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Lizzie (Michelle Williams) au travail, dans son atelier, dans "Showing Up"
Rayon vert

« Showing Up » de Kelly Reichardt : Se pointer malgré les imperfections

Thibaut Grégoire
En suivant le quotidien d'une sculptrice qui n'est ni "grande", ni particulière, ni sympathique, à quelques jours du vernissage d'une exposition de ses œuvres, Showing Up de Kelly Reichardt permet paradoxalement une identification du spectateur à cette artiste "ordinaire" en proie aux contrariétés du quotidien qui l'empêchent de se consacrer pleinement à son art. C'est à travers ce personnage mais aussi par la figure totémique d'un pigeon blessé et par un final qui s'envole vers d'autres hauteurs que le film déploie ses ailes et sa réflexion sur les imperfections.

« Showing Up », un film de Kelly Reichardt (2022)

Il y a dans le titre du dernier film de Kelly Reichardt, une double voire une triple signification, qui entre en dialogue avec le contenu du film, tout en orientant peut-être la manière de l’aborder, de le recevoir. Lorsque l’on sait a priori que Showing Up suit le quotidien d’une artiste, une sculptrice, notamment dans la conception de ses œuvres en vue du vernissage d’une exposition, on en vient forcément à isoler le terme « showing » qui renverrait dès lors à ce moment où les créations du personnage principal, Lizzie (Michelle Williams), seront « montrées » à un public lors d’un événement dédié à cet effet. Or, l’expression « showing up » renverrait plutôt à un acte de présence que doit faire l’artiste elle-même, elle doit « se monter », « se pointer », non seulement à cet événement attendu mais aussi dans sa vie de tous les jours, professionnelle et familiale, quand bien même celle-ci ne la passionnerait guère, voire l’ennuierait et l’empêcherait de se consacrer à ce qui semble réellement la préoccuper, à savoir ses sculptures. Et si l’on cherche encore à pousser le bouchon plus loin quant aux résonnances du titre avec ce qui arrive à Lizzie dans le film, on pourrait aussi supputer que « showing up » se rapporte à ces petites contrariétés de la vie quotidienne, ces impondérables qui surviennent inopinément, empêchant Lizzie d’avancer dans la conception de ses œuvres, à l’image de ce pigeon à l’aile cassée qui se pointe au pire des moments.

Car Showing Up, s’il montre une artiste au travail, se débarrasse assez vite de tout cliché ou toute idée reçue que l’on pourrait avoir sur ce type de film, en ce sens que Lizzie n’a par exemple rien d’une artiste maudite, ou torturée dans un sens « pathos » que l’on pourrait accoler à ce terme, et qu’il ne montre pas non plus l’acte de création comme un moment de grâce absolu – comme le font par exemple de mauvais biopics, musicaux ou autres – d’autant plus que Lizzie n’est en rien non plus présentée comme une « grande » artiste. Il n’est d’ailleurs pas obligatoire d’adhérer au travail esthétique des œuvres de Lizzie (dans la vraie vie, celles de Cynthia Lahti), la question n’est pas là. D’ailleurs, cette femme n’a pas besoin d’être une artiste « intéressante » pour que l'on s’intéresse néanmoins à elle en tant qu’être humain et que personnage de cinéma. Elle n’a même pas besoin d’être « particulière » ni même sympathique, et c’est là une des grandes idées de Showing Up, celle de faire un film sur une artiste qui n’est ni extraordinaire, ni attachante, ni connue, juste quelqu’un qui crée, qui produit des œuvres d’art, intéressantes ou pas.

Et c’est d’ailleurs paradoxalement par cette démarche qu’il peut éventuellement y avoir identification – non pas qu’elle soit nécessaire, loin de là – entre le spectateur et Lizzie. Car quiconque a un jour dû créer ou produire quelque chose peut se reconnaître dans cette artiste qui ne parvient pas à se concentrer sur son travail, distraite par des contrariétés en tout genre – un problème de chauffe-eau, un chat envahissant, de petites rivalités et jalousies envers d'autres artistes, des soucis familiaux…. À moins d’avoir une confiance extrême en soi ou une estime de soi dépassant les limites de l’acceptable, on peut tous se reconnaître dans cet être humain qui n’a rien d’exceptionnel, qui a ses défauts, et dont la maîtrise de son art n’empêche pas d’en être parfois déviée par un déficit d’attention et de concentration. Pour appuyer cette assertion par un exemple précis, la création de ce texte se fait précisément dans la douleur, son auteur étant de temps à autres phagocyté par des broutilles de la vie quotidienne et des petits soucis ponctuels.

