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La Magie des rencontres : de Boris sans Béatrice à Boris avec Béatrice

Sébastien Barbion
Il en va du cinéaste comme de Boris Malinovsky, l'anti-héros de Boris sans Béatrice : sa richesse tient de la maîtrise absolue des espaces-temps, et de tout ce qui circule à l’intérieur de ceux-ci. C'est à la subversion de cette maîtrise sans reste que travaille Denis Côté, pour faire advenir une rencontre.
Sébastien Barbion

Boris sans Béatrice (2015), un film de Denis Côté

Denis Côté a toujours eu la parole volubile pour penser le cinéma : celui des autres, lorsqu’il était critique de cinéma à l’hebdomadaire culturel Ici Montréal, le sien également depuis qu’il est cinéaste et ne cesse d’aller à la rencontre des spectateurs. À propos de Boris sans Béatrice, son dernier long métrage, il nous offre une piste de compréhension très simple, la question morale qui a motivé l’écriture du film : « Suis-je une bonne personne ? ». Denis Côté se la serait posée, un bon matin, à l’heure où sa carrière professionnelle commençait à prendre fière allure, auréolée de succès critique (au moins depuis Bestiaire, pour ce qui concerne la critique française), et tutoyant peu à peu, au sein d’une filmographie qui alterne le bricolage fauché et l’industrie onéreuse, des projets aux coûts de plus en plus élevés. Nous ne savons combien a coûté la création de Boris sans Béatrice, mais il fallait que ce film prenne l’aspect d’un film onéreux sur un personnage fortuné : un « film de Crésus » sur un homme "riche comme Crésus", gâté par les dieux jusqu'à faire naître en lui la tentation de dépasser toute mesure. Sous l'aspect de la mise en scène, un cinéaste avec plusieurs millions de dollars aux commandes d’un film, est comme un Boris Malinovsky, le personnage principal de Boris sans Béatrice interprété par James Hyndman : sa richesse tient de la maîtrise absolue des espaces-temps, et de tout ce qui circule à l’intérieur de ceux-ci. C'est à la subversion de cette maîtrise sans reste, menaçant tant le personnage que le réalisateur de s'enfermer dans un monde étroit empêchant l'existence de toute forme d'altérité, que travaille Denis Côté.

De la morale de l’histoire au problème de la mise en scène

Boris Malinovsky est un personnage arrogant, sûr de son fait et de son droit. À une quarantaine d’années, il domine le monde par sa taille et par ses possessions. Si son assise financière semble prospère et ses succès professionnels assurés, il se heurte néanmoins à une résistance : Béatrice (Simone-Élise Girard), sa femme, qui est malade. Plongée dans le silence, elle semble vivre « ailleurs », dans un autre espace-temps que celui dominé par son mari. Elle est souvent immobile, à peu près toujours silencieuse, sauf lorsqu’il s’agit de pousser un cri. Il pourrait s’agir de mélancolie – comprise ici comme la suspension du présent à un ailleurs indéterminé – dont le regard de Béatrice, jamais fixé sur quoi que ce soit, ne regardant jamais vraiment rien sans pour autant être vide (regard toujours trop loin, regard de l’ailleurs), se fait l’expression. La responsabilité de cette maladie en sera imputée à Boris par un petit homme sorti de nulle part (interprété par Denis Lavant). Dans l’explication la plus simple et la plus rationnelle, ce dernier ne serait que la manifestation imagée de l’objecteur de conscience, cet agent moral résidant dans la tête de chacun, qui rappelle ici à Boris que les succès et les possessions n’en ont pas fait un homme bon ; pire, ceux-ci l’ont rendu coupable de la tristesse du monde alentour. Boris aurait donc mauvaise conscience, le prix payé par les hommes puissants qui, malgré le fait qu’ils broient et digèrent le monde lors de leur expansion, ont néanmoins conservé une place pour un quelconque scrupule.

