
« Sous Hypnose » de Ernst De Geer : Clown Therapy
Sous Hypnose de Ernst De Geer prend le contrepied d'une tendance décadente de la satire scandinave emmenée par Ruben Östlund, dont il est l'anti-Snow Therapy à tous les niveaux. Le film est une comédie de remariage profonde où la clownerie et le chien trouvent toute leur noblesse. Grâce à un double final étonnant et une mise en scène aboutie, Sous Hypnose ne se réduit jamais à cette recherche du malaise ontologique civilisationnel que dépeignent in fine Ruben Östlund et ses bouffons cyniques jusque dans le moindre détail et bien souvent au mépris de toute forme de singularité ou d'altérité.
« Sous Hypnose », un film de Ernst De Geer (2023)
La Suède compte sur ses terres un grand bouffon de notre époque en la personne de Ruben Östlund, à la fois satiriste doué mais misanthrope et fraude cannoise jouissant d'une reconnaissance dont Ernst De Geer est loin de bénéficier, lui qui signe pourtant avec Sous Hypnose un premier film bien plus abouti que Snow Therapy et Sans filtre. Produit en 2023, le film sort en effet seulement maintenant en France après être passé inaperçu en Belgique l'année dernière où il est même déjà disponible sur certaines plateformes. Il ne faudrait pas voir en Ernst De Geer un simple rejeton de Ruben Östlund. Bien au contraire, ce jeune cinéaste de 35 ans livre une comédie moins aigre et moins creuse que son indécrottable et encombrant oncle Ruben, car il s’intéresse d'abord à la dimension humaine et affective d'un couple qui va emprunter le tunnel d'une histoire courte de remariage (même si on ne revendique ici aucune filiation avec le livre de Stanley Cavell). Sous Hypnose est en ce sens l'anti-Snow Therapy, à bien des niveaux et grâce à son double final mémorable. Ernst De Geer refait aussi en mieux Toni Erdmann de Maren Ade, qui semble être son influence première puisque son film raconte le défi lancé par Vera à son compagnon André, prisonnier de son travail à l'ère des start-ups, pour qu'il revienne à ce qui fait l'essentiel de leur couple et de leur amour. Vera a ainsi les mêmes intentions que Winfried (le regretté Peter Simonischek) lorsqu'il fait le clown pour arracher sa fille (Sandra Hüller) de son aliénation. Ainsi, Sous Hypnose propose une clown therapy bien plus riche et humaine que les analyses glaciales de Ruben Östlund.
Une poignée de bouffons lugubres, emmenée par oncle Ruben, s'est octroyée le monopole du cinéma scandinave contemporain qui s'exporte sur nos écrans. Citons d'abord, du côté de la comédie, Thomas Vinterberg (Drunk principalement, mais certainement aussi depuis Festen qu'Östlund doit certainement adorer pour sa mise en scène du malaise), Kristoffer Borgli ou Anders Thomas Jensen (même si certains films amusent avant d'être oubliés illico presto). Cette tendance à la jouissance auto-suffisante s'exprime sous une forme maniériste dans d'autres genres comme chez Nicolas Winding Refn et tout un pan de films fantastiques tournant à vide : Les Innocents, Border, Ego ou encore Lamb. Sous Hypnose prouve qu'il est vraiment possible pour ce cinéma scandinave fondu dans au moins deux moules esthétiques — érigés dans la recherche du malaise ou le mystère pour lui-même — d'ouvrir sa critique de notre société de consommation technocrate à ce qui, justement, peut lui apporter une altérité bienvenue. Le film de Ernst De Geer postule également en son creux un événement qu'on pourrait qualifier de magique, à savoir une révélation apportée par une séance d'hypnose, prouvant si nécessaire qu'un élément relativement fantastique peut redessiner la trajectoire d'un vie, ou du moins lui faire emprunter un crochet pour qu'elle reparte sur des bases moins tristes, soit ce que ne parviennent pas à atteindre tous ces films et séries qui reposent uniquement sur leurs mystères laissés irrésolus et leur atmosphère troublante, et encore moins ceux dont la révélation d'un malaise est la seule finalité narrative et esthétique.