Et ces broutilles, ces impondérables auxquels doit faire face Lizzie dans Showing Up, s’ils ne sont évidemment pas « dramatiques » ou « dramatisés » - on n’est pas non plus dans une comédie de quiproquos façon « journée de merde » comme dans un mauvais boulevard –, sont au final de petites imperfections avec lesquelles Lizzie va devoir composer, quoi qu’il en soit. Dans une scène vers la fin du film, Lizzie va voir Eric (André Benjamin), qui s’occupe de la cuisson des œuvres à l’atelier d’artistes où elle travaille, et celui-ci sort de son four une sculpture qu'elle lui avait préalablement confiée. Cette sculpture a vraisemblablement subit une surchauffe d’un seul côté, ce qui donne l’impression qu’elle est à moitié « cramée ». Eric dit qu’il aime bien ce genre d’imperfections, tandis que Lizzie dit qu’elle n’est pas sûre de les aimer. Mais plus tard, elle apprendra visiblement à les apprécier puisque, après avoir scruté cette œuvre « à part », elle finira par l’exposer avec les autres, lui donnant même une place de choix dans sa muséologie. Elle aura fini par faire avec les imperfections, à composer avec celles-ci pour finalement être là, se pointer en temps et en heure pour le vernissage

© Allyson Riggs/A24

Parmi les imperfections, les contrariétés avec lesquelles Lizzie doit composer, il y en a une qui les cristallise toutes : l’arrivée inopportune de ce pigeon, ramené par le chat de Lizzie et dont celui-ci a blessé l’aile. Lorsqu’elle découvre son chat en train de martyriser l’oiseau, Lizzie expédie ce dernier à l'extérieur en lançant un cinglant « Va mourir ailleurs », qu’elle regrettera amèrement plus tard. Recueilli par sa voisine, proprio et rivale artistique Jo (Hong Chau), le pigeon finira par lui revenir en pleine figure parce qu’elle devra l’emmener chez le vétérinaire, et finalement s’en occuper en le trimballant jusqu’à son travail – elle est administratrice, sous la supervision de sa propre mère, à son atelier d’artiste. Cet intrus problématique qu’elle a voulu « enterrer », faire disparaître, finit par lui causer bien plus de soucis que prévu, réveillant la rivalité avec sa voisine, puis l’empêchant de travailler. Si elle finit par s’habituer au fait de s’en occuper, voire même à y prendre goût, c’est potentiellement aussi parce qu’elle se retrouve dans l’incapacité affective de s’occuper de son propre frère, dépressif et paranoïaque, tâche qu’elle finit par déléguer à sa mère dans un élan d’impuissance. Enfin, la présence intrusive et constante de cet animal blessé, qui est aussi un parasite, rappelle la situation du père de Lizzie, envahi par un couple de squatteurs babas-cools et pique-assiettes, situation qui constitue une autre contrariété – à distance, celle-là – pour Lizzie.

Le pigeon, outre sa présence finalement totémique, tout au long de Showing Up et du travail de création de Lizzie dans son atelier – il devient presque une mascotte pour celle-ci – est donc aussi l’emblème de tous les soucis avec lesquels elle doit composer, un peu comme un réceptacle allégorique mais aussi incarné de tout ce que le film charrie. Dans un même ordre d’idée, la longue scène finale, celle que l’on attend tout le film, à savoir ce fameux vernissage, est aussi une sorte de lieu et d'instant de cristallisation, où toutes les pistes de Showing Up, mais également tous les personnages, se retrouvent – tout le monde « se pointe ». Elle est évidemment le moment où les œuvres que l’on aura vues en train de se faire, à plusieurs étapes de leur création, seront enfin offertes à d’autres yeux qu’à ceux de Lizzie. Et c’est aussi à ce moment-là que l’on se rendra compte de leur fragilité, posées sur un présentoir au milieu d’une salle d’exposition assez exigüe, et demandant aux visiteurs de se pencher et de les scruter pour éventuellement espérer y déceler quelque chose comme de la beauté. On se prend alors à penser que les œuvres de Kelly Reichardt, comme celles de Lizzie, demandent aussi un effort de scrutation de la part de leurs spectateurs, et que leur beauté tient aussi peut-être de la fragilité. C’est en tout cas vrai en ce qui concerne Showing Up, qui demande effectivement un investissement de la part de son spectateur, une patience dans la scrutation qui sera récompensée lors de cette exposition finale.

