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Ricky (Kris Hitchen) devant son camion dans Sorry We Missed You
Critique

« Sorry We Missed You » de Ken Loach : Uberisation et couches-culottes

Guillaume Richard
Avec « Sorry We Missed You », Ken Loach accentue le misérabilisme de son cinéma et entre en contradiction avec son combat contre le libéralisme.
Guillaume Richard

« Sorry We Missed You », un film de Ken Loach (2019)

Dans I, Daniel Blake, Ken Loach était parvenu en un slogan, tagué par le personnage principal sur les murs du bâtiment des services sociaux, à faire entendre un cri social et l'urgence qui en découle. Ce geste est ensuite devenu le symbole de la contestation d'autres victimes se trouvant dans la même situation que Daniel Blake. Le slogan "I, Daniel Blake" porte ainsi en lui bien plus que de simples mots. Réalisé dans la foulée et avec les mêmes intentions, Sorry We Missed You est pour sa part dénué de ce supplément de sens. Ni slogan, ni réel combat corps et âme contre le système, mais un misérabilisme gênant qui se traduit par une série de vignettes dans lesquelles Ken Loach expose sa perception décadente de la vie humaine et son rapport ambigu avec le mode de vie consumériste de notre époque. Ce qui aurait pu aboutir à une nouvelle forme de cri social débouche au contraire sur une sorte de fatalisme où aucune alternative au mode de vie libéral n'est entrevu : pour être heureux, il faut pouvoir cocooner sur un matelas suffisamment doré et dans des draps propres, avant que l'incontinence et la folie n'aient le dernier mot. Cette position n'est-elle pas contradictoire pour un cinéaste qui lutte depuis toujours contre le libéralisme sauvage ? Si Sorry We Missed You reste un film engagé, Ken Loach semble déposer un peu les armes. Non pas que la lutte de Ricky et sa famille contre la précarité ne soit pas un combat équivalent à celui de Daniel Blake, mais le cinéaste le raconte avec une telle complaisance qu'on peine à le suivre, surtout lorsque que la voie du libéralisme semble être la seule voie possible pour que la famille s'en sorte. L’accueil réservé à Sorry We Missed You est étonnement bon (des Cahiers du cinéma à la 7ème Obsession), ou poli quand on connaît l'historique de la relation entre Ken Loach et la presse cinéphile française. Il semble qu'on ne peut pas cette fois-ci être en porte-à-faux avec le sujet du film. Pourtant, il pose des questions morales, soit le dada de la critique.

Ricky (Kris Hitchen) et son patron dans Sorry We Missed You

Sorry We Missed You ne propose tout d'abord pas d'alternative possible au mode de vie libéral, ni même d'utopies, alors qu'aujourd'hui la réinvention du quotidien est devenue une priorité. Ce n'est pas un tort en soi, mais un manque de perspective contradictoire de la part d'un cinéaste de gauche aussi pointilleux dans ses descriptions des ravages du libéralisme sauvage. Pourquoi les films de Ken Loach se laissent-ils toujours dévorer par le capitalisme ? Pourquoi ne se mettent-il pas à l'écoute d'autres mondes, d'autres pensées ? Ricky et Abby veulent d'abord de l'argent pour avoir leur propre maison. Ils sont déjà endettés mais leur plus grande joie serait que toute la famille puisse vivre heureuse sans manquer de rien (c'est normal). Pour cela, Ricky, qui devient chauffeur, et Abby, aide-soignante, travaillent plus pour gagner plus. Seb, l'ado rebelle en pleine crise, était encore un des meilleurs élèves de sa classe avant de péter un câble. Ses parents, qui ont peur qu'il devienne un loser, veulent pour lui la perspective d'un avenir ouvert : c'est-à-dire là où l'argent ne manquera pas. Sorry We Missed You dresse ainsi le portrait d'une famille en difficulté qui rêve de s'en sortir par le biais d'un système économique qui n'est que partiellement critiqué par Ken Loach et Paul Laverty. Alors bien sûr on nous rétorquera que c'est partout pareil ? On peut très bien être heureux sans réussir sa vie (ou en ayant un autre rapport à l'argent). Ricky et Abby rêvent d'un cocooning moelleux où tous les problèmes disparaîtraient, comme si c'était la grande promesse du libéralisme. Ricky n'aurait plus à demander à sa femme s'il y a un "problème" entre eux. Il ne devrait plus avoir affaire à un patron inhumain. Le petit Seb, canalisé, ne ferait plus de conneries puisque par magie leur quotidien s'embellirait. Ils pourraient racheter une voiture, s'endetter à nouveau et reprendre enfin des vacances au soleil. Cette alternative qu'offre encore le libéralisme marque narrativement le récit et semble en délimiter les possibles.

