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Glenn Powell dans "Running Man" d'Edgar Wright
Critique

« Running Man » de Edgar Wright : Politique de l'aristo-conservatisme

David Fonseca
Running Man n'est pas le film que l'on croit. Il défilme ce qu'il filme. Il voudrait nous faire croire à ses lendemains qui chantent, sa révolution. Mais tout conspire contre cette idée dans le film d'Edgar Wright. Sur le plan politique, Running Man est hautement aristocratique, conservateur au possible, jamais démocratique.
David Fonseca

« Running Man », un film d'Edgar Wright (2025)

Running Man est-il le dernier sourire d’un monde moribond ? À moins qu'il soit le sourire figé du capitalisme néolibéral qu'il prétend combattre? La question agite, à regarder le dernier film d'Edgar Wright. D'abord hué par la foule, Ben, personnage central du film, devient en bout de parcours le porte-parole des déshérités, le guide, bien malgré lui, des laissés-pour-compte. Le film serait ainsi tout politique quand Hollywood aurait bien choisi son camp. Mais quel projet politique Hollywood comme Edgar Wright adossent-ils précisément au film ?

Running Man s'offre volontiers comme une dystopie. Le monde y est régi par de grandes corporations qui concentrent tous les pouvoirs. On y suit les mésaventures de Ben Richards, homme à problèmes : désargenté car licencié pour avoir voulu dénoncer les agissements délétères de sa société auprès d'un syndicat, Ben a un bébé malade qu'il ne peut pas soigner dignement. Sa seule voie de sortie : participer au concours télévisuel du Running Man. Présenté faussement comme un parasite social, le méchant de service dans un jeu où le public reconvertit les jeux du cirque pour n'avoir qu'une seule envie – le voir mourir –, traqué par des détecteurs d'ADN, comment donc échapper à ses poursuivants ? Comment se rendre anonyme quand le tout image, dont les caméras tuent littéralement, occupe la totalité du champ, subvertit la réalité pour la rendre conforme au narratif de l'époque ?

L'objectif de Ben : amasser de l'argent, en survivant chaque jour, augmenter son capital chaque fois qu'il tuera un hunter et/ou un runner. Le Graal ? Survivre pendant trente jours, ce que personne n'est jamais parvenu à faire. L'intrigue se resserre ainsi sur Ben Richards, qui tente de se camoufler et inévitablement se faire rattraper. Cet homme en colère, ne supportant pas les inégalités, va devenir ainsi en cours de route le symbole de ceux qui refuseraient de se plier au système. Conclusion, sous forme de syllogisme hâtif, Running Man se présenterait comme un film de résistance politique. Blockbuster, il en inverserait la mécanique. Quand, pour prendre un exemple paradigmatique, les Marvel, dans leur grande généralité, visent à restaurer une société en crise, prendre en réparation un monde pour le retourner à sa source vive, Running Man irait à contre-pente, dynamiterait le passé pour terminer sur une phase révolutionnaire mais dont nul ne saura rien, Edgar Wright la mettant littéralement sur pause.

Mais la révolution du film est en réalité une involution. Le modèle politique proposé est foncièrement aristocratique, jamais démocratique. Tout le film repose ainsi sur la loi de bipolarité des erreurs, énoncée par Gaston Bachelard. Running Man, en guise de solutions, est construit tout entier sur une reconduction des dysfonctionnements constatés dans la société que le film renouvelle malgré lui, chaque fois qu'il tente pourtant de les combattre.

Première contradiction du film : la révolution ne sera pas populaire pour représenter la foule (symbolisée essentiellement par le public de l'émission) de façon hautement problématique. D'abord hostile à Ben, parce que manipulée par de fausses informations, elle est gagnée à sa cause en fin de film. Hérautisé, Ben en devient le héros. Et c'est au nom de sa nouvelle idole qu'elle brûlera ses anciennes effigies, le studio de diffusion du programme, sous la coupe du patron de Network. Mais, tout comme le faisait déjà le Joker première version de Todd Phillips, il y a une incapacité de la part de Edgar Wright, tout comme d'Hollywood, à penser la foule autrement que de façon hystérique et versatile.