Car, grâce au pigeon, qui est évidemment présent lors de cet événement, le vernissage devient également le moment où Showing Up s’envole, littéralement, et qu’il atteint encore d’autres hauteurs. Et c’est des marges, de la périphérie que vient l’envol, alors que le film se concentrait jusque là prioritairement sur Lizzie et ses petites contrariétés. Alors que celle-ci est en plein psychodrame familial entre sa mère et son père, séparés de longue date, qui se retrouvent donc pour l’occasion du vernissage, alors que le frère dépressif vient d’arriver, dans un drôle d’état et essentiellement afin de se nourrir sans complexes au buffet de l’expo, deux enfants retirent le pigeon convalescent de son lit de malade - une boîte rembourrée à cet effet – et lui enlèvent son bandage. Le pigeon s’envole alors dans la galerie, surprenant tout le monde. Tandis qu'ils sont tous pétrifiés, le seul qui garde son sang-froid est le « marginal », le frère de Lizzie, qui s’arrête pour le coup de bâffrer et va ramasser le pigeon avec un naturel déconcertant, pour le remettre en liberté en dehors de la galerie.

Alors que le privé et le professionnel, le quotidien et l’artistique, réunis ainsi dans cet instant et ce lieu emblématique, semblaient mener à une impasse stérile où chacun campait sur ses positions et restait dans son rôle pré-désigné – un père fantasque, une mère acariâtre, un frère dépressif, une Lizzie agacée, une Jo hautaine et détachée –, voici que ce sont l’animal et la marge qui apportent une échappatoire, un envol et une évasion bienvenus. Toutes deux déçues de voir partir de manière toute aussi inopinée qu’à son arrivée ce petit protégé et cette mascotte qu’était devenu le pigeon blessé, Jo et Lizzie se retrouvent à déambuler dans la rue, d’abord en quête de l’oiseau dans le ciel, puis n’ayant comme but que de s’éloigner des gens et du vernissage. Le plan final est parfait, les deux femmes s’évanouissant au loin dans le cadre, sous le patronage du pigeon, qui n’est plus visible mais dont le roucoulement atteste encore de la présence bienveillante et totémique.


« Showing up de Kelly Reichardt : Se pointer dans sa vie » par David Fonseca

L'artiste, dans Showing Up de Kelly Reichardt, est le seigneur des formes non décidées. Il n'a pas de message, pas de programme à délivrer. Il n'a rien d'autre à dire que son faire : sculpter autant des mains que par le regard l'existence. Et sans jamais le savoir, sauve dans le même temps tout un monde, qui serait anéanti autrement dans l'ensilencement.

C'est l'histoire de Lizzie, une jeune sculptrice qui, un jour, se donne rendez-vous. À quelques encablures de son vernissage, Kelly Reichardt la filme dans son quotidien. Mais s'y pointera-t-elle quand tout semble lui répugner ? Lizzie ne semble pas à l'heure de sa vie. Ce n'est pas qu'elle soit artiste maudite chez Kelly Reichardt ni exceptionnelle au point de posséder son propre fuseau horaire. Elle semble au contraire non pas morne autant que son quotidien paraît morose, mais quelconque. Une artiste qui n'aurait rien d'extraordinaire ni d'anormal. Simplement, à la voir certains jours, on ne sait plus trop bien qui d'elle ou son vêtement porte l'autre. Car comment donner rendez-vous à sa vie quand sa vie manque, qu'elle vous échappe, que le quotidien vous déborde ? To Show up : comment se montrer quand on n'a pas de face, que tout est infigurable, ces statuettes aux visages quasi effacés ? Alors, se pointera-t-elle ou non ? Lizzie, tout comme les statuettes qu'elle sculpte, ne donnera aucun gage sur le chemin à venir, à tenir, elle qui pourrait bien se demander : « Où irais-je, si je pouvais aller, que serais-je, si je pouvais être, que dirais-je, si j’avais une voix, qui parle ainsi, se disant moi ? » (Samuel Beckett, Textes pour rien). Lizzie a pourtant un don à nous faire, ignorante de son contenu : son regard, ce qu'elle a de plus beau à offrir en partage.

