ce point, Un ours dans le Jura ne se montre pas plus intelligent que les pires comédies réactionnaires françaises telles que À bras ouverts, la saga Qu'est-ce qu'on a fait au Bon Dieu ? ou Cocorico. Le comble de la médiocrité est atteint lors de la scène où un semblant de coup de foudre naît entre la policière (qui fréquente le Cupidon et ne trouve pas l'amour) et un des hommes emprisonnés. Un léger travelling accompagné d'un champ/contre-champ, avec comme toile de fond la magie de Noël, est du plus mauvais goût. Un ours dans le Jura est-il encore un film de droite ? Est-ce qu'il n'a pas d'autres choix même s'il parvient à bousculer un peu la comédie mainstream française ? Le film reste limité à ce territoire comme un ours délimite le sien : si quelque chose s'est vraiment produit dans le film, alors la prochaine étape pour Franck Dubosc sera peut-être une migration. Cela s'avère malgré tout peu probable.