Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Billy (David Bradley) avec son faucon dans les champs dans Kes
Rayon vert

« Kes » de Ken Loach : Enfances politiques (1/3)

Pierre Mathieu
La traversée critique de trois films de Ken Loach au prisme de l’enfance permet d’interroger la place singulière que sa cinématographie accorde à cet âge de la vie, au carrefour des déterminismes qu’il dénonce et de la quête radicale de liberté qu’il appelle de ses vœux. Dans Kes (1969), le cinéaste britannique – qui signe son film sous le prénom de Kenneth pour la dernière fois –, fort du succès de Cathy Come Home (1968) sur le petit écran, retrace la trajectoire de Billy, enfant à problème d’une famille minière du Yorkshire qui va entreprendre de dresser un jeune faucon. Estampillé « classique » du cinéma social traitant de l’enfance, ce film, loin de s’enfermer dans les pesanteurs du réalisme, fait plutôt montre d’une incroyable liberté formelle, et révèle les ferments de la vision politique de son auteur.
Pierre Mathieu

« Kes », un film de Ken Loach (1969)

Arrachant une brève parenthèse à sa tournée matinale de distribution de journaux, le jeune Billy Casper (David Bradley) trouve refuge sur une petite colline qui surplombe la ville minière de rouge et de brique où il vit avec sa mère et son demi-frère dans le nord-est de l’Angleterre. La silhouette ogresque d’une usine de charbon se découpe dans l’horizon brumeux, comme un rappel inquiétant et sonore de ce qui menace de le dévorer : le travail à la mine qui a déjà happé son aîné, Jud (Freddie Fletccher), et une grande partie de la jeunesse ouvrière de la région. Ce plan large de Kenneth Loach présente l’enfant assis, feuilletant à la hâte l’un des hebdomadaires qu’il est supposé livrer pour lire les pages allouées aux bandes dessinées : la planche de western sur laquelle panote la caméra figure deux rivaux aux bras musculeux en plein combat. L’assaillant le plus zélé envoie valser l’autre, qui laisse son empreinte sur l’enfilade de murs que la puissance du coup de poing l’a fait traverser.

Ce traitement graphique et burlesque de la violence amuse Billy, qui, expérience oblige, est tout sauf dupe de la réalité des coups que l’on reçoit ou que l’on donne. Chaque matin, s’extirpant du petit lit partagé pour rejoindre la mine, son demi-frère, contraint de « descendre » avant l’aube, le frappe pour l’arracher à l’innocence d’un sommeil qu’il jalouse.

Ainsi filmé, Billy, le jeune héros de Kes, apparaît d’emblée comme une figuration complexe de l’enfance par Loach. Dans son film, elle ne cesse d’osciller entre les possibles infinis de l’imaginaire et une lucidité étonnante quant à la brutalité de la société dans laquelle elle est supposée éclore.

Cette ligne de crête, littéralisée par ce plan de colline dans les premières minutes du film, est un remède efficace à deux écueils dans le traitement de l’enfance par le cinéma – social, de surcroît : une vision mièvre qui assimile souvent l’enfant à un être dont la pureté interroge, par simple contraste, l’intolérable cruauté du monde ; un misérabilisme qui, dans la tradition esthétique de Dickens, place le spectateur dans un rapport de passivité et d’empathie face aux souffrances multiples qui mitraillent en plein envol des êtres en devenir. Kes ne renie en rien ce dernier héritage : le film est l’adaptation d’un roman contemporain de Barry Hines, A Kestrel for a Knave (« Un faucon pour un manant »), qui retrace le dressage d’un faucon crécerelle par un enfant pauvre dont l’incroyable débrouillardise évoque tantôt Oliver Twist, tantôt David Copperfield. L’originalité du roman source reste cependant de jouer d’un certain anachronisme en mettant en scène un enfant s’adonnant à l’art noble et médiéval de la fauconnerie dans le cadre prosaïsé de la classe ouvrière du milieu du XXe siècle. Dans son adaptation, Loach fait fonctionner à plein ces jeux de décalage qu’il réinvestit tant sur le plan temporel que dans les ambitions d’un film qu’il arrache aux seules exigences du réalisme ou du cinéma documentaire.