Question, donc : chacun a-t-il bien choisi le camp des réprouvés en montrant une hydre sans tête, un agrégat d’individus formant foule qui célèbre Ben après l'avoir honni ? Cette lecture paraît trop hâtive car Hollywood/Edgar Wright ne montrent pas n’importe quel peuple dans le film. Ce peuple, au fond, n’en est même pas un. Il n’a de forme ni de consistance propre autre que celle d’une foule qui n’est finalement non pas tant montrée en colère que simplement décérébrée, ce qui autorise deux lectures politiques du film.

Première lecture, au mieux, il n'y aurait finalement pas de contradiction dans Running Man. La critique selon laquelle si la société est un spectacle, le film en serait un lui-même, serait sans fondement. La fin de Running Man lèverait cette ambiguïté : au moment où la révolution advient, le film est mis en pause, sans doute pour ne pas l'esthétiser. Peut-être... Mais, pause ou non, cette foule ne souhaite surtout pas contester l’ordre établi en le renversant. Les contestataires du film expriment davantage un désir de conformisme, de standardisation. Ils veulent « en être » (du spectacle). Ils désirent faire partie du même monde qu’ils dénoncent. Inclus et exclus jouent la même partition dans Running Man. Comme l'a montré Guy Debord à propos de la société du spectacle, toute leur vie sociale est médiatisée par des images dans le film. Les relations humaines directes s'y réduisent à des représentations (pour ou contre le système, selon le sens du vent). Mais ce spectacle n'est pas réductible à un ensemble d'images ou de simple divertissement : c'est une structure sociale qui représente un mode de domination où la réalité est phagocytée par sa représentation. La révolution n'aura donc pas lieu : elle sera télévisée.

Aussi, l’idée même d’un contre-système justifie bien plutôt le système lui-même, la contestation n’étant elle-même qu’un produit dudit système – par le choix de Ben opéré par la production – qui, l’alimentant, l’installe plus fermement encore sur ses assises. La contestation n’affaiblit donc pas le système, elle l’affermit dans le film. La violence n’est dès lors pas dans le hors champ de la société libéralo-capitaliste, elle est ce qui n’est pas encore advenu du plan. Elle est dans le plan, contenue dans le plan. Elle est la respiration qu’autorise le système à tous les mouvements de contestation afin de leur donner l’illusion que l’issue de secours n’est jamais condamnée. Et si le cours des événements échappaient, il suffirait d'en reprendre le contrôle par un geste tout autoritaire et souverain : faire pause. Protester, c'est alors se laisser piéger par cette logique à laquelle chacun voudrait se soustraire ; tenir tête au système, ce serait être encore son obligé : avoir les mains prises dans l’encéphale. Running Man a-t-il bien dès lors les allures qu’il se donne, un film de contrebandier, détournant les codes du film de super-héros à des fins contre-culturelles ? Bien plutôt s’agit-il d’un produit marketé, une publicité vantant les mérites du système car la contestation « le vaut bien ».

Deuxième lecture, plus terrible, le film adosse la colère de Ben à une foule névrotique, voire psychotique, un peuple qui tourne fou-le, qui montre une foule en liesse/en laisse. Ce peuple-là, dans Running Man, n'a plus d’esprit, de capacité d’initiative, est incapable d’inventer des formes d’exercice du pouvoir comme de la production économique qui soient alternatives. Autrement dit, il se réduit à une masse informe : une foule, qui finit toujours par détruire ce qu’elle célébrait. Pour ne pas pouvoir être Ben, elle voudrait d'abord liquider Ben ; pour ne pas pouvoir être le patron de Network, elle liquidera le patron de Network. Running Man, c’est La psychologie des foules de Gustave Le Bon filmée par Hollywood, le fou des fêtes médiévales. Une foule à la fois en voie de fascisation comme King Vidor la montrait de façon problématique dans La foule, en 1928, en voie de disparition autant, sous couvert de révolution. Mais dans les deux cas, la foule contemple toujours sa propre suppression.