Régurgiter tout et n'importe quoi comme le fait Ruben Östlund, hurler comme une bête sur la scène du Festival de Cannes, ne mènent à rien s'il n'y a pas de dehors et qu'un peu d'altérité ne rentre à rebours des ventilations anales ou buccales. Pourquoi et comment hurle-t-il ? Comme un homme redevenu un animal indéfini, quelque part entre l'ours et le lion, sauf que par rapport à eux et contrairement à ce qu'il imagine, Östlund n'est qu'une hyène qui ricane. Le chien est par contre l'animal dominant de Sous Hypnose. En plus du constat de Gilles Deleuze qui, dans L'Abécédaire, voit en l'aboiement la honte du règne animal, faire le clown en se faisant passer pour un chien rappelle ce que ce cinéma scandinave fait de pire en réduisant systématiquement l'humanité à l'animalité avec pour vaine ambition de montrer le supposé cynisme de nos sociétés (Pensons à The Square). Il y a certes bien pire ailleurs (chez Rodrigo Sorogoyen par exemple), au moins Östlund et sa bande s'adonnent à la satire avec un certain talent qui évacue la lourdeur du premier degré de tous ces films qui parlent maladroitement de l'homme à travers sa part animale. Contre toute prédiction, Ernst De Geer réussit ses allers-retours vers la figure du chien en la plaçant au cœur du fonctionnement de sa comédie de remariage. Dans la première partie de Sous Hypnose, Vera et André imitent l'animal, elle un chihuahua, lui une sorte de grand berger, dans une sorte de communion où le couple ne se désunit pas encore. Durant le congrès auquel ils participent afin de trouver un financement pour leur application, elle donne littéralement vie à un chihuahua imaginaire qui entraînera un malaise général et la colère de Julian, l'entrepreneur-gourou à succès. Toute la partie centrale du film expose cette prise de recul de Vera par rapport à André et à leur projet qui les coupe de leur amour. C'est surtout à la fin du film, lorsque le couple se retrouve chez la mère de Vera, que ce détour par l'animalité dépasse les attentes. André, qui jusqu'alors n'acceptait pas les agissements de Vera, décide de se comporter comme un chien lorsqu'il revient à table après avoir été aux toilettes. Il urine dans le salon puis le couple s'enfuit dans leur complicité retrouvée. Si André et Vera se comportent comme des chiens de cirque, ils le font dans la dynamique d'un processus de remariage qui nécessitait la clownerie comme moteur car c'est aussi celui qui cimente leur couple. Une fois n'est pas coutume, un détail urologique n'est pas lié à une forme d’humiliation comme c'est trop souvent le cas dans le cinéma d'auteur contemporain.

Ce plan où André et Vera s'enfuient de la maison maternelle en sortant d'abord par la terrasse puis en remontant le talus qui délimite la propriété, rappelle étrangement, mais d'une manière diamétralement opposée, celui de Snow Therapy dans lequel l'avalanche se produit et où le père abandonne sa famille sur le balcon qui donne sur la montagne. André et Vera remontent une pente dans le champ tandis que chez Östlund, la neige déboule de la profondeur de champ pour s'arrêter à l'entrée du complexe touristique pendant que le lâche Tomas s'enfuit dans le hors-champ. Ce sont ici deux mouvements et deux rapports au champ qui s'opposent et qui déterminent deux manières de faire du cinéma. Snow Therapy subit l'événement avec une fausse lucidité comme s'il se laissait recouvrir par une avalanche de présupposés dans une inertie quasi totale raidie par le poids de son récit glacial. Sous Hypnose agit en remontant directement la pente pour refuser la facilité du tableau cynique et moralisateur de la décadence humaine et sociétale. Le malaise est bien présent durant la séquence où André se comporte comme un chien, mais ce passage et d'autres ne participent jamais à ce « malaise ontologique » civilisationnel que cherchent à dépeindre in fine Östlund et sa bande de bouffons. Le malaise apparaît pour eux comme une des grandes raisons d'être d'un film, et cela au moins depuis Festen, alors que pour Ernst De Geer il n'est qu'un moment du récit qui débouche sur une autre conclusion.