Cette explication, pour vraisemblable qu’elle soit, n’est là que pour garantir le pacte de fiction. L'essentiel se joue ailleurs, dans les formes avec lesquelles les histoires se racontent, le contenant plus que le contenu. L’invitation de Denis Côté à penser le film sur le mode de l’écriture de sa propre vie n'est pas tant une question morale – « Peut-être suis-je une mauvaise personne qui provoque la souffrance de mon entourage propre, ainsi que ma mauvaise conscience me le rappelle » – mais esthétique. La mélancolie supposée de Béatrice conditionne ce déplacement, car elle raconte le présent de souffrance d’un individu à travers son incapacité à habiter un présent. Selon cette hypothèse, Boris sans Béatrice serait l’autoportrait d’un cinéaste et de son monde par le truchement d’un personnage : un « control freak »(1), notamment des espaces et des temps, comme Boris Malinovsky, qui demeure pourtant paradoxalement en attente d’accidents qui sont, bien souvent dans le cinéma de Denis Côté, le produit de télescopages d’espaces et de temps hétérogènes. « Suis-je un bon cinéaste ? » et « Suis-je une bonne personne ? » ; Denis Côté et Boris Malinovsky, se font dès lors écho. On ne pourra répondre par l’affirmative qu’à tenter de construire des espaces-temps dans lesquels une rencontre est possible, dans lesquels les personnages ne sont pas atteints d’une maladie spatio-temporelle les enfermant dans leur propre monde – et passer alors de Boris sans Béatrice à Boris avec Béatrice.

La ligne continue et la ligne brisée, l’hubris et l’accident

La thématique centrale de Boris sans Béatrice est l’hubris. Présentée dans le film à l’aide d’une des interprétations du mythe de Tantale, l’hubris est le signe de la démesure. On pourrait dire que la démesure de Boris passe par la possession de biens et de femmes : trop d’argent, trop de femmes. Par l’écriture cinématographique, Denis Côté met en scène l’hubris en soumettant exclusivement le temps et l’espace à ceux qu’impose le personnage principal : Boris prend l’intégralité du monde à son service et le consomme au présent. La caméra se soumet ainsi aux déambulations de Boris, comme lors d’un travelling traversant son usine au rythme de son pas. Les hommes qui se présentent dans le champ du travelling sont littéralement balayés, ce ne sont que des outils-machines sur la chaîne de production de Monsieur Malinovsky. Il ne faudrait néanmoins pas y voir une quelconque contestation politique ou critique de l’exploitation capitaliste, c’est d’abord l’occasion de montrer la capture du temps et de l’espace par un personnage puissant, soumettant une série d’hommes et de choses aux lois de son espace-temps. De multiples détails scéniques appuient encore l’hypothèse : homme pressé lors de l’achat de chemises ; homme qui décuple sa puissance d’action dans l’espace et le temps par le tir ou la course automobile ; homme qui exige du maire la construction d’une route asphaltée afin de rejoindre sa demeure en ne tenant aucunement compte des autres projets – qui sont autant de manières de construire et d’occuper des espaces et des temps – de la collectivité.

Par analogie, selon l’hypothèse de l’autoportrait, ce « control freak » serait encore le cinéaste à peu près ordinaire qu’est parfois Denis Côté, lorsqu’il réalise ses « grosses productions » (Curling, Vic+Flo ont vu un ours, Boris sans Béatrice) qui lui semblent moins intéressantes que les films faits avec des bouts de ficelles (Les États nordiques, Nos vies privées, Carcasses, Bestiaire). Ces « grosses productions » ne laissent que peu de place aux accidents qu’affectionne le réalisateur(2), ces événements qui empêchent un film de se figer dans l’univocité de la signification, en introduisant de l’indétermination qui met le spectateur au travail (ou le fait fuir s’il ne veut pas travailler avec le film). Ces accidents trouvent plutôt leur place dans les « petits films » que Denis Côté a souvent qualifiés de « réaction contre l’industrie »(3), le réalisateur partant alors à l’aventure en ne sachant trop ce qu’il va rencontrer. Ce n’est parfois que dans l’après-coup du montage, et parfois même seulement par la fréquentation réitérée des projections de ses propres films, qu'il comprend ce qu’il a vu. Le cas de Bestiaire (2012) – montage d’une série de plans fixes sur les habitants d’un zoo, principalement des animaux – est particulièrement intéressant en ce qu’il laisse d’abord l’inconscient du réalisateur hanter le travail, sans que les préconceptions qu’il pourrait avoir sur un zoo ne viennent d’emblée raconter ce qu’il en sera du sens de chaque plan. Sur ce type de film, Denis Côté explique qu'il sait surtout ce qu’il ne veut pas faire, tout ce qui ne serait que répétition, cliché ou thèse assénés par une conscience trop sûre d’elle, et qui ne retrouverait jamais dans l’œuvre que ce qu’elle a bien voulu y mettre. Loin de l'économie industrielle du cinéma, ce type de projet à « trois francs six sous » (ou plutôt « à quelques piasses » pour nos amis québécois) met au travail différents prétendants à l’expression cinématographique : d’abord l’inconscient du réalisateur qui se protège seulement du cliché par une série de refus conscients, ensuite la conscience du monteur qui doit tant comprendre qu’inventer ce qu’a vu le réalisateur. C’est dire que la ligne d’écriture du film au produit final est brisée : le scénariste écrit un scénario que le réalisateur ne tournera pas ; le réalisateur tourne un film que le monteur ne montera pas ; le monteur monte un film que le spectateur ne verra pas. Ces brisures conditionnent la joie du créateur qui, selon une logique schizophrénique, se fait le spectateur de différents états de l’œuvre : la joie d’en découvrir de multiples aspects à différents niveaux de la chaîne, chaque facette de créateur demeurant dans l’ignorance de ce qui se découvrira à un autre niveau de la production. Le réalisateur surprend le scénariste ; le monteur surprend le réalisateur ; le spectateur surprend le monteur.