À considérer au sérieux une bonne partie de la critique, Showing up serait de ce point de vue un film qui, malgré ses qualités, serait à la fois mineur et iconoclaste dans l’œuvre de la cinéaste. Iconoclaste, Showing up serait essentiellement réflexif, la critique transmuant Showing up en film méta, comme si Kelly Reichardt nous ouvrait son atelier de création. Mineur, il se situerait à la marge du cinéma de la réalisatrice par le choix de son thème (l'art). Il faut répondre de ces considérations. Si Showing up est méta, il est fait d'un drôle de méta : un méta par le bas, Lizzie sans cesse les mains prises dans sa matière comme elle est enferrée dans son quotidien. S'il est à la marge du cinéma de Kelly Reichardt, c'est une marge qui délimiterait à ce point son centre qu'il en  occuperait toute la circonférence. Showing up est au contraire majeur en ce qu'il fait un centre, comme le joueur de football fait une passe à son partenaire depuis un côté du terrain, le long de la ligne de touche : elle nous envoie son film depuis la ligne de touche du cinéma, son ban, ce qu'elle tente depuis toujours. Elle nous fait un centre pour qui saura bien l'amortir. Car encore faudrait-il bien voir ce qui se passe dans cette passe. Showing up s'ouvre précisément sur un effet optique. Tout y est une question de regard : comment le poser sur le monde, en quoi se définira non pas l'art, mais un certain art de vivre ?

Le film s'ouvre sur ce questionnement : par une mise au point caméra, un effet loupe de type microscopique s'évertuant à trouver la bonne focale pour fixer nettement le regard du spectateur sur des sculptures dont les visages féminins, la forme, les couleurs ne paraissent jamais tout à fait définis à l'écran. Comme si ce surgissement d'une boue primordiale rappelait la matière sculptée à son origine immodelable. Comme si la matière, par sa résistance, offrait à la fois une chance de représentation comme une défaite par son impossibilité de l'achever tout à fait dans une forme déterminée (une statuette sans jambage, une autre bras détaché du corps lors du vernissage...). Une manière de faire de l'imperfection la matière de l'art. Toute cette boue argileuse de la sculptrice n'est pas anodine. Elle contamine le film. Elle rend impure son image, qui n'est jamais belle pour ne pas être lisse ni nette. Un film sur l'art sans joliesse, dont les artistes paraissent davantage des artisans, ce que l'art officiel distingue pourtant en deux catégories : la création aux artistes (qui ferait l'art majeur), la maîtrise technique par répétition du geste aux artisans (qui constituerait l'art mineur). Une image granuleuse pour donner à toucher du regard ce qui là même est rendue par la sculptrice. Une image qui accroche le regard. Une image au grattoir pour nous décaper de toutes les représentations sur l'art tout comme Lizzie s'efforce d'élimer sans cesse une matière qui résiste. Voilà la grâce de Showing Up : les yeux, comme les mains du sculpteur, seraient aussi l'un des sens du toucher. Sculpter du regard, quand la boue, plutôt que d'obscurcir la vue, nous la rendrait. Les yeux, affleurant sur ce monde, picté comme s'il s'agissait d'en prendre le gros du sel. Une invitation nous est ainsi envoyée par Kelly Reichardt d'entrer à l'école du regard. S'y pointer, ce sera pour retrouver « l'alphabet magique, l'hiéroglyphe mystérieux [qui] ne nous arrive qu'incomplets et faussés soit par le temps, soit par ceux-là mêmes qui ont intérêt à notre ignorance », dont parle Gérard de Nerval. S'y pointer pour ressaisir « la lettre perdue ou le signe effacé, recompos[er] la gamme dissonante, et [prendre] force dans le monde des esprits. » S'y pointer, sans aucune assurance de la destination, ce sera finalement consentir aux nombreux effets de déplacement produits par le film.

Premier effet de déplacement : le lieu de la création est un lieu hors lieu. Il ne sera jamais affecté à cet effet. L'atelier de Lizzie est partout, donc nulle part, soit principalement son garage, là où se remise tout ce que l'intérieur de la maison interdit de recevoir, le ban du cinéma. Le garage comme hors champ de la vie utile, la vie par la bande, mais dont la marge serait finalement le centre pour Lizzie, que nous fait Lizzie. Une manière de dire qu'un créateur, labellisé officiellement ou non, qu'il soit cinéaste, écrivain, musicien, peintre, plasticien, sculpteur, vidéaste... aura toujours l'inutile et le superfétatoire pour essentiel. Son existence vouée à une activité stérile, non-rémunérée, en constituera cependant pour lui l'artère comme le sang.