Dans cette foule, l'individu n'existe plus. Il se perd pour ne plus avoir d'autonomie intellectuelle autant qu'il adopte des comportements qu’il n’aurait jamais eus seul. Dans cette foule, qui ne sait que beugler, l'individu régresse intellectuellement. Edgar Wright l'animalise. Or, fait notable, Ben ne sera jamais montré parmi elle, y compris lors de la pseudo-fin révolutionnaire. Car Ben est d'une autre race, celle des Seigneurs. Il est fait d'un autre bois quand cette foule descend à un niveau mental primitif où son esprit critique disparaît. Elle devient au contraire suggestible, réagit par impulsion, émotion plutôt que raison. C’est pourquoi cette foule est tendanciellement violente, enthousiaste, fanatique, selon les circonstances, comme le disait déjà Gustave Le Bon à son propos. Aussi agit-elle dans Running Man par contagion psychique, les émotions se diffusant instantanément les soirs de retransmission du programme.

Cette foule n'est surtout rien sans le rôle crucial du meneur Ben, qui a la vie dure. C'est que la foule a toujours besoin d’un chef. Celui-ci, dans le film, par sa logique de déplacement, impose une direction surtout par l’affirmation, non pas tant par l’argumentation. Le lien entre foule et meneur s'apparente alors à un rapport hypnotiseur–hypnotisé, qu'il s'agisse du patron de Network ou de Ben. Ce qui ne signifie pas que cette foule soit toujours violente ou mauvaise. Elle a seulement goût pour les girouettes, morale ou immorale au gré des événements. Ce qui la détermine : les meneurs, les circonstances, les croyances collectives. À l'égal de Gustave le Bon, Edgar Wright considère ainsi que toute politique serait en ce sens une politique des masses, guidée par un « héros ».

En somme, le film semble homogène à cette logique despotique du pire qu’il montre – la quête de reconnaissance ; les contestations sociales sous forme de ressentiment, qui en annule, dès lors, les possibilités d’organisation comme de planification, contestations ne visant qu’à la destruction. Ce faisant, le film nihilise les luttes comme les revendications sociales, rejoint le camp des lectures empressées des mouvements dits populistes qui considèrent les extrêmes, de la gauche à la droite, comme équivalents, manière d’aplatir une révolte sur une contre-révolte pour en annuler les effets. De la sorte, les problèmes personnels et existentiels de Ben semblent à la fois conjonctifs et disjonctifs des luttes sociales : conjonctifs, car Ben souffre d’un manque de reconnaissance sociale, c’est-à-dire un ressentiment dont Max Scheler (L’homme du ressentiment) a fait la marque des révoltes de type nihiliste ; un ressentiment qui semble, de fait, congruent avec celui des classes populaires en panne d’ascenseur social. Mais le personnage de Ben semble surtout disjonctif, son comportement n’étant finalement pas synchrone avec celui de ses contemporains qui contemplent le rien, toujours décalé, pour être inadapté, en inadéquation au monde qui l’environne : ainsi, à la fin du film, retrouve-t-il sa famille plutôt qu'un pseudo mouvement révolutionnaire.

Certes, dans le film, il existe une tension entre un désir collectif, devenu impossible, et la tentation du repli sur l'intime pour un film qui ne procède jamais de façon linéaire, en ligne droite – représentée par les caméras flottantes qui suivent à la trace Ben – , mais par étape, décor, lieu, une topographie censée permettre une transformation des personnages. Ainsi, Ben fait d'abord la rencontre d'une famille afro-américaine, puis d'un révolté-dégénéré accompagné de sa mère proto-redneck, pour aboutir enfin dans la voiture d'une jeune femme bourgeoise, en fin de film. Edgar Wright semble vouloir illustrer une tension entre deux formes, celle voulue par le format télévisuel, linéaire, symbolisé par la traque, centrée sur un personnage, versus le format de Ben qui, dans sa quête, va à la rencontre de différents segments de la société. Mais, in fine, cette tension se résout à la fin de Running Man.