Au sein de cette typologie sommaire, nous pouvons gager que l’hubris de Boris Malinovsky, comme celle qui menace le réalisateur, est le problème qui se pose à Denis Côté lorsqu’il a dans les mains la fortune de « Crésus », ce Denis Côté qui fait parfois aussi des films à plus d’un million de dollars, et qui risque alors de produire une ligne continue, celle du court-circuit de la conscience qui fait boucle sur elle-même, et dans laquelle le tournage répète le scénario, etc. Dans Boris sans Béatrice, cette ligne caractérisée par la répétition de l’identique, définit unilatéralement la signification d’un film. La rencontre y devient impossible, le film est fermé ou, comme le dit parfois Denis Côté, « mort »(4). Ce qui menace Boris n’est autre que l’abolition de toute rencontre. Si sa femme est muette, comme perdue « ailleurs », c’est peut-être bien parce qu’il a rendu impossible la création d’un espace-temps dans lequel un homme et une femme peuvent se rencontrer. Boris a pris le monde entier dans le scénario de la répétition du pouvoir qui le consomme. Que l’un de ses employés soit atteint d’une maladie grave lui importe peu, le monde – peuplé d’hommes et de choses – doit se calquer sur les rythmes qu’il lui impose. Ce n’est alors pas tant une femme malade que nous voyons, mais son existence dans un espace-temps incompatible avec le présent de consommation dans lequel vit Boris. La mélancolie que l’on prête à autrui n’est en réalité que le signe de la propre incapacité de Boris à exister dans un espace-temps de rencontre. Le problème de Boris consiste dès lors à trouver un autre espace-temps que celui de la consommation au présent, de se laisser emporter dans d’autres espaces-temps que celui dont il est le maître et possesseur.

Briser la ligne continue dans un « film de Crésus »

Denis Lavant dans Boris sans Béatrice
Le Deus ex machina en maître des accidents spatio-temporels (flash de mémoire, théâtre antique, marché documentaire, scène de genre)

Boris n’aurait été que ce grand type arrogant et puissant, sans diverses interventions « magiques », magie au sens de « ravissement » des espaces-temps. La magie dans Boris sans Béatrice est l’introduction d’une puissance hétérogène et irréductible aux espaces-temps dans lesquels elle s’exprime. Ainsi en va-t-il de la magie de la musique, mise en scène dès le début du film. Nous y découvrons Boris dans un magasin de vêtements, pressé d’en finir avec ses achats. Il est agacé par une vendeuse qui lui pose trop de questions – considérations esthétiques sur la beauté des chemises choisies, collecte de statistiques, choix de l’emballage, mode de paiement – plutôt que de se faire l’automate efficace échangeant la chemise contre quelques billets, et dédaigneux envers une musicienne qui joue de la harpe pour les cinq ans du magasin. Le dédain est l’un des modes d’évitement des puissances qui menacent de subvertir la domination spatio-temporelle "malinovskienne". C’est que la musique emporte les individus dans d’autres espaces-temps, brouille les frontières entre ici et ailleurs, menace d’engloutir totalement celui qui l’écoute attentivement. Boris n'a que faire des espaces-temps de la musique, il veut rester solidement ancré dans le présent dont il est le maître, et le son de la harpe n’est jamais alors qu’un bruit désagréable qu’il lui faut réduire au silence. Par-delà le dédain, cette scène annonce le protocole d’expérience que suivra le film : le télescopage des espaces-temps. Précisément, dans ce cas, ce télescopage s’exprime par la rencontre incongrue d’un instrument antique(5) et d’un magasin contemporain, d’une composition suggérant quelque mythologie et d’un temple de la consommation, d’un espace-temps gracieux peuplé de mémoires et d’un espace-temps de consommation matérialiste au présent. Accidents spatio-temporels.