L'acte de création ne se produira donc pas dans cette école d'artiste où se rend Lizzie chaque jour, là où nombre d'individus s'évertuent à « créer ». Lizzie n'y crée rien. Soit elle y travaille, au sens le plus administratif du terme, face à un ordinateur, soit elle vient y aboutir ses créatures en les cuisant à haute température dans un four dédié à cette fin. Ce ne sont pas les lieux ni les objets qui font l'art, mais le regard porté sur eux. Tout est prétexte à la création artistique, depuis une friche industrielle, par laquelle se termine Showing Up, jusqu'aux objets les plus prosaïques. L'effet de déplacement, silencieux mais tectonique, est abyssal : il n'existe ni haut lieu culturel, ni matière noble. Ou pour le dire autrement, dans un film dont l'intrigue est mince (l'existence d'une jeune sculptrice à quelques jours de son vernissage), sans autre remous que celui d'un quotidien qui vient perturber l'artiste (un chauffe-eau en panne, des chamailleries entre artistes, des dissensions familiales, un chat qui blesse un pigeon qu'il va falloir recueillir et soigner), dont les enjeux semblent toujours déceptifs, Kelly Reichardt bouleverse notre monde comme notre manière de l'accueillir. Sa pseudo-monotonie procède d'un anarchisme révolutionnaire d'une violence inouïe, un geste d'une radicalité rendue paradoxalement par la douceur du jeu de ses acteurs, sans autre effet que d'être au service d'une mise en scène non pas minimaliste mais au contraire maximaliste. Kelly Reichardt s'efforce de creuser le plus loin possible le champ : pas ou peu de champ-contrechamp, une manière d'épuiser le monde avec la certitude de ne jamais y parvenir comme le frère de Lizzie creuse un trou dans son jardin, son trou, pour un être enterré vivant, dépressif, non pas pour y disparaître mais comme seule réponse possible à l'obstinée incongruité du monde.

Après avoir fait un road movie dérouté de sa trajectoire, sans destination autre que sa poétique de la déviation, un film de cow-boy enfin rendu à son véritable objet et sujet : la vache, son héros, Kelly Reichardt réalise avec Showing up non pas un film sur l'art sans art, mais un film de boxe sans combat, ou plutôt un combat sans autre adversaire que soi qu'il s'agirait de boxer du bout des doigts, délicatement, un combat du quotidien où les guerriers n'ont d'autre arme que le regard symbolisé par l'extrême pointe des doigts de la sculptrice. Ce regard posé sur un monde dont le désenchantement fait tout le sacré, le film s'ouvrant et se fermant sur une musique répétitive reprenant en boucle le gong qui ouvrait déjà Old Joy, semblable au roucoulement de l'oiseau qu'il faudra bientôt soigner.

Le déplacement le plus audacieux opéré dans Showing Up est dès lors, contre toute forme de programme, politique. Quand le quotidien semblait obstruer Lizzie, l'empêchait de faire acte de création, voici qu'il la canalise pour la libérer en fin de film. Le symbolisme pourrait paraître lourd. Le pigeon soigné par Lizzie, lors du vernissage de son œuvre, une fois ôté son bandage, donne enfin vie à ses créatures de boue. Il s'envole, loin du lieu du vernissage, engageant Lizzie, qui l'avait d'abord maudit, à quitter la salle du vernissage avec son amie, s'enfonçant dans le lointain d'une zone industrielle, au son du roucoulement de l'oiseau, disparu à l'écran, audible encore, une manière de réenchanter le monde comme il va, comme il est.

Tout le film consiste finalement en une politique de libération : démouler le corps. S'enfoncer dans le lointain – cette zone industrielle –, c'est avoir finalement l'indétermination pour art de vivre, comme ces statuettes ne paraîtront jamais tout à fait finies ni parfaites, l'une d'elle ayant brûlé lors de sa mise au four, ces statuettes si fragiles sur leur jambage lors du vernissage qu'elles obligent le spectateur à se baisser comme pour les soutenir de leur regard : s'efforçant de saisir leur beauté, s'il pouvait, il les redresserait tout à fait. Tout comme il faudrait apprendre à regarder le monde comme l’œuvre de Kelly Reichardt : par le bas, qui fait sa grandeur.