D'une part, ces familles comme ce personnage féminin ne s'agrègent jamais à celui de la foule présente notamment dans le studio, de sorte qu'aucune forme de lien, plus ou moins lâche, ne semble pouvoir faire cité. Pire, ce social à l'intérieur duquel Edgar Wright veut réussir le pari impossible de faire tenir ensemble l'Amérique d'Obama (la famille afro-américaine) et celle de Trump (la bourgeoise surmontée par un anarcho-redneck de droite), est littéralement diffracté par la représentation qu'il fait de la foule qui perd la boule. D'autre part, cette prétendue forme de socialisation sous couvert de melting pot revisité est mise en échec par l'installation d'un héros salvateur. Quand le film choisit de faire pause sur le moment révolutionnaire en train d'advenir, c'est toujours pour en revenir au personnage de Ben, victorieux, qui retrouve sa femme et son enfant. Edgar Wright est donc autant centré sur son personnage que le format télévisuel que Ben semble combattre.

Cette vision trumpienne de la foule n’est pas une exception dans le cinéma américain contemporain. Running Man en serait même l’apogée. La logique filmique serait alors la suivante : il faut savoir préserver Ben de cette foule – ce que fera parfaitement le film en le montrant élu, retiré du monde, à bonne distance des acteurs de cette révolution, au moment où la contestation l'intronise –, le protéger de la vile multitude, lui conférer une position d'exception. À l’avant-garde mais au-dessus de la foule.

Tout le film s’organise alors autour de la nécessité de préserver Ben de la foule. Running Man, film politique, oui, mais sur les conditions d'exercice du pouvoir par un homme de supériorité naturelle qui invente le droit de régner. Une démocratie conduite de haut mais sans démocrates, qui tiennent la fougue du peuple à bonne distance par les comportements justement adoptés par la foule dans le film. Ainsi, le film ne souhaiterait pas que la foule soit en capacité d’incarner une révolution. Au mieux, elle devient un élément du décor dans lequel Ben doit accomplir des exploits. Au pire, elle redevient ce qu'elle fut et ne cesse d’être dans le film : une masse informe, une horde au sein de laquelle l'individu perd son identité et sa capacité à agir de façon autonome.

Ce n'est donc pas tant l’individu contre le système qui se joue dans Running Man que l’individu contre le peuple, la main gauche de « l’État profond ». Parce que l'une des thèses du film est bien plutôt que Ben paie sa droiture, son refus de marcher dans les combines du système. Aussi ne tiendra-t-il ce peuple à bonne distance. Il ne pliera jamais, autrement dit, ce qui relève d’une éthique aristocratique, d’une noblesse du caractère.

Ben Richards (Glenn Powell) en colère, dans "Running Man"
© Paramount Pictures

S’il y a bien une lutte dans Running Man, elle n’est pas sociale : le peuple ne lutte pas, ne se structure pas en tant que peuple, ne s’organise pas, c’est Ben, libre et seul chevalier, qui venge les siens (sa femme, son fils, ses collègues). Il est même le seul à avoir une éthique forte dans le film. Ben veut faire ce qui est bien, malgré les risques. Cette vision du monde s’impose du coup à la lecture, tout probablement à l’insu d’Edgar Wright, par une conception de Ben qui est celle du juste et du généreux, celui, dans le stoïcisme, qui est celui qui agit selon la raison.

Mais, de facto, le final de Running Man peut s’envisager à juste titre selon un double énoncé, une double lecture du dénouement. D'abord, le peuple de ce monde dystopique n’est ni piégé, ni dénaturé par le système, il l’est intrinsèquement : son caractère est déjà marqué par la frénésie, la violence, l'impulsivité, et par une logique égoïste. Ensuite, le peuple ne peut se libérer, même par la violence, qu’en adoptant les valeurs de Ben. La dernière image du film est ainsi prémonitoire : Ben tout seul, avant même que « le » peuple n’ait le temps de le rejoindre à l’écran. Running Man n'est donc pas tant un film de rébellion qu'un conte moral sur le salut par un seul homme d'exception.