Sous Hypnose ne se termine pas sur ce plan de fuite qui mettra en même temps fin à la comédie de remariage. André et Vera marchent sur une route avant de se retrouver l'un face à l'autre. Un champ-contrechamp suit cet échange de regard, et le film se termine sur un plan d'André alors qu'il aurait pu se conclure sur Vera. Car en voix-off, un décompte est entamé, de dix à un, comme pour sortir Vera (ou le couple ?) d'une séance d'hypnose, exactement de la même manière que lorsque la jeune femme a expérimenté cette technique auprès d'une psychologue pour arrêter de fumer. C'est à ce moment précis que la comédie de remariage a débuté même si la précision de la mise en scène d'Ernst De Geer avait souligné, dans les premières séquences, de légers hiatus qui annonçaient la crise à venir. Cette hypnose est essentielle car elle débloque chez Vera non pas l'envie d'arrêter de fumer, mais celle de se retrouver elle-même tandis qu'elle était en train de se perdre jusqu'au mensonge puisqu'elle acceptait de se faire passer pour une hémophile. L'expérience la pousse à libérer ce qui était latent au début du film, comme sa place par rapport aux autres et sa relation avec son corps. Un plan qui la montre en train de léviter à quelques dizaines de centimètres de haut est suivi d'un raccord sur le visage de la jeune femme qui ouvre les yeux à la fin du décompte entamé par la psychologue. C'est alors le film tout entier qui s’élève et fait entrer une réjouissante altérité dans ce qui aurait pu être une énième satire chirurgicale qui se laisse paralyser par son sujet comme une avalanche recouvre ses victimes. Plus beau encore est le fin mot de l'histoire puisque le film se clôt sur André regardé du point de vue de Vera : le décompte arrive à zéro et c'est lui qui se révèle être la première image accueillant le deuxième réveil de la jeune femme, marquant ainsi le retour de leur amour sous une forme nouvelle.
La clownerie de Sous Hypnose est donc toute relative et d'abord au service de l'intelligence du récit et de la mise en scène qui enchaîne les gags avec une grande habilité (celui du verre de lait en guise de clin d’œil), notamment dans la construction des dialogues, l'utilisation des détails et la composition spatiale des plans. Si le film peut aussi porter une certaine moraline en s'apparentant à une thérapie New Age, celle-ci sera d'abord clownesque avant de bifurquer vers autre chose grâce à son double final réjouissant. Ernst De Geer ne tombe pas dans ce piège qui lui était tendu aussi bien par notre époque ternie, entre autres, par les politiques du coaching et de développement personnel, que par ses collègues clowns du grand cirque du cinéma scandinave. Il n'y a pas d'hypnose à proprement parler dans le film, André se renseigne même bêtement sur cette possibilité en contactant la psychologue. Vera n'est pas ensorcelée : elle ouvre une comédie de remariage là où justement la société (et André, bien sûr) semble hypnotisée par de nouveaux simulacres comme les start-ups. C'est là où Sous Hypnose est le plus satirique, notamment en se moquant de l'hypocrisie du gourou Julian qui fera semblant au début d'accepter le chihuahua imaginaire de Vera comme une composante acceptable de l'ère atomisée des workshops où chacun s'accomplit grâce aux bonnes énergies qu'il crée. Jamais le film n'abuse de la critique que mérite pourtant cette connerie généralisée maintenant à tous les échelons de notre société. Elle reste toujours bien ciblée et surtout secondaire par rapport à ce qui se trame entre André et Vera. Et contrairement à ce que pense Deleuze, le chien trouve ici toute sa noblesse.