Ce dispositif initial irrigue formellement le film qui porte la trace de différentes déstabilisations de l’espace-temps dans lequel vit Boris. D’abord, sous la forme d’une résurgence ponctuelle d’éclats de souvenirs. Dans ce dispositif, le visage de Boris se fait songeur, et l’image du film se délite, faisant ensuite apparaître à l’écran des souvenirs de Boris et de sa femme, heureux et unis. La mémoire se rappelle à Boris comme un agent perturbant le présent de la consommation. Elle signale un autre espace-temps, qui plus est connoté par quelque affect de joie. Le présent, en contrepartie, prend dès lors une couleur plus terne qui menace d’engloutir Boris dans une mélancolie jusqu’alors inconnue de celui qui consomme tout dans l’immédiateté. La mélancolie qui semblait uniquement appartenir à la femme de Boris se transmet, et c’est peut-être déjà le signe d’une guérison, de la possibilité de rejoindre l’être aimé par le chemin de la mémoire, avant la création d’un espace-temps propice à une nouvelle rencontre.

Ensuite, sous la forme d’un deus ex machina plus puissant que Boris. C’est un petit être habillé comme un mage qui convoque Boris dans la forêt. Il fait nuit, il pleut. En petit maître de l’espace-temps, Boris se protège avec un parapluie. Le petit (par la taille) mage, dont le pouvoir surpasse de loin celui du grand (par la taille) Boris, semble arrêter la pluie avant de sortir de la voiture. Ce mage est très certainement, et de loin, le plus grand maître des espaces et des temps, les transformant tous à sa guise. Il défie même les lois élémentaires de la nature, comme lors d’un second rendez-vous avec Boris, au milieu de nulle part, de nouveau dans la pénombre, lorsque des lumières s’allumeront à même les arbres desquels semblera se diffuser une voix encerclant de toutes parts le grand Malinovsky. Il fallait aller jusque-là, car c’est seulement par la perte de la possibilité de maîtriser un espace-temps, dans ce curieux no man’s land effrayant et sans coordonnées géographiques, mettant à mal les lois de l’assignation de la physique (une voix appartient à un corps localisé à un endroit précis du monde), que Boris Malinovsky empruntera le chemin du doute, fissurera l’espace-temps de possession et de consommation jusqu’alors démesurément fermé, pour y introduire la possibilité d’une rencontre.

Là encore, ce sont des préoccupations formelles de cinéaste – ces petits et grands mages qui se font maîtres du temps et de l’espace. Mais Denis Côté aménage, très certainement avec beaucoup d’humour, des jeux par lesquels le cinéaste pourra parasiter la tentation de réduire tout dehors à l’espace-temps scénarisé du film. La prolifération anarchique de la mémoire apparaît comme la résurgence d’une autre esthétique parasitant celle qui domine le film. L’apparition du grand mage devient, comme par un effet de renversement, l’occasion pour Denis Côté d’appeler au dépassement de la maîtrise du monde par le cinéaste en jouant à se déstabiliser soi-même – tendance une fois de plus schizophrénique – sous la violence d’une autre instance de soi faite deus ex machina. Au cinéaste et au personnage, une instance supérieure – qui pourrait aussi bien être simple morale (la conscience de Boris) qu'éthique pour une esthétique (la conscience du cinéaste) – dit, ainsi qu’on l’entendra répéter par le mage et certains substituts dans le film : « Vous avez du temps, vous allez utiliser ce temps pour vous confronter au monde. » Et cela prendra effectivement du temps, tant pour le personnage que pour le cinéaste. Boris se montrera souvent réticent, à faire semblant de se confronter au monde alors qu’il reste bel et bien maître du temps, comme lors de cette visite d’un musée d’art contemporain, où l’on retrouve une exposition consacrée au travail de David Altmejd (l’on voit les œuvres de la série The Island, et The Flux and the Puddle), que Boris entame avec un peu trop de nonchalance et de complaisance aux yeux du mage. De manière générale, Boris va d’abord essayer de maintenir sa puissance : il fait du sport, il tire, il roule à toute vitesse sur un circuit automobile. Le cinéaste semble parfois lui aussi lutter pour conserver la mainmise sur le temps et l’espace – telle cette scène d’arrivée du premier ministre à la maison de Boris, filmée selon une esthétique de film d’action éculée, dans un mouvement aérien singeant une certaine virtuosité, avec une série de grosses voitures noires traversant l’espace(6). Denis Côté joue ici au cinéaste qu’il n’est pas, celui qui a des millions de dollars pour (re)faire des films que l’on a déjà vus mille fois, respectant une vieille grammaire de l’écriture cinématographique : il faut beaucoup d’argent pour « faire genre ».

