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L'orchestre en scène dans la publicité « Let's Grab a Beer »
Esthétique

« Let's Grab a Beer » de David Fincher : Le Fond de la bouteille

Antoine Van den Kerkhove
Fincher, les femmes, la ville ; prenons une bière et tentons un retour modeste sur l'énigme, son insistance ; parlons librement de ce très beau dernier film, la publicité Let's Grab a Beer, passionnant exercice d'une possible simplicité nouvelle. Ou : qui peut le plus peut le moins, sans perdre pour autant en importance.

« Let's Grab a Beer », une publicité de David Fincher (2021)

La sortie de Let's Grab a Beer (une publicité pour les bières Anheuser-Busch visible sur Youtube), en février dernier déjà, rend joyeux à un double titre : 1. elle réaffirme – s'il le fallait – la place capitale de David Fincher au sein du cinéma d'aujourd'hui, et 2. le film acte enfin - pour tous, au cas où l'affaire demeurait en suspens - que Fincher est un romantique, un cinéaste de l'absolu, de l'intensité ; du mondain, de la ville.

Il n'empêche : quelque chose a changé, dans la texture même, la chair de ses images. Exit la majesté pour laisser place à la nudité, la pauvreté, la transparence. Ici peut-être plus que jamais chez Fincher, toute chose est en-soi, pour soi ; le monde est monde, laissé en paix, dénudé, sans la présence chaleureuse d'un regard romantique qui viendrait le rhabiller, le colorer ainsi qu'il lui plait. La vie des images fincherienne, au fond, ne connait donc ici aucune révolution(1), à un détail près : le film n'est officiellement pas réalisé par Fincher, mais par un certain Adam Hashemi. Où l'on se permettra en conséquence de ne pas s'appesantir sur ledit détail, au motif que les émotions procurées par le film relèvent de ce fameux absolu typiquement fincherien, si l'on se tient aux côtés de l'Oeuvre globale. Ces émotions selon nous ne mentent pas, ainsi nous allons tenter de les suivre sur l'axe, le réseau Fincher, pourtant annoncé comme « simple » directeur créatif. Après visionnage, cela ne tient pas. Revenons à la vie des images fincherienne. Il faut mesurer, dans Let's Grab a Beer, l'importance de l'inflexion faite à celles-ci au regard des films précédents. L'événement n'est pas mince, difficile de ne pas parler d'aplatissement, comme s'il avait fallu utiliser un fer à repasser pour en arriver là(2). L'événement saisit, il s'impose à nous. Plus : il est étroitement lié aux émotions intenses, électriques, proprement débordantes évoquées plus haut (s'il fallait les rapprocher d'un autre film de Fincher, ce serait Millenium).

Le geste se veut énigmatique. On pourrait penser à de l'arrogance (à cause de ce simulacre de relâchement, du vide apparent des images), mais une seconde suffit à nous convaincre que non, il ne peut s'agir de cela. Parce que Fincher (à nouveau, regard d'ensemble sur l'oeuvre) pense, doute, il est modeste, un artisan travailleur à la Flaubert, plus loin : Fincher est romantique, pudique, introverti, seul. Voici pourquoi il ne peut signer et accueille Adam Hashemi, pourquoi spontanément il ne peut admettre le directed by pour un film aussi ouvertement candide au premier degré, beau de par sa volonté de ne pas chercher à plaire (en revanche, l'on pourrait évoquer une volonté d'intriguer : voir, en ce sens, la réception généralement surprise de ladite publicité par les spectateurs devant tant de beaux sentiments(3), spécialement de la part d'un cinéaste que l'on se plait à étiqueter punk ou rebelle ; c'est là, auparavant et durant longtemps, avoir loupé quelque chose de décisif, nous semble-t-il ; à cet égard, Let's Grab a Beer, quasiment du Fincher-en-kit sous ce prisme, répare quelque chose, clarifie la nature du travail du cinéaste), en tout cas pas comme les films d'avant.

L'énigme insiste. Aplatissement contre émotions nullement aplaties, qui arrivent intactes. Dès lors, pourquoi aplatir, mettre à nu, déplier ? Un début de réponse serait que Fincher, le temps d'un film comme une possible parenthèse (quelle sera la suite ?), se fasse penseur de la simplicité. Faire simple, pour lui, précisément n'est pas simple. Se rappeler des évidences, dans toute leur limpidité, qui soudain frappe le penseur aventuré trop avant sur des chemins tortueux, est sain, fait du bien, rassure. Il y a un plaisir compréhensible à parfois faire compliqué, mais l'on gagne souvent à jouer la simplicité, à faire dans le relâchement à l'occasion, à (s') admettre que l'on vaut plus que la somme de ses propres images, passant définitivement du côté de la mondanité à force de travail, de multiplier les prises, pour que soit préservé l'en-soi de toute chose venant participer du plan (voir, notamment, la majesté de Gone Girl et la vitesse de Millenium).

