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Léonie et Eugénie mangent des huitres dans Un été comme ça
Rayon vert

« Un été comme ça » de Denis Côté : Anti-thérapie

Marius Jouanny
Au sein d’un paysage cinématographique constellé de films de deuil et de réparation, Un été comme ça de Denis Côté abandonne toute volonté de jouer les thérapeutes. Le récit se donne pleinement les moyens d’explorer le territoire des pulsions sexuelles pour mieux les comprendre.
Marius Jouanny

« Un été comme ça », un film de Denis Côté (2022)

« Vous êtes ici de votre plein gré. Vous êtes pas ici pour vous faire soigner. Vous êtes pas malades ». Au sein d’un paysage cinématographique constellé de films de deuil, de réparation et de thérapie, ces mots prononcés en ouverture du dernier film de Denis Côté, Un été comme ça, sonnent presque comme un manifeste.

Eugénie, Léonie et Geisha, trois femmes atteintes d’hypersexualité sont réunies dans une maison pendant 26 jours avec Octavia la thérapeute et Sami le travailleur social. Un tel point de départ scénaristique aurait pu conduire à deux obscénités : une certaine forme de pornographie et le drame lacrymal sur le dépassement du traumatisme grâce à une structure narrative bien ficelée. Dès la première scène, une toute autre démarche s’accomplit dans Un été comme ça. Composée d’une succession de longs gros plans sur les visages, la séquence isole chacun des personnages, alors même qu’ils se trouvent dans la même pièce. Le monologue sans réponse des psys et les échanges de regards anxieux traduisent une situation d’incommunicabilité presque totale. D’emblée, le point de vue de la caméra se veut bien davantage empathique que clinique. L’inutilité d’une éventuelle thérapie de groupe est annoncée par avance, annulant le programme narratif attendu. Lorsqu’à la fin du film Sami demande à Octavia quelle est la traduction du mot « échec » en allemand, il ne fait que verbaliser un non-dit présent depuis cette séquence d’ouverture. Abandonnant toute volonté de jouer les guérisseurs, le récit peut se donner pleinement les moyens d’explorer le territoire des pulsions sexuelles pour mieux les comprendre.

L’unité de lieu et de temps, 26 jours dans une maison et ses alentours interrompus seulement par un jour de liberté accordé aux trois femmes à mi-parcours, n’est pas seulement une contrainte scénaristique. Ce cadre spatio-temporel propose aux personnages féminins un endroit neutre dans lequel elles peuvent mettre à distance leurs pulsions plutôt que de les assouvir. Geisha se retrouve abandonnée à elle-même lorsqu’elle essuie un refus inhabituel en faisant des avances sexuelles à Sami. Eugénie décrit la nature de ses pensées intrusives, tandis que Léonie évoque son traumatisme d’enfance : la relation incestueuse qu’elle entretenait avec son père. La mise en scène tente elle aussi un travail de mise à distance, puisque Denis Côté tient à ce qu’aucun plan ne provoque d’excitation chez le spectateur. Tout est pensé comme si la caméra devait suivre les mêmes règles que les personnages durant ce séjour : suspension du jugement moral, attention aux autres et à soi en nouant des liens dénués de tension sexuelle. Cela tient à la longueur des scènes, au choix du cadrage caméra à l’épaule et au regard désérotisé sur les corps féminins, même lors d’une des rares scènes de sexe d'Un été comme ça durant laquelle Léonie se fait suspendre et ligoter par une longue corde. Ces choix formels ne relèvent pas de la pudeur ou du puritanisme, mais ils définissent plutôt une certaine intégrité du personnage de cinéma, non pas considéré comme un objet de désir ou d’identification artificiel qui le ligoterait au spectateur, mais comme un sujet désirant et capable de réflexion. L’enjeu du récit comme de la réalisation du film se résume à créer les conditions de possibilité d’un répit, en éloignant les personnages et les images d’un rapport compulsif à la sexualité.

Léonie et Eugénie dans un canoë sur un lac dans Un été comme ça
© Shellac Films

La parenthèse d’un été à l’abri des regards indiscrets ouvre ainsi le champ des possibles. En devenant amies, Eugénie, Léonie et Geisha retrouvent une vitalité insoupçonnée. Cette dernière semble davantage vivre son hypersexualité comme un moyen d’indépendance que comme un fardeau, contrairement aux deux autres. Mais chacune trouve son compte dans ce huis-clos éphémère, en se prouvant que leurs corps peuvent exister en dehors de leur dépendance au sexe et au regard des hommes. Les 24 heures de liberté qui leur sont accordées à la moitié du séjour douchent tout espoir de rétablissement, puisqu’elles en profitent aussitôt pour retrouver leurs habitudes compulsives. Qu’importe, là n’était pas l’objectif. Sur le plan de l’analyse en revanche, le progrès est manifeste. Les troubles sexuels des personnages sont exposés comme des conséquences directes de la domination masculine, sans pour autant réduire les trois femmes à leur statut de victime. Un été comme ça laisse entrevoir une prise d’autonomie du désir féminin, sans donner l’illusion qu’il pourrait s’émanciper du patriarcat par un simple décret. Dans cette optique, le personnage masculin dévirilisé, Sami, renferme aussi un certain potentiel émancipateur.

Denis Côté construit avec Un été comme ça les conditions esthétiques nécessaires pour qu’une œuvre puisse réfléchir sur la sexualité plutôt que d’en reproduire machinalement l’imagerie, celle de l’érotique chic ou de la pornographie crue. Au sein d’un champ artistique secoué depuis quelques années par la problématique des violences sexuelles grâce à la libération de la parole des femmes, une telle proposition de cinéma révèle tout son sens politique.


Un été comme ça a été découvert en avant-première durant l’édition 2022 du Festival international du film de La Rochelle.

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