Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Freddie (Joaquin Phoenix) le photographe, dans "The Master"
Rayon vert

« The Master » de Paul Thomas Anderson : Les visages du maître

Jérémy Quicke
Au milieu de la filmographie de Paul Thomas Anderson, The Master explore le paysage intérieur de Freddie Quell – Joaquin Phoenix. S’il s’efforce de représenter visuellement la subjectivité du personnage central, celle-ci est traversée par d’autres visages qui tentent tant bien que mal de cohabiter dans le plan. Dans ces visages qui se cherchent se cache peut-être l'un des fils fantômes du cinéma andersonien.
Jérémy Quicke

« The Master », un film de Paul Thomas Anderson (2012)

Le cinéma de Paul-Thomas Anderson s’est d’abord fait connaitre par des films choraux peuplés de galeries de personnages plutôt décalés, de Hard Eight à Magnolia. À cet égard, les films suivants semblent explorer une nouvelle étape marquée par une quête de la subjectivité d’une figure centrale, qui irait de Punch-Drunk Love à Inherent Vice. Au milieu de ce second mouvement se trouve The Master (2012), obsédé par la représentation du monde intérieur de Freddie Quell (Joaquin Phoenix), un vétéran de la seconde guerre mondiale en proie à de nombreuses névroses lors de son retour à la vie civile.

Le film propose ainsi au spectateur de s’engouffrer dans la subjectivité de son héros, soit un espace intérieur chaotique où se déploient errance, ivresse et violence. La rupture avec les premiers films n’est cependant pas totale : malgré cet ancrage omniprésent sur la figure éminemment singulière de Freddie, le cinéaste continue d’interroger dans sa mise en scène la question de l’autre, et par extension celle de la communauté et du vivre-ensemble dans la société américaine. S’il s’efforce de représenter visuellement les paysages mentaux du personnage central, ceux-ci sont traversés par d’autres visages qui tentent tant bien que mal de cohabiter dans le plan. Dans ces visages se cherchant dans le cadre se cache peut-être l'un des fils fantômes de The Master, voire du cinéma andersonien.

Dès les premières scènes, Freddie apparait isolé, coupant un fruit sur la plage alors que d’autres soldats, entité collective sans identité propre, regardent les vagues. Deux plans après, Freddie est seul debout face à un petit groupe assis en train de façonner une femme de sable : il s’impose alors au centre du cercle et se masturbe sur elle, comme pour prendre possession de l’espace et du cadre par le même mouvement. Quelques secondes plus tard, son visage est au centre de l’image, seul et endormi aux côtés de la créature de sable : une probable image mentale, qui reviendra d’ailleurs à la fin du film ; un fantasme sexuel qui coïncide avec celui d’occuper tout le cadre.

Il n’est pas anodin que le jeune homme travaille ensuite comme photographe dans un centre commercial. Ses portraits représentent des visages isolés et iconisés au centre du plan, avec un fond neutre. Le champ contre-champ rigoureux crée un rapport d’égalité entre Freddie le photographe et ses modèles. Mais la répétition des plans installe une légère sensation d’inquiétante étrangeté ; quelque chose semble prêt à craquer derrière la surface policée des sourires formatés et des belles tenues. Le visage central, isolé, contient en lui sa propre grimace cachée. Quelques clichés passent, un client ne revient pas à Freddie, il s’avance et brise ainsi cette dualité pour placer les lumières tout près du modèle, avant de le frapper. La raison de cette agressivité demeure obscure, comme si elle provenait du simple fait de cohabiter au même niveau dans la série de plans.