Lizzie (Michelle Williams) dans "Showing Up"
© Allyson Riggs/A24

« Si les fenêtres de la perception étaient bien nettoyées, écrit William Blake, chaque chose nous apparaîtrait comme elle est : infinie », autrement dit encore inassignable comme ce lieu sur lequel se termine Showing Up, désaxé de tout plan d'orientation, sauf à s'enfoncer en lui pour le rendre enfin habitable. La maîtrise (celle de l'artiste/de l'artisan/de sa vie), de celui qui sait où aller précisément, qui sait toujours se pointer, est un autre mythe confit dans les bocaux de clercs par la cinéaste. La simplicité, le dépouillement, ses leurres. Quand Lizzie rabote des doigts ses statues, elle les colorise. Tout fait graisse en ce monde. Dix mots épars sur une page, une fois raccourcis de leur blanc domaine, réduiraient d'autant la distance entre le monde et le langage. On arriverait ainsi au paradoxe d'une redondance d'une espèce soustractive. Un muet dans un film muet se détermine, non par le silence, mais par une gestualité appuyée. Le style académique ? Des planistes obsédés par l'hermétisme à blanc de ravaudeurs impassibles. Contre les mandrills du lyrisme d’État, les macaques rhésus du concept, les cercopithèques du minimalisme, contre la clarté, cette morale de casernement, « l'Hostellerie de Pensée » dont parle Charles D'Orléans, François Villon  écrit :

« Rien ne m'est sûr que la chose incertaine ;
Obscurs, fors ce qui est tout évident ;
Doute ne fais, fors en chose certaine ;
Science tient à soudain accident ;
Je gagne tout et demeure perdant (...) »

Art comme science, chez Kelly Reichardt, tient à ce soudain accident, ces surgissements du quotidien qui font leur œuvre dans l'œuvre de Lizzie, où l'incréé au créé s'hybride pour inventer les mondes qui ne seront jamais tout à fait achevés, sauf à les continuer des pas de Lizzie et son amie. L'homme n'habite « qu'une féerie d'indices vagues, de légers prétextes, de provocations timides, d'affinités lointaines, d'énigmes » (Jean-Paul Roux). Il ne s'agira cependant pas de les résoudre chez Kelly Reichardt, mais de les emprunter.

La grande fécondité de cette manière de penser le fait de « se pointer » qui fait le titre du film (Showing up), son aspect concret si riche d’ouvertures, réhabilite précisément la vieille notion grecque du Kaïros, c’est-à-dire du moment opportun dont il faut savoir profiter. Au centre de l’action (donc du temps) chez Kelly Reichardt, se dissimule en effet l’occasion, chance pour chacun de renouer de toutes neuves fiançailles avec le présent : mais attention, dit sans cesse Kelly Reichardt, l’occasion est déjà en train de filer… aussi sachons l’attraper par les cheveux, « saisir par sa crinière l’enchanteresse », comme disait Machiavel dans ses poésies allégoriques. Voici donc une face plus passionnée, plus tendue du cinéma de Kelly Reichardt, de cette même sagesse temporelle qui, d’ailleurs, s’avère inséparable de son pendant – l’attente –, si bien rendue par la durée des plans, en ce sens qu’il faut savoir se détendre et se reposer, pour mieux bondir ensuite, sculpter pour Lizzie. Showing Up-Se pointer consiste alors dans l’attente que les événements du quotidien créent un centre de gravité suffisamment puissant sur lequel Lizzie puisse venir se greffer. C’est dès lors précisément l’agilité rendue par le geste de la sculptrice qui est requise, qui est plus agile et vive que les raisonnements programmatiques : l’occasion qui fait signe court littéralement sur les ailes du temps, contrairement aux vérités, qui, elle, dispose assurément de tout leur temps, puisque justement elle s’avère abstraite, intemporelle. C'est l'étonnement enfantin retrouvé, ces puissances étrangères comme l’occasion, qui sont à la base de toute véritable création chez la cinéaste, qui installe une véritable politique du temps vécu, en ce sens qu’il faut entrer dans l’aventure de sa destinée, Lizzie accompagnée de son amie qui font leur chemin en fin de film, rejoignant la troupe de tous les Charlot du monde.