La conclusion du film devient ainsi surprenante : le peuple ne peut décider de son destin. Seul un individu providentiel est capable de le sauver, dans un monde dirigé par les corporations, dans une société du spectacle où les masses sont victimes de la manipulation des médias. Cette idéologie traverse une partie non négligeable du cinéma hollywoodien contemporain mais surtout les films de super-héros, en particulier. C’est le système non démocratique de Gandalf dans Le Seigneur des anneaux, de Batman dans la trilogie de Nolan ou de Superman, qui redonnent un vernis de légitimité aux institutions. Si bien que la figure politique retenue dans le film finalement n'a plus rien de démocratique. Le héros y tient un rôle messianique et le peuple s’en remet à lui pour faire advenir la révolution.

La logique filmique conduit même à une conclusion problématique, pour ne pas dire nauséabonde : ce peuple, ce sont des rats dont le pouvoir est de se faire manipuler par la télévision ; ce peuple, ce sont des rats qu’un rire banal, une émotion fugace, une plaisanterie anodine, confondent ; ce peuple, ce sont des rats que l’on peut écraser par une massue brandie par un clown télévisuel. Ce peuple fait peur d’abord, puis il fait pitié.

Dans le film, il n’y a donc pas de peuple, il n'y a qu'un troupeau. Et pour ce troupeau, pas de liberté, mais un dressage à opérer : un grand remplacement par un nouveau berger, en dehors de tout fonctionnement démocratique. Autrement dit, la fin de Running Man demeure troublante en ceci qu’elle prend la forme d’une fin de l’histoire sans son sujet. Une révolution sans son peuple. Un avenir sans lendemain.

Cette foule, dans le film, ne peut que suivre, jamais penser. C'est pourquoi la dernière image, avant la pause, est si significative : Ben apparaît seul, en contrechamp de la foule, filmé en contre-plongée, érigé en figure héroïque, tandis que la foule reste hors champ. La révolution n’appartient pas aux masses : elle appartient à Ben. La société ne se redresse pas par une dynamique collective mais par l'acte d'un seul. Running Man rejoue ainsi, sans le dire, l'un des mythes fondateurs de l’idéologie conservatrice américaine : l’individualisme héroïque, la méfiance envers la foule, la croyance en un chef naturel.

Deuxième contradiction, dès lors : le film devient congruent à la logique néolibérale qu'il dénonce : sa prétendue forme antilibérale n'aboutit absolument pas à une logique du tout-social, mais à un repli tout familial et individualiste, synchrone des valeurs dudit tout libéral où seule la performance prime.

Troisième contradiction : si Ben semble antipode au patron, il n'en est en vérité que le double inversé, un mâle alpha possédant la même gestique entée sur une mécanique identique. Film à sa seule gloire, cet homme en colère en vaut douze. Sorte de Coyote, il possède aussi son Bip Bip. Ben est autant entrepreneur de soi que ce patron sans vergogne. Musculeux, tendance pubarde Hermès, il incarne une volonté de puissance qui ne s’éteint jamais. Ce n’est pas tant la réussite qui compte que l’intensité de son vouloir. Hors du commun, comme le Coyote il ne renonce jamais. Recommence toujours. Manifeste une forme de sur-vie quasi héroïque. Et si défaite il y a parfois, elle n’est jamais humiliante. Ben est en tous points conforme au modèle du self-made man nord-américain, qui chute, qui se relève, recommence. Chacune de ses actions confirment sa volonté, parce qu’elle le pousse à inventer encore. Nietzsche dirait que, comme le Coyote, il n’est pas faible : il est vouloir illimité, qui croit toujours au lendemain qui chante, pourvu qu'il le veuille. Un personnage prototype de l'époque, macroniste sans le vouloir, selon lequel, quand on veut, on peut traverser la route pour aller chercher travail, une herbe plus verte qu'ailleurs.