Les visages de Freddie et du maître cohabitent enfin dans le même plan
© Metropolitan FilmExport

The Master prend plaisir à organiser des scènes de groupe dans lesquelles les corps ne semblent pas exactement trouver leurs places, et installent cette étrangeté par leur simple présence. Par exemple, une soirée mondaine voit Dodd (Philip Seymour Hoffman) se confronter verbalement à un invité sceptique par rapport à ses méthodes. Le champ contre-champ classique est perverti par la position des personnages, Dodd étant interrompu dans une séance d’hypnose et contraint de tourner la tête vers l’arrière pour répondre à son adversaire. Les autres invités assistent au débat mais semblent dérangés et ne savent pas où regarder, jusqu’à ce que Freddie décide de jeter un fruit sur le pauvre homme. Plan suivant : neuf membres de la communauté sont cadrés au niveau de la poitrine en plan fixe dans un ascenseur, personne ne se regarde ni ne se parle. Derrière la surface, la cohabitation dans la même image semble naturellement empêchée, les corps et les visages échappent toujours un peu à la maitrise de tous les Dodd du monde.

Chez Paul Thomas Anderson, les relations humaines sont souvent déterminées par des jeux de pouvoir et de prestige, comme le montrait déjà There Will Be Blood et comme le feront ensuite Phantom Thread ou encore Licorice Pizza. Cette relation se cristallise évidemment ici par la relation ambiguë entre Freddie et Lancaster Dodd, maitre-gourou d’une secte d’inspiration scientologue. Cette fois, le jeune homme se trouve face à quelqu’un qui peut rivaliser en charisme, en maitrise de son visage, une figure de pouvoir qui domine les autres sur le plan du récit comme de la mise en scène. La fameuse scène où Freddie apprend à ne pas cligner des yeux en témoigne bien : maitriser les mécanismes de son visage, jusqu’à pouvoir en arrêter les automatismes plus ou moins inconscients, parvient à révéler une vérité intérieure, à libérer la subjectivité. The Master passe ensuite des yeux grands ouverts de Freddie à son paysage intérieur : une réminiscence de sa conversation avec Dolly, la femme aimée. Ils sont assis sur un banc, filmés en plan américain, avec une distance perceptible entre les deux corps, et ils n’arrivent pas à regarder l’un vers l’autre. Toute leur relation se comprend simplement par la place de leurs visages dans le plan, et leur tragique incapacité à y cohabiter.

Le corps de l’autre semble ensuite contaminer les images intérieures. Alors que Dodd parvient à maitriser toute la maison et ses invités en entamant un chant et une danse, Freddie est exclu du plan, assoupi sur une chaise dans un coin. En image mentale, il voit alors la scène de fête continuer, mais toutes les femmes sont nues, et continuent à jouer de la musique et à danser comme si de rien n’était. En parallèle, l’un de ses exercices consiste à regarder Peggy (Amy Adams) en face à face et à mentalement changer la couleur de ses yeux. En répétant la structure du champ contre-champ, en y transposant un visage féminin, il parvient à dévoiler un autre possible pour sa subjectivité et sa capacité à générer ses propres images.

La suite permet de poursuivre son émancipation en rejouant certaines scènes matricielles. Ainsi, Freddie répète la séquence du portrait photographique en prenant le cliché de Dodd pour promouvoir son livre, mais cette fois le contre-champ est absent, comme si le jeune homme acceptait de s’effacer et de laisser son maître occuper tout l’espace. Il finit par le quitter, et semble pouvoir vivre une nouvelle relation amoureuse. Dans le lit, il tente d’initier sa nouvelle conquête à l’exercice du questionnaire sans cligner des yeux, devenant lui-même un nouveau maître capable d’exercer son pouvoir de domination sur d’autres victimes. Finalement, il se retrouve dans l’image mentale originelle, endormi sur la plage juste à côté de la femme de sable. Ce plan final résiste aux interprétations rapides : Freddie est-il de retour au point de départ ? Est-il apaisé, la scène de masturbation ayant été effacée pour aller directement au sommeil ? Dans tous les cas, il dessine peut-être un chemin pour les visages qui se cherchent dans le plan : il suffit de fermer les yeux et de poser sa tête sur l’épaule d’autrui.

Poursuivre la lecture autour du cinéma de Paul Thomas Anderson