Or, le libéralisme n'est-il pas le grand ennemi de Ken Loach et Paul Laverty ? En même temps qu'il se présente comme la seule voie de salut possible pour la famille, il est également ce qui la détruit. Non seulement la famille mais la société tout entière ne semblent plus tourner rond. On ne reviendra pas sur les travers bien connus de l'uberisation que Sorry We Missed You cible avec efficacité. Mais que dire de cette suite de vignettes déplorant la misère humaine, et en particulier celle du troisième âge ? Si Ken Loach nous épargne la caricature de certaines séquences de I, Daniel Blake (celle, par exemple, où une personne affamée se nourrit dans les étagères d'un resto du cœur), il dispense néanmoins des leçons d'urologie tout à fait dispensables. Sorry We Missed You est parsemé de personnes âgées incontinentes dont la déchéance semble irrémédiable. C'est durant les tournées d'Abby, project manager en nettoyage et couches-culottes, que nous les rencontrons. Et quand bien même l'une d'elle semble "avoir toute sa tête" (autrement dit : elle n'a pas fait au lit ou ne montre pas de signes de démence), on verra plus loin qu'elle finira quand même par s'uriner dessus au retour d'une soirée. Ken Loach n'a jamais été aussi loin dans son misérabilisme et dans la vacuité. À quoi servent ces séquences ? Cherche-t-il à mettre sous nos yeux une vérité que nous ne voulons pas voir ? Serait-ce une sorte de morale du libéralisme qui nous condamne tous à ce triste sort ? Ricky finira lui aussi couvert de sa propre pisse lorsqu'il est attaqué par des voleurs. Cette scène marque le point final d'une déchéance que Ken Loach n'aura jamais freinée. Au "message" de I, Daniel Blake se substitue une discrète humiliation, téléphonée et inoffensive, qui ne se transforme jamais en slogan à se réapproprier – la création de slogans étant peut-être ce que le cinéma de Ken Loach construit le mieux.

Certes, le cinéaste anglais maîtrise plus que jamais son art épuré. Tout n'est pas non plus noir, à l'image de l'intrépide Lisa Jane, la petite fille malicieuse de la famille, "promise à un grand avenir". Le livre de graffitis de Seb témoigne aussi d'une percée qu'on ne peut pas ramener au double écueil du libéralisme et de la misère. Sorry We Missed You reste un projet pauvre alors qu'on espérait un Yes, we Ken ! plus assourdissant. On ne sait que faire du havre de paix que porte le film, à savoir le bonheur de vivre en famille. Il se traduit par exemple dans ce samedi entre père et fille à faire des livraisons (bonheur éphémère, bien sûr, puisqu'il sera réprimandé par le vilain boss) ou à cette bouffe indienne un samedi soir quand toutes les tensions se sont momentanément dissipées. C'est sans doute pour cela que les personnages se battent : remettre de l'humain dans la mécanique grippée du monde. Mais comme on l'a vu, ce bonheur chez Ken Loach s'apparente presque à un vieux rêve puisque les lendemains ne sont pas prêts de chanter.

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