Par la multiplication des heureux accidents spatio-temporels, tout finit quand même par se casser la figure. Il n’est pas rare que l’on se demande comment les différents morceaux qui assemblent Boris sans Béatrice tiennent encore ensemble. Et quand le personnage prend un coup de poing dans la figure, donné par le compagnon de sa maîtresse, on devine que c’est le personnage qui se fait « casser la figure », comme on casse une figure trop écrite. L’affiche du film ne laisse aucune ambiguïté sur la question, montrant le visage de Boris fracturé, en voie de décomposition. De son côté, le cinéaste filmera également, tout à coup, une scène de théâtre qui rompt avec les scènes qui précèdent. Ce ne sont jamais que les deux amis de la fille de Boris, mais leur brusque apparition dans le champ nous introduit de plein fouet dans un autre espace-temps, avec ces corps poudrés, vêtus de toges, déclamant, et arrachant ainsi le spectateur au film qu’il croyait être en train de voir. C'est qu'il faut recourir à divers artifices, si l'on cherche à produire une ligne brisée et à faire surgir de l’altérité dans l’économie majeure du cinéma de la ligne continue. Le cinéaste trop riche doit jouer à faire se télescoper les espaces-temps propres à différents registres esthétiques (théâtre, course automobile, scène de voiture à la James Bond) s’il veut faire un enfant dans le dos d’un cinéma sclérosé ; et sauver au passage l’acteur de l’île déserte sur laquelle il risque de se retrouver, seul maître en son royaume où n’existent plus que des fantômes de femmes, dont la sienne. Dans un « film de Crésus », sur un personnage riche comme Crésus (on le lui criera dans le film(7)), le réalisateur-démiurge n’avait d’autre choix que de mettre en scène la brisure de la ligne continue, plus qu’il ne pouvait l’accueillir. Boris sans Béatrice s’annonce ainsi peu à peu comme le film d’une synthèse impossible entre les « films vivants » qui reposent sur la ligne brisée, et les « films morts » qui reposent sur la ligne continue caractérisée par la répétition du « Même ».

Boris avec Béatrice

Une scène finit néanmoins par échapper à ces jeux pleins d’humour. Quand bien même celle-ci fût-elle arrangée pour les besoins du tournage, elle signale néanmoins « autre chose » que le monde clos de l’une ou l’autre esthétique dominant le film, dont le monde de Boris. C’est une scène de marché, dont l’aspect évoquerait aisément des images capturées sans recherche particulière, comme saisies « en direct ». Elles se signalent dans le film comme étant « prises sur le vif », sur un marché quelconque ayant effectivement eu lieu hors de toute décision de mise en scène, dans lequel le réalisateur aurait fait déambuler librement l’acteur James Hyndman. Qu’elles le soient ou pas n’y change rien, et importe par ailleurs franchement peu. Il n’y a pas ici d’obsession pour le supposé monde tel qu’il serait vraiment, il n’y a pas de confusion positiviste entre la vérité et le fait capté sans intention. L’intention de signifier une rupture de régime, qui évoque plus la capture sur le vif que la décision de mise en scène, n’enlève rien à ce qui est en jeu. À savoir, qu’il y a ici le signe d’un décrochage de tout espace-temps fictionnel par un espace-temps supposé commun par le spectateur : la place publique du marché(8). L’ensemble est confirmé par les sons off qui – et c’est une occurrence d’autant plus importante qu’elle est unique dans l’ensemble du film – happent l’oreille de Boris Malinovsky. Quelqu’un dit : « hey », , derrière, et on ne sait plus déterminer si c’est le personnage ou l’acteur qui se retourne brièvement dans cette direction : interpellation peut-être gratuite d’un hors-champ de la fiction, d’un « pour-rien » qui menace d’arracher Hyndman à Boris, ou Boris à l’arrogant Malinovsky de la fiction. Nous souhaitons pour notre part y voir le signe privilégié du dynamitage du « film de Crésus » et de ses espaces-temps clos sur eux-mêmes par un dehors irréductible à l’espace de la fiction. Un accident de réalité pour une rencontre, une solution apportée au personnage – son incapacité à sortir de son espace-temps de consommation, domination – par une hétérogénéité absolue qui se signale comme n’étant plus de l’ordre d’un jeu de réalisateur avec les codes de la fiction (le télescopage des esthétiques) ou par un quelconque procédé de deus ex machina (le mage).