Au reste, si de la sorte le cinéma de Kelly Reichardt semble réassumer la notion grecque du Kaïros, il convient néanmoins de marquer de façon décisive les distances. Car les Grecs ne semblent pas ressentir le pathétique de l’occasion de la même façon que la cinéaste, qui n’envisageaient pas le temps comme irréversible mais cyclique, autrement dit fait de périodismes – ce qui revient à diluer l’unicité du Kaïros. Surtout, et voilà qui s’avère foncièrement antireichardtien, les Grecs semblaient viser des moments objectivement opportuns, opportuns en soi, et par conséquent rationnellement déterminables : « […] Connais l’occasion, dit une maxime de Pittakos le sage, comme s’il pouvait y avoir science de ce qui est aux antipodes de toute généralité… » Cette idée ne s’accorde pas avec celle d’un temps irréversible qui, toujours imperceptiblement orienté en direction de l’avenir, fait advenir des conjonctures absolument uniques et imprévisibles chez Kelly Reichardt, qui repose sur une intuition, bien rare, du caractère inévaluable et irremplaçable de l’unicité, que Jankélévitch nomme la « primultimité » : le caractère d’un événement qui arrive pour la première et dernière fois, auquel doit répondre une conduite d’à-propos.

Finalement, dans Showing Up, le personnage de Lizzie, qui est à elle seule la constellation-cinéma de Kelly Reichardt faite d'une seule étoile, oscille entre les deux pôles de la solitude et de la loi de la signification (sur le sens de la vie, qui n'en a pas d'autre que celui que Lizzie voudrait déterminer si elle n'était pas sans cesse contrariée). Mais elle ne peut atteindre ni l’une ni l’autre et cette oscillation devient une tentative pour sortir de l’oscillation, en quoi consiste sa possibilité de libération, sa manière de sculpter. Son art, qui devient en fin de film un art de vivre sans autre art que celui du pas gagné sur l'autre, ne peut trouver le repos dans le général, la règle (de vie, artistique), mais quoiqu’elle pourrait se plaindre parfois de cette folie de l’absence de repères (symbolisée par ses parents si différents et séparés, son frère se trouvant dans un rapport autistique au monde) et de ce confinement qui est le plus souvent le sien, elle n’est pas non l’absolue solitude, car son art parle de cette solitude. Elle n’est pas le non-sens, car elle a pour sens ce non-sens ; elle n’est pas hors la loi, car c’est sa loi, cette sorte de bannissement qui déjà la réconcilie et la réconciliera avec chacun des membres de sa famille lors du vernissage comme avec elle-même où chacun se pointera.

Cet art de se pointer, cette politique de l’occasion, cette quotidienneté qui le marque, contre tous les programmes, devient ainsi le mot d’ordre murmuré du cinéma de Kelly Reichardt. Or, la cause principale du malheur humain ne tient bien souvent qu’à une mauvaise synchronisation des durées respectives de chacun (son père, sa mère, son frère, ses amis, [elle-même] viendront-ils à son vernissage?), soit à une absence de mutualité et à l’intempestivité qui en résulte (ces événements qui bousculent l'ordre des choses de Lizzie), donc à l’impossibilité de saisir l’occasion. À l’instar de L’Heure espagnole de Ravel, le monde est en effet bien discordant chez Kelly Reichardt, comme si chacune de ses horloges marquait sa propre heure, indépendamment des autres. Cette cacophonie n’a assurément rien d’une harmonie préétablie. Au demeurant, toute la problématique de la méconnaissance et de la reconnaissance tient à cet infortuné décalage, cette impossibilité à savoir saisir l’occasion : la difficulté devient essentiellement celui d’un ajustement au temps auquel la réalisatrice consacre tant de temps par le choix de ses plans. Toutefois, si l’occasion est bel et bien offerte, il convient cependant d’éviter de la penser en termes déterministes chez Kelly Reichardt. L'art de vivre sans art selon la cinéaste tient au contraire à la mise en évidence de ce fait que la vraie préséance revient à la liberté inspiratrice de l'artiste. Il demeure cependant que celle-ci demeure un pouvoir trop large, dont chacun ne sait trop quoi faire, et que c’est conséquemment à cette liberté en peine que l’occasion comme les contraintes du quotidien offre les coordonnées indispensables de toute existence historique : celles de la date et du lieu (du jour du vernissage dans le film, qui est à la fois la fin comme le début d'une nouvelle ère). Dès lors, si le temps et la liberté ont partie liée chez Kelly Reichardt, c’est parce que l'art infléchit les courbes de l’événement. L'artiste devient ainsi l’ingénieur de l’occasion : il oblige ingénieusement le Kaïros à travailler pour lui. Ni purement objective, ni purement subjective, l’heureuse occurrence est donc une rencontre, qui appelle un acte commun comme il s'agirait de panser l'oiseau blessé : les rencontres se peuvent toujours favoriser, et l’occasion sera-t-elle ainsi non simplement saisie, mais véritablement suscitée, modelée, presque créée, quoique le caractère fortuit, chanceux, de son surgissement demeure bien réel. Showing Up/Se pointer, c'est finalement le surgissement de toutes ces occasions, les menus drames du quotidien, la tenue de ce vernissage auquel il faudra se rendre pour Lizzie : se pointer, ce sera naître, se conférer l'être cheminant. Proprement réinventer en artiste un langage, son langage, à partir de rien, à partir de tout.