L’enfant et l’oiseau

Si Kes dresse dès son ouverture le portrait d’une microsociété ouvrière où les perspectives sont terriblement étroites – Billy évolue dans une famille monoparentale à l’équilibre précaire, entre une mère peu concernée et un demi-frère déjà désabusé et cruel ; il travaille chaque matin avant de se rendre à l’école pour contribuer aux dépenses du foyer – le héros de Kes conjure la solitude subie dans laquelle le place son entourage par la solitude choisie que lui offrent ses longues balades dans la forêt qui borde la petite ville du Yorkshire. Ses errances sont restituées avec poésie et force : les plans au téléobjectif de Loach, pudiques et lointains, retracent tout au long du film les pérégrinations de l’adolescent qui s’enfonce, seul, dans une végétation dont la densité tranche visuellement avec le cadre urbain et métallique qui fait son quotidien. La forêt, qui emprunte à l’imaginaire du conte traditionnel – c’est le lieu métaphorique de perdition et d’apprentissage des enfants chez Perrault et Hoffmann - déréalise les pesanteurs du naturalisme, et offre à Billy une certaine d’opacité : le personnage n’est pas que prétexte à dénoncer l’aliénation sociale, il s’impose à l’écran comme un être dont l’autonomie radicale échappe aussi bien au réalisateur qu’au spectateur. C’est en travaillant la dichotomie entre ces deux univers alternativement représentés à l’écran – la nature sauvage et la ville industrialisée - que Loach parvient à ne pas étouffer son sujet par un trop plein de didactisme : l’espace ainsi filmé, tantôt clôt, tantôt ouvert, épouse les contours du réel ouvrier tout en le débordant vers un certain merveilleux.

Billy (David Bradley) avec son faucon dans les champs dans Kes
© Kestrel Films - Woodfall Film Productions

La place singulière accordée à cette pleine nature apparaît également comme une manière de réinvestir le mythe de l’enfant revenu à l’état primitif – Truffaut, la même année, tourne L’Enfant sauvage –, mais la question pour Loach semble moins de savoir s’il est préférable ou non de rompre avec une société qui sacrifie sa jeunesse, que de s’interroger sur la place qu’elle doit réellement faire à ses enfants. Très vite, le personnage de Billy est ainsi repensé dans un rapport d’altérité fondamentale, à travers sa rencontre fortuite avec le faucon crécerelle qu’il va entreprendre de dresser, et qu’il nomme Kes. L’élevage de cet oiseau a cela d’intéressant qu’il ne donne pas lieu dans le film à une surenchère de plans qui retraceraient avec exhaustivité les étapes d’un apprentissage que l’on devine complexe. À l’ampleur et à la linéarité du romanesque, le réalisateur préfère une série de courtes vignettes qui, du vol par Billy dans une librairie d’un petit traité de fauconnerie au premier lâcher de l’oiseau dans une prairie, assume ses ellipses : si rien ne nous est vraiment montré de la construction du lien indéfectible qui unit l’enfant et le faucon, c’est que son secret se niche dans un ailleurs qui ne nous appartient pas. Ces choix de montage attestent ainsi d’un refus de tout sentimentalisme : l’oiseau, qui donne son titre au film, y est singulièrement discret. Il n’est pas pensé par Loach comme un substitut qui viendrait combler en volume d’images le manque affectif de l’enfant, mais plutôt comme le levier discret d’une révolution intérieure : par le dressage de Kes, Billy se réenvisage avant tout comme un être capable d’apprendre par lui-même au contact de l’autre. Cette inversion fait de l’enfant délaissé par les siens un être qui prend soudain en charge l’éducation d’un autre. Ce jeu de renversement qui mue aussi le cancre en maître surdoué, s’il pourrait relever d’une certaine facilité sur le plan symbolique, est habilement exploité par Loach. La nature profondément sauvage de l’oiseau reste, pour l’enfant, le lieu d’un profond paradoxe qu’interroge le film dans son entier : pourquoi dresser un être qui est l’expression de la liberté la plus absolue ?