C’est peut-être la plus belle scène du film, comme une signature du cinéma de Denis Côté. Un autoportrait du cinéaste qui joue avec les frontières de cinéma, loin de l’hubris du cinéma de fiction le plus courant, accueillant sans le comprendre les interpellations (« hey ») lancées par « autre chose » que ce qui menaçait de se verrouiller sur une ligne continue. L’autoportrait d’un cinéaste des rencontres, qui passe lui-même du temps à rencontrer ses films et les spectateurs. Boris sans Béatrice, qui pouvait n’être qu’un « film de Crésus » sur un Crésus arrogant et dominant, devient ainsi, selon une vieille logique de l’enfant dans le dos, une très belle proposition de cinéma : même le pire des Crésus peut finir par faire une rencontre, même Boris Malinovsky peut retrouver un contact avec d’autres mondes. Ainsi, au terme des multiples télescopages d’espaces-temps, Boris Malinovsky parviendra à retrouver sa femme, c’est-à-dire à créer un espace-temps dans lequel une rencontre avec l’autre est possible. Elle lui demandera simplement : « Où étais-tu ? » Boris ne sait plus, et est près de s’effondrer en larmes. C’est peut-être ça, une rencontre : parvenir à construire un espace-temps dans lequel deux personnages peuvent habiter, quand tout semblait les séparer à l’origine.

Épilogue : la magie des rencontres

Comme autrefois avec le cinéma d’Antonioni, les critiques ont souvent pris les données d’un problème pour le problème même. Ce faisant, ce qui n’était que la partie d’un tout problématique, devenait simple thématique. Avec Antonioni, « incommunicabilité » devenait le mot magique, la thématique privilégiée. Le cinéaste n’aurait plus eu alors qu’à filmer des êtres qui ne savent plus communiquer, enfermant les personnages dans une série de postures artificielles. Avec Denis Côté, l’enfermement et l’isolement sont en passe d’être élevés au rang de thématiques proverbiales, nous autorisant ainsi à ne plus regarder, peut-être à ne rien comprendre, de ce cinéma. Boris sans Béatrice nous semble rappeler avec force que ces « thématiques » n’en étaient pas, que l’isolement et l’enfermement n’étaient en fait que les données d’un problème plus profond : construire un espace-temps pour la rencontre des hétérogènes. « Isoler », « enfermer » sont seulement les conditions de possibilité d’un problème que l’un ou l’autre film met au travail. Tout à l’inverse du « cinéma de Crésus », l’on ne se paie pas le luxe d’un espace-temps partagé qui serait donné, l’on s’impose la nécessité de le construire, une fois dit que nous ne vivons pas dans le même monde, que les espaces-temps des uns et des autres mettent du temps à se rencontrer. C'est dire que, là encore, dans une économie industrielle qui la réduit d'ordinaire à néant, Denis Côté réussit à faire advenir un peu de la magie des rencontres. De Boris sans Béatrice à Boris avec Béatrice.(9)

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Fiche Technique

Réalisation
Denis Côté

Scénario
Denis Côté

Acteurs
James Hyndman, Simone-Élise Girard, Denis Lavant, Isolda Dychauk

Genre
Fantastique

Date de sortie
2016

Notes[+]