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Ansel Elgort et ses écouteurs dans Baby Driver
Rayon vert

Ce que racontent les oreillettes : « Baby Driver » et « Les Gardiens de la Galaxie»

Jérémy Quicke
Que peuvent donc nous apprendre les oreillettes du walkman de Peter Quill et de l'Ipod de Baby ? Analyse croisée de la musique des Gardiens de la Galaxie, réalisé par James Dunn en 2014, et de Baby Driver, réalisé par Edgar Wright en 2017.
Jérémy Quicke

Analyse de l'utilisation de la musique dans « Baby Driver » et « Les Gardiens de la Galaxie»

Le hasard du calendrier a fait sortir dans les salles, à quelques semaines d’intervalle, le second volet des Gardiens de la Galaxie et Baby Driver. La saga de James Gunn et le premier film d'Edgar Wright, réalisé après sa rencontre manquée avec Marvel autour d'Ant-Man, possèdent un curieux point commun. Ils présentent un personnage principal dont l’une des caractéristiques principales est d’écouter de la musique à travers des oreillettes pendant la majorité du film. Ceci implique l’utilisation de chansons déjà existantes de manière intradiégétique et, par extension, l’utilisation de références et de pop-culture. Alors, que nous apprennent le walkman de Peter Quill/Starlord et l’Ipod de Baby ?

Oreillettes et musique au cinéma

Le cinéma utilise la musique depuis longtemps, de manière à la fois extradiégétique et intradiégétique. Dans cette deuxième perspective, il intègre la musique à la narration via des personnages de chanteur ou de musicien, mais aussi via des objets comme la radio. Plus récemment, de nouveaux objets permettant d'écouter la musique sont apparus, notamment les walkmans et les IPod, avec leurs oreillettes. Comment le cinéma les a-t-il intégrés ? Deux aspects bien différents se détachent par rapport à cette question : la proximité et l'isolement. Ces deux facteurs se complètent généralement l'un l'autre. De prime abord, voir un personnage de fiction utiliser un objet quotidien comme le walkman, et écouter une chanson déjà existante et référencée, peut créer un sentiment de proximité et d'empathie entre ce personnage et le spectateur. Cette référence peut amener un sens du réel et ancrer un peu plus le personnage qui l'utilise dans notre monde. Les frères Coen, parmi d'autres, utilisent ce procédé pour quelques-uns de leurs personnages, du Dude (Jeff Birdges) couché sur son tapis les yeux fermés, désinvolte, dans The Big Lebowski au Chad (Brad Pitt) dansant de manière loufoque dans sa voiture, en costume et buvant son jus à la paille, dans Burn After Reading. Le walkman de Peter Quill dans Les Gardiens de la Galaxie s'inscrit dans cette même perspective.

En second lieu, les oreillettes, impliquant que la musique n'est entendue que par le seul personnage qui les porte, peuvent amener l'idée d'un certain isolement de ce même personnage, qui devient comme coupé du monde qui l'entoure. Pour rester chez les Coen, c'est le cas du jeune Dany (Aaron Wolf) qui, au lieu d'écouter son professeur à l'école hébraïque, préfère les chansons de Jefferson Airplane sur son Ipod. Les oreillettes participent ici à lui donner immédiatement un profil d'adolescent marginal. Ensuite, le cinéma a utilisé les écouteurs dans une situation dramatique devenue récurrente : celle du personnage qui ne comprend pas le danger autour de lui tant il est absorbé par la musique. Cette scène dramatique se retrouve par exemple dans Three Billboards outside Ebbing Missouri ; elle a aussi été parodié dans Mars Attack ou, pour rester dans l'univers Marvel, lors du caméo de Stan Lee dans le premier Amazing Spider-Man. Enfin, Il reste un dernier stéréotype découlant de la même idée : les deux amoureux qui se retrouvent isolés dans un monde surréel paradisiaque en partageant les oreillettes sur une même chanson. C'est le cas du caméo de Johnny Depp dans Ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants, et d'une scène du premier Gardiens de la Galaxie sur laquelle nous reviendrons. Si les cassettes de Peter Quill participent essentiellement du premier aspect de proximité, les Ipod de Baby racontent quelque chose de plus complexe, relevant simultanément de la proximité et de l'isolement. Observons plus en détail les récits des oreillettes dans chacun des films.