We don’t need no education

Cette question résonne d’autant plus dans Kes qu’elle s’affronte aux échecs d’un système scolaire qui, tel qu’il est filmé, n’a de cesse de broyer les individualités qu’il prend en charge. Dans un parallèle assumé entre les scènes de dressage du faucon et les plans qui placent Billy au sein d’une école où l’obéissance aveugle fait loi, Loach entend nous faire réfléchir à l’essence même du principe éducatif. La galerie d’adultes qui peuple les couloirs de l’école de l’adolescent n’aspire qu’à maintenir un ordre moral victorien que la révolution culturelle de la fin des années 1960 n’a pas encore pleinement renversé. Les multiples scènes de châtiments corporels ou d’humiliation infligées à Billy et à ses camarades renversent la métaphore du dressage : là où il était le lieu d’une émancipation salvatrice avec Kes, il devient l’expression de la bêtise la plus effrayante dans l’enceinte de l’école. Le directeur, aussi raide que le bâton qu’il utilise pour battre les enfants qu’il convoque dans son bureau, soliloque sur une génération perdue et ensauvagée qu’il ne comprend plus et qui lui rit au nez ; le professeur de sport, replet, se rêve en Bobby Charlton et orchestre des matchs de foot dont il est l’obligatoire gagnant et arbitre ; l’affable conseiller du « bureau de placement », dans une parodie de dialogue, finit par recommander à Billy de rejoindre la mine, signe de la complicité du système éducatif anglais dans la reproduction sociale. Au milieu de ce tableau sans nuance se distingue néanmoins un enseignant, M. Farthing (Colin Welland), professeur d’histoire. Dans une scène où il invite les élèves à poser un distinguo clair entre « fact » et « fiction » par le biais d’une anecdote personnelle, il laisse plein champ à l’assigné cancre de la classe : sur l’estrade, dos au tableau, Billy relate alors les étapes du dressage de son faucon, égrainant les termes techniques dont l’enseignant lui-même ignorait jusqu’à l’existence, et redonnant un souffle d’intérêt et de vie à la masse inerte et domestiquée des élèves. Le minimalisme de cette scène redonne tout son sens à la dimension organique de la transmission, jusqu’alors enserrée dans les rigidités absurdes de la salle de classe, et la suspicion qui régnait d’abord dans l’assemblée – comment un enfant d’ouvrier pourrait-il bien posséder et dresser un animal aussi noble ? – s’estompe sous la caméra de Loach au profit de l’émerveillement collectif. La démonstration est implacable, et recoupe les ambitions esthétiques du film qui entend précisément rendre les frontières entre « fact » et « fiction » aussi poreuses que possible : la destinée enfantine qu’il épouse est avant tout un pied de nez aux déterminismes sociaux.

Cette inversion du prisme éducatif est comme parachevée dans la dernière partie du film par une visite du même Farthing, curieux de voir Billy œuvrer avec Kes en dehors des murs de l’école. Observant l’enfant en train de nourrir l’oiseau, baissant la voix du fait du respect naturel que lui inspire l’animal, il est frappé par l’analyse lucide que livre soudain le personnage sur la relation qui le lie au faucon : « If somebody comes up to me and says “Is it tame?” Is it heck tame! Hawks can’t be tamed. They’re manned. It’s wild and fierce and it’s not bothered about anybody. Not bothered about me, right, That’s what makes it great » (« Si quelqu’un me demande : “est-il apprivoisé ?” Apprivoisé, mon œil ! Les faucons ne peuvent pas être dressés, on les dirige. Il est cruel et sauvage et ne se laisse pas faire. Même pas par moi. C’est là son charme. ») C’est dans cette mésinterprétation que se loge une grande partie de la richesse du propos de Kes : pour Loach, l’enfance est le premier des lieux où doit se forger l’idée d’une liberté radicale et émancipatrice. L’idéal que lui permet d’esquisser son film, qui assume de faire coexister une âpreté quasi documentaire et des séquences proches du merveilleux, est inextricablement lié à cette conviction que la domestication sociale (ici portée par le système éducatif) est un mal qui gangrène jusqu’à l’enfance elle-même, quand cet âge de la vie renferme pourtant une puissance frondeuse et inégalée de reconfiguration du monde. Épousant cette contradiction, le film dénonce tout autant qu’il rêve et espère. Quand les figures d’enfants sont, dans les derniers films de Loach (Moi, Daniel Blake ; Sorry We Missed You) des sacrifiés reconduisant ou subissant les logiques qui écrasent inexorablement leurs parents, Kes tranche avec la fatalité d’un tel atavisme. S’il s’achève par la mise à mort de l’oiseau – de la main cruelle et abêtie de Jud, figure repoussoir de l’adulte qu’aurait pu devenir Billy – le film profite formellement de la liberté de son personnage : il reste perméable aux espoirs indéfectibles de l’insoumission et de l’imaginaire.

Poursuivre la lecture autour du cinéma de Ken Loach