Mais si ce vouloir est possible, c'est que Ben possède une vertu rare, la vertu de l’action juste, qu'Aristote nomme la prudence (phronèsis), que seul le Prudent Ben, en tant que phronimos, est en mesure de posséder, pour avoir le tact et la sagacité nécessaires pour savoir ce qui est le mieux adapté aux circonstances comme pour chacun afin de produire le meilleur choix comme la meilleure action possible, pour soi comme pour les autres. Ben est ainsi montré comme étant l'absolu contraire de cette foule, qu'il va rediriger par la grâce de son action comme de ses choix car, en tant que Prudent, il est le seul à viser la fin juste, cette fin suprême qu'Aristote nomme l’eudaimonia, le bonheur ou la vie accomplie : retrouver, pour Ben, sa famille. Toutefois, pour atteindre ce but, seul lui sait reconnaître quelles actions mènent vers cette fin. Il ne suit ni la passion pure (comme les impulsifs de la foule), ni le raisonnement théorique pur (comme les savants et dominants abstraits). Il pense selon le juste milieu, adapté à la situation.

Mais ce personnage salvateur, tel qu'il est présenté dans le film, au plan politique, est très problématique. C'est que sa prudence toute aristotélicienne, force antique venue du fonds des âges, articulée sur des qualités hors du commun, fonde alors non pas une société enfin et véritablement démocratique mais une oligarchie morale, impossible à concilier avec l’idéal moderne d’autogouvernement. Sa vertu repose sur une hiérarchie morale naturelle, étrangère à l’idée d’égalité politique et incompatible avec les mécanismes de légitimation démocratiques : par essence, Ben est l'élu. Cette qualité ne peut donc pas faire l'objet d'une élection populaire, d'un choix démocratique, mais d'une onction sous forme de sélection, qui lui confère le droit de parler au nom de tous. Car Ben sait mieux que quiconque ce qui est bon pour tous, sans en avoir reçu mandat, sa prudence étant une qualité auto-attribuée, que seul un autre prudent peut reconnaître tant lesdites qualités échappent au commun des mortels. Aussi est-ce le patron de Network et nul autre qui le reconnaît d'emblée parmi la foule de ceux qui postulent pour le Running Man.

Chef naturel, Ben est donc bel et bien un personnage anti-démocratique au possible. S'il est choisi, ce n'est que par la narration, par la structure même du film. Le scénario n’offre aucun espace à une possible autonomisation des groupes rencontrés par Ben, ni à une organisation horizontale. Les personnages secondaires n'existent que pour servir à l’évolution du héros. La logique est celle d’une fable méritocratique, non celle d’un récit politique. Là où un film véritablement politique interrogerait la construction d’un « nous », Running Man reste rivé à la fabrication d’un « je ».

Et ce « je » n’est pas n’importe lequel : un « je » exceptionnel, qui se détache de la masse parce qu’il est doté de vertus supérieures. Ben, phronimos aristotélicien donc, juste milieu incarné dans un monde extrême, résout les problèmes non pas en fonction des rapports de force sociaux mais en vertu d’une sagesse individuelle. Il est, littéralement, le seul à savoir. Cette structure narrative en fait une figure d’autorité naturelle, dont la légitimité n’a pas besoin d’être débattue. Le film entérine ainsi une forme de paternalisme politique : un seul dirige, parce qu’il est le seul à pouvoir diriger.

Cette logique conduit à une conséquence politique majeure : la foule ne peut être sujet de l’histoire. Elle ne peut que suivre, s’enthousiasmer, détruire ou acclamer. Elle n’a jamais d’autonomie, jamais de mémoire, jamais de voix propre. Elle ne peut être qu’un personnage collectif négatif, oscillant entre violence et hébétude. À aucun moment, elle ne devient peuple, en ce sens qu’un peuple est une construction politique, un groupe capable de délibérer, de vouloir, de se projeter. Dans Running Man, elle est seulement réactive, jamais active.

À l’inverse, le film façonne Ben comme un individu au-dessus du commun. Les autres runners, quant à eux, ne sont pas seulement victimes : ils sont insignifiants, décoratifs ou disqualifiés - un jeune homme décérébré, une jeune femme lesbo-survitaminée. Edgar Wright ne s'y intéresse que très latéralement, présent au mieux à titre de vignette (la jeune femme), au pire pour nous les montrer simplement une fois abattu (le jeune homme). Dans le film, aucune égalité des chances ni des places. Leur élimination narrative n'est pas seulement un outil dramatique, elle produit un monde où la hiérarchie naturelle s'impose comme norme. Une forme de darwinisme social, dénié mais bien réel, structure l'ensemble du récit : les plus faibles disparaissent, seul demeure celui qui a les qualités pour survivre.