Les gardiens de la galaxie : Awesome Mix Vol.1 et 2

Dès sa première apparition, le héros des Gardiens de la galaxie, Peter Quill / Starlord (Chris Pratt), est iconisé via son walkman : nous le voyons danser au son de Come and get your love dans une caverne de l’espace. Cette apparente désinvolture est pourtant reliée à un événement tragique. En effet, le film s’ouvre sur le jeune Peter au chevet de sa mère mourante ; cette dernière lui offre un dernier cadeau avant de décéder, qui ne sera ouvert qu’à la fin du premier film : une cassette avec ses chansons préférées. Le walkman devient un fétiche pour le personnage, comme un dernier lien avec la Terre pour cet aventurier de l’espace. Durant la narration, cet objet apparaît à quelques reprises, sans pour autant réellement influencer le récit. Starlord fait demi-tour au moment de l’évasion de la prison de Kyln pour aller récupérer son trésor, mais rejoint directement ses comparses et cela n’impacte pas leur évasion. De même, Peter l’utilise dans une scène de flirt avec Gamora, lui passant les écouteurs sur les oreilles, mais la romance ne sera plus mentionnée dans ce premier volet.

Chris Pratt et Zoe Saldana s'embrassent en musique

Le deuxième volet reste dans cette lignée : Starlord est toujours accompagné du walkman et de ses cassettes « Awesome Mix », sans que cela ne fasse directement évoluer le récit, jusqu’à ce que l’objet soit détruit par Ego, son père biologique (Kurt Russel). Cette perte symbolise pour Quill un besoin de dépasser son passé. Cependant,  l’objet est vite remplacé au final par un nouveau fétiche, le même que celui de Baby : un lecteur mp3 qui peut contenir, à la grande surprise du héros, « plus de 300 chansons ». Le walkman, dans les deux volets des Gardiens de la Galaxie, apparaît donc comme un objet symbolique indissociable du personnage principal, mais sans influencer le récit de manière décisive. Sans ce baladeur et ces écouteurs, tous les enjeux dramatiques seraient toujours compris de la même façon. Le rôle principal de cet objet est avant tout de faire entendre une bande-son référencée tout au long du film. Les références, voilà la question-clé. Toutes les musiques appartiennent au passé, et surtout aux décennies 1970-1980. Ceci s’accompagne d’autres références à cette même époque : Peter s’imaginait que son vrai père était David Hasselof, vole un Orb à la manière d’Indiana Jones, se transforme en Pac-Man ou cite Footlose. Cette fois encore, aucune de ces références n’impacte le récit ou l’évolution des personnages. Tout au plus, elles créent un certain décalage comique, en citant une chanson ou un film populaire au milieu d’une bataille où se joue l’avenir de la galaxie, voire en les détournant par des personnages extraterrestres qui ne les connaissent pas. Ainsi, juste après que les Gardiens aient vaincu Ego au péril de leur vie, les personnages de Yondu et Starlord tiennent ce dialogue :

- You look like Mary Poppins.
- Is he cool ?
- Hell yeah, he’s cool.
- I’m Mary Poppins y’all !