Showing Up, de façon terminale, parle de cinéma. Il s'inscrit dans une lignée, révèle ce que les grands artistes (Monteverdi, Poussin, Mallarmé, Flaubert, Bacon, Godard...) savent depuis toujours : une œuvre pleinement accomplie ne peut pas l'être sans avoir réfléchi sur les mouvements par lesquels elle surmonte les obstacles qui l'inquiètent, la déstabilisent et même la défont : le désordre, le bruit, l'opacité, le silence, l'effacement, la brûlure, la disruption temporelle ou spatiale. Dans l'art en son moment classique, l'œuvre aura résorbé les traces de ce surmontement de manière à résoudre, à la fin, toutes ces dissonances qui l'ont rendue possible, et donc de constituer un monde parfait.

Chez Kelly Reichardt, l’œuvre laisse au contraire  visibles et vives ces traces de façon à laisser voir le processus problématique de la création ou de la production (poiésis). De façon aussi à ouvrir le monde de l’œuvre à l'inachevé, à l'imparfait et à la co-responsabilité du spectateur (comme de l'auditeur ou du lecteur pour d'autres arts) qui doivent produire avec l’œuvre ouverte – comme s'ouvre pour Lizzie le lieu du vernissage vers l'extérieur –  ce que Maurice Blanchot appelait un « entretien infini ». L’œuvre d'art est le résultat de se pointer : d'une temporalité, d'un travail, d'un doute nécessairement inquiétant. Elle n'est pas un produit fini sorti tout armé d'une contemplation fulgurante. « Il y a du travail dans l’œuvre ; il y a un travail de l’œuvre », dit Michel Guérin(1). Elle amène à prendre par nature, chez Kelly Reichardt, « le parti pris des choses ». Elle est à la fois jaillissement et organisation, tout comme le montage semble être l'opération principale du film, qui fait du cinéma un art particulièrement prompt à comprendre l’œuvre d'art. Le film de Kelly Reichardt devient ce faisant un grand film sur l'art. Les grands films sur l'art ne sont pas ceux qui racontent une histoire ou une anecdote, qui permettraient de comprendre l’œuvre d'un artiste. Ce ne sont pas non plus ceux qui captent l’œuvre toute faite ou ceux qui la miment comme dans nombre de biopics à l'instar de la célèbre vague dans le récent Hokusai de Hajime Hashimoto. Les plus grands films sur l'art sont ceux qui créent une œuvre cinématographique « pure », si l'on peut dire : une œuvre sur une autre œuvre en train de se constituer. Un mouvement circulaire et ascendant : un mouvement spiralaire qui est bien un geste d'imitation, mais non au sens de reproduction ou de représentation, non au sens d'expression, mais au sens d'émulation : au sens où ce qui est imité est moins un modèle fixe qu'une productivité, qu'un geste d'instauration qui suscite une autre instauration.

Showing Up débutait par un effet loupe, une manière d'observer l'art d'une sculptrice par le biais de la caméra. Mais rien n'est jamais sûr avec cette caméra aux allures de microscope, cet instrument qui a permis aux savants d'observer avec une acuité nouvelle les détails qui jusque-là échappaient au regard. Il ne suffit pas d'en être doté pour comprendre le mécanisme des maladies infectieuses ou les confins du système solaire. Si l'on ne sait où tourner son instrument pour regarder, à quoi bon nous dit Kelly Reichardt ? Dans le même temps, par ce mouvement spiralaire, c'est l'art de la sculptrice, tous les autres arts au travail qui deviennent chacun les microscopes permettant de mieux saisir l'acte créateur cinématographique de Kelly Reichardt comme l'enchaînement paradoxal d'un acte de fragmentation et d'agencement. Une manière de dire l'altérité de tous les arts les uns par rapport aux autres, une sorte d'entre-expression en laquelle ils se distinguent mais sont capables de dialoguer à partir de leur différence et de leur étrangeté comme deux amies, dans leur enveloppement, se chamaillant vont chemin ensemble en fin de film.

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