La prétendue critique du néolibéralisme se retourne ainsi en légitimation : le film propose un monde où la valeur d’un individu se mesure à sa capacité à triompher seul de l’adversité. Le collectif n’existe pas. Le social est dissout dans l’héroïsme singulier. La révolution elle-même est un décor, une arrière-scène, un bruit de fond. Ce qui compte : l’ascension de Ben, sa trajectoire, son salut familial. La politique devient un prétexte à l’épanouissement d’un individu exceptionnel. Le slogan du film : « Le changement n'est pas pour demain : c’est lui ».

La dernière contradiction apparaît alors clairement : Running Man ne cesse de dénoncer un système qu’il reproduit intégralement. Il critique le spectacle tout en faisant de la révolution un spectacle gelé. Il attaque la logique néolibérale tout en consacrant son héros comme figure ultime de l’entrepreneur de soi. Il prétend libérer la foule mais la montre incapable de se libérer. Il veut renverser les hiérarchies mais instaure sa propre aristocratie du mérite.

Finalement, le film n’invente aucune politique nouvelle : il recycle les vieux schèmes de la verticalité, du leader providentiel, de la foule toujours dangereuse, toujours instable. Il affirme vouloir rompre avec l’ordre ancien mais ramène tout à la logique du chef. La révolution n’a pas lieu – elle ne peut pas avoir lieu – parce que le film ne croit pas au peuple. Il ne croit qu’en Ben.

Ainsi, Running Man apparaît comme un film paradoxal, voire autoritaire malgré lui : il dénonce une tyrannie médiatique mais installe une tyrannie charismatique ; il prétend montrer la violence du système mais réactive la violence symbolique d’un héros qui concentre tout le pouvoir. Et quand le film se met sur « pause » au moment même où l’histoire devrait commencer, ce n’est pas seulement un choix esthétique : c’est un aveu. Celui d’un récit qui n’a jamais voulu affronter le politique, qui n’a jamais cru en la capacité de la multitude à écrire son propre futur.

Et c'est ainsi que l'omniscience toute patronale, qui fait la république des sachants, des mieux disants, n'a pas du tout disparu. Elle n'a fait que changer de main, pour passer entre celles de Ben. Prétendument anti-élitiste, Running Man est foncièrement élitiste. Si ce pouvoir dorénavant concentré entre les mains de Ben se transmute en révolution de masse télévisuelle, c'est d'emblée pour être canalisée par Edgar Wright, qui appuie sur le bouton « pause », pour embrayer plus tard sur un retour à la normale : Ben retrouve sa famille. Tout ça...pour ça, disait déjà un film de Claude Lelouch, soit non pas pour faire un anti-Marvel mais un surgeon de plus, Ben n'aspirant pas tant à renverser l'ordre des choses qu'à le retrouver.

Pour Edgar Wright, finalement, visconto-léopardien, il fallait bien que tout change pour que rien ne change : filmer le clou d’un spectacle qui n’aura jamais (eu véritablement) lieu, dans un film qui ne se résout pas à d’autre horloge que lui-même. Ce changement de main, du patron à Ben, montre combien ce changement superficiel est un outil pour maintenir l’ordre établi, un mécanisme subtil de continuité. Running Man voulait être sur le « promontoire extrême des siècles », comme l’écrivait Marinetti dans son Manifeste du futurisme. Il est démenti par son principe : fabriquer de l’unanimité. Toute hauteur, aussi Benie soit-elle, cache un mirador, une verticalité assassine du mouvement – cette foule – parce que tout y est dépossédé de présence, pour des individus qui, finalement, sont égarés dans un film qui n'aura jamais rien eu d'autre que la consistance d’un fantasme.

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