En résumé, les musiques et les références des Gardiens de la Galaxie ont une fonction de gag et de clin d’œil, et n’ont pas un effet direct sur la narration. Elles représentent assez bien la franchise Marvel, et bon nombre de productions hollywoodiennes actuelles, qui misent énormément sur la nostalgie de leur spectateur en leur promettant un retour au bon vieux temps, habituellement situé dans les années 80. Cette tendance a bien été analysée par l’émission BiTS, produite par Arte, dans son épisode « Culture Doudou »(1). Le walkman de Peter pourrait tout à fait être un exemple de ce doudou : un jouet sur lequel se transpose une nostalgie régressive qui risque d’enfermer dans le passé. L’intérêt des Gardiens de la Galaxie, au final, n’est pas dans les oreillettes et les références, mais se cache peut-être dans le personnage de Peter Quill/Starlord, confusément super-héros et reflet du spectateur cible.

Baby Driver : He's a looney, just like his tunes

Ansel Elgort avec ses écouteurs dans Baby Driver
Baby et ses écouteurs.

Baby (Ansel Elgort) partage avec Peter l’origine traumatique de son attachement à l’Ipod : la mort de ses parents. Suite à un accident de voiture, ils décèdent tandis que le jeune Baby, qui était sur la banquette arrière, souffre depuis lors d’acouphènes : avoir de la musique dans ses oreilles devient son seul moyen pour soulager cette douleur. D’emblée, Baby apparaît donc comme un personnage névrosé (bien plus que Peter Quill), pour ne pas dire autiste : lunettes noires, quasiment muet, toujours isolé dans sa musique, comme s’il était toujours dans une autre réalité. Il ne répond pas aux questions, et semble n’avoir de vraies interactions qu’avec son tuteur sourd-muet, avec qui il communique en… langage des signes. La différence majeure entre le film d’Edgar Wright et le Marvel se trouve dans l’évolution des deux personnages : Baby va connaitre une véritable initiation, et apprendre à dépasser le stade régressif du doudou pour aller de l’avant. Dans cette perspective, l’Ipod et les oreillettes, tout comme les références globales du film, vont également raconter cette évolution. Dans la première partie du film, l’Ipod isole Baby : dans la voiture ou dans le repère de Doc, il semble ne pas se trouver dans le même monde que les autres personnages. La première scène du « Bo’s Diner » commence avec la même configuration, jusqu’à l’apparition du personnage de Debora (Lily James). La conversation est maladroite, Baby n’arrive pas à formuler des phrases entières, et c’est leur intérêt commun pour la musique (univers référentiel du héros) qui permet une première communication. Baby ne fait que reproduire un titre de chanson (you are so beautiful) avant de prendre une première initiative : il lui demande ce qu’elle chantonnait en entrant. La scène suivante le montre acheter le CD, l’écouter et danser en l'écoutant : une petite ouverture au monde extérieur, tout en restant dans son isolement.

La communication deviendra plus naturelle lors de la rencontre suivante, grâce aux oreillettes, à l’Ipod et au petit magnétophone de Baby : Deborah l’utilise pour chantonner « Debra » (de Beck), et lorsque Baby lui parle d’une autre chanson avec son prénom, elle lui tend le même objet : il chantonne « Debora » (de T. Rex). Les références servent de brise-glace, et révèlent leur vision du monde : ils parlent de ces musiques comme si elles parlaient littéralement d’eux (every damn song is about you, dit-elle à Baby). À la manière de deux Don Quichotte, ils ne différencient pas la réalité et les chansons. Ensuite, lors de la scène du lavomatique, ils échangent enfin naturellement, en partageant les oreillettes de l’Ipod, au son des chansons précitées. Comme si la musique était la condition sine qua non pour parler réellement, ils s’ouvrent l’un à l’autre, évoquent leur passé comme leurs projets. La communication avec Deborah s’accomplit lors de la scène du restaurant ; cette fois, nul besoin de dialogues : ils se comprennent  sans un mot, et sans oreillettes,  au rythme de la chanson Baby Let me Take You (In My Arms).