Un serveur dans les cuisines dans « Let's Grab a Beer »

Qu'est-ce à dire ? Que, chez Fincher plus que chez tout autre cinéaste, une horloge, une marinière, une étendue d'eau, une table ou une bouteille de bière ne renvoie jamais à autre chose qu'elle-même, à son existence propre ; la chair des images fincheriennes a ceci de particulier qu'elle exclut radicalement la présence du signe, de la flèche, qu'il y ait donc ornementation ou non (Let's Grab a Beer). D'où, chaque fois, quelque part un film-surface, dévoilant assez vite son coeur secret. Déplier ses images, les déconstruire, traduirait possiblement chez le cinéaste une connaissance plus fine de ses intentions profondes. A propos d'un flaubertien : il faut se souvenir du dernier tiers de Madame Bovary, où les choses, les objets peu à peu s'éteignaient, cessaient de briller à mesure qu'Emma s'approchait de la mort. Tout était finalement rendu à soi, à son mystérieux mode propre d'existence, à distance des personnages. Flaubert changeait délibérément de regard et admettait de sortir de l'intensité mondaine, d'en revenir au travail, à la logique, en un mot de faire retour sur lui-même : de s'en retourner à sa simplicité d'homme, non sans peine, après s'être renié sur des pages et des pages, ainsi qu'on le sait.

Fincher, contrairement à Flaubert peut-être, demeure un candide assumé, en ce qu'il arrive lui à jouer sur les deux tableaux. Let's Grab a Beer - assurément le geste d'un immense cinéaste (pour reprendre un épithète flaubertien), bien que geste modeste - surprend magnifiquement par sa compréhension du simple. L'être du simple réside dans le dépliage nu, le retour à l'origine, à un point de l'éternelle enfance qui, se tenant pourtant tout proche de nous, demeure longtemps voilé. La liquidité de la conception fincherienne du temps fournit là un effort particulièrement violent, parce que contre-nature : il y a quelque chose de mortifère (et pourtant nécessaire) à se tourner ainsi vers ce qui a peut-être été irrémédiablement perdu plutôt que vers l'immédiat à-venir (la joie, la communion, la réunion : à l'échelle de la publicité et eu égard à sa date de sortie, vaincre enfin la Covid pour retrouver tous ces grands (ou petits) moments ; being together, again, comme le scande le slogan final du film), pouvant aisément chez le spectateur de Fincher se condenser dans l'atmosphère d'une grande ville ou d'un bar, puisque c'est là et non ailleurs que l'on rencontre les plus beaux visages du féminin (s'il était encore nécessaire de rapporter une preuve de flaubertisme). En somme, le temps fincherien – et plus largement le mode d'être fincherien, son rapport compliqué à la pleine présence à soi - n'est guère affaire entendue : il semble exister de la fluidité entre les deux tendances, de par la relation constante entre sentiments et raison. Jouer sur les deux tableaux.

Alors seulement, ce retour effectué, quand il est acquis et figuré à la surface des images que l'on peut précisément bel et bien en changer (celle que l'on a de soi), mais jamais se changer soi, alors oui, la joie pure advient évidemment, et l'on s'en trouve débordé, électrisé, incapable d'articuler le moindre discours. Le monde se détend et s'accorde, une ouverture a lieu, tout s'envole à l'exception des visages. Penser en mode Fincher veut dire toujours passer d'abord par l'émotion, accepter sa venue, ou encore penser par les sens(4) (par exemple : il est facile de soudain voir le monde en Millenium si l'on s'abandonne au son produit par une tondeuse à cheveux, ou bien d'être, une intense seconde, littéralement pénétré par l'hiver suédois du film, en fumant une cigarette dans la nuit).

Penser en (mode) mondain revient à chaque fois à penser, à partir d'images, en pluridirectionnalité des possibles. Comprendre intensément la nature de toute image absolue, être un hygiéniste incorrigible de celles-ci, percevoir leur immanence, c'est-à-dire être capable, même dans le noir, de préserver l'intégralité des possibles, de s'efforcer toujours de penser vers la lumière, quand rien apparemment n'y pousse(5), tel Héraclite chez Heidegger(6), voilà qui est se montrer digne de la mondanité (et s'en trouver récompensé - l'émotion) ; voilà qui est, une fois Let's Grab a Beer terminé, accueillir absolument tout par ce recueillement austère auprès de soi (l'aplatissement, le dépliage) afin de changer de focale, de modifier, comme déjà dit, la nature même de ses propres images, dans la transparence, pour qui aime sans mesure Fincher et sait voir clair en lui, peu importe la distance. Heidegger, à nouveau (à propos du vieux pont de Heidelberg) : « (...) lorsque nous pensons au pont en question, il appartient à l'être de cette pensée qu'en elle-même elle se tienne dans tout l'éloignement qui nous sépare de ce lieu. (...) Nous pouvons même, sans bouger d'ici, être beaucoup plus proches de ce pont (...) qu'une personne qui l'utilise journellement comme un moyen quelconque de passer la rivière »(7).

Accueillir tout et tous, tant les hommes que les femmes, la promesse citadine d'un amour absolu que la possibilité de la non-tenue de cette promesse (Gone Girl).

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