Ansel Elgort et Lily James écoutent de la musique dans Baby Driver

Cette initiation passe également par les références globales : Baby s’exprime au départ uniquement par citations, qu’il s’agisse de paroles de chanson ou de phrases entendues ailleurs. Il rappelle un personnage d’un autre réalisateur chez qui les références sont essentielles, l’extraterrestre Wak dans Explorers de Joe Dante. Lorsque Baby invite Deborah au Bacchanalia, il répète mot pour mot une phrase de Buddy, l’un des braqueurs. Une scène est particulièrement intéressante dans la comparaison avec les Gardiens de la Galaxie. Baby regarde, en zappant, plusieurs programmes télévisés, chacun étant référencé. Chacun, tout au long du film, sera répété par le personnage, et deviendra ainsi une source de dialogue et d’interaction. Il y a bien sûr le « You and I are a team. I value nothing more than our friendship. » de Monsters Inc., répété deux fois face à Doc., le « How is that working out for you ? » utilisé face au braqueur J.D., ou encore le « They grow up so freakin’ fast » réemployé à la banque pour sauver une situation de communication difficile. Contrairement au film Marvel, ces références existent également pour faire avancer la narration, et pour raconter quelque chose en elles-mêmes : l’histoire d’un personnage isolé qui s’ouvre au monde grâce à elles, pour ensuite les dépasser.

Ce dépassement a lieu dans la dernière partie du film. Baby, après avoir trouvé un premier épanouissement avec Deborah, affronte le monde extérieur dans son ensemble, symbolisé par les braqueurs. Après avoir tenté de fuir, il accepte de rouler pour le prochain braquage, mais prendra une initiative décisive, celle de foncer dans un camion pour tuer Bats (Jamie Foxx). C’est la voiture qui raconte ici ce changement : jusque-là, Baby conduisait de façon virtuose, mais en suivant un itinéraire décidé par son chef. Cette émancipation de l’autorité se traduit alors par une sortie de la route habituelle(2). Il lui faut ensuite sortir de la voiture, symbole du passé, pour fuir à pied. Quelques minutes plus tard, il perdra son Ipod, détruit par Buddy. Dépasser le stade du doudou signifie affronter la douleur de l’acouphène, et courir sans musique. Ces mêmes événements sont réitérés dans le duel final contre Buddy, qui apparaît comme un double maléfique, comme le criminel que Baby aurait pu devenir (braqueur, amoureux romantique, chauffeur, et même chanson préférée : le Brighton Rock de Queen). Le duel des deux voitures devient un duel d’hommes, Buddy meurt et Baby finit à terre, inconscient, les oreilles sur le point d’exploser. Au réveil, il est dans une voiture avec de la musique. Cette fois, il ne conduit pas : Deborah est au volant. Il n’a ni oreillettes ni Ipod-doudou qui isole : la chanson vient du lecteur de la voiture, ils sont deux à l’écouter ensemble. Il ne doit pas fuir le passé : ils écoutent la chanson Easy like Sunday Morning, reprise par sa mère. Le passé et les chansons référencées n’enferment pas, elles font avancer.

Musique et nostalgie active

Les Gardiens de la galaxie et Baby Driver sont deux films pleins de références, musicales ou cinématographiques. À partir de ces différentes oreillettes, les films prennent deux directions bien différentes. Là où le film Marvel se contente de clins d’œil et de nostalgie, la dernière production d’Edgar Wright les utilise pour tenter d’en retirer quelque chose de nouveau, fidèle à son goût du mash-up. Les références font partie intégrante du scénario, et font avancer le récit tout comme la caractérisation des personnages. Surtout, les références de Baby Driver racontent, en filigrane, une histoire à propos de leur propre statut : comment elles peuvent enfermer un individu, et en même temps lui permettre d’avancer dans une autre direction, comment la nostalgie et la référence peut devenir active et progressive. Laissons conclure Baby et Deborah : I want us to head west on 20 in a car we can’t afford, with a plan we dont have, keep driving and never stop.

Notes[+]