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Un personnage du film Rêve.
Rayon vert

« Rêve » de Omar Belkacemi : Sauve qui peut l’Algérie

David Fonseca
Omar Belkacemi est d'une espèce rare, un berger qui, depuis l'Algérie, tente des images sur les « cailloux » qui entrave DjaZayer, ce si grand pays. Des cailloux contre lesquels seule la somme des rêves des individus peuvent entrer en résistance. Contre la matérialité de la bêtise des hommes, la contestation de l'air des songes. Un combat inégal ? Rêve est une affaire de regard plutôt pour nous parler de quel bois nous sommes faits, ici comme là-bas, qui font notre métier de vivre.
David Fonseca


« Tant de pluie tout à coup sur nos fronts Sur nos champs, nos maisons Un déluge ici l'orage en cette saison Quelle en est la raison ? Est-ce pour noyer tous nos parjures ? Ou laver nos blessures ? Est-ce pour des moissons, des terreaux plus fertiles ? Est-ce pour les détruire ? Pourquoi cette pluie, pourquoi ? Est-ce un message, est-ce un cri du ciel ? J'ai froid, mon pays, j'ai froid As-tu perdu les rayons de ton soleil ? Pourquoi cette pluie, pourquoi ? Est-ce un bienfait, est-ce pour nous punir ? J'ai froid, mon pays, j'ai froid Faut-il le fêter ou bien le maudire ? »
(Idir, Pourquoi cette pluie)


« Rêve » (Argu), un film de Omar Belkacemi (2021)

Comment parler d’un film, avec des mots, qui ressemble tellement au refus, à l’absence ? Comment faire voir avec l'absence un film qui se ramasse dans les silences qu’il se donne ? Comment dire dans le silence ? La parole, ne serait-ce que pour invoquer l'injonction du silence, est toujours en excès. Alors, comment nous maintenir, par les mots, devant cette espèce de silence, et presque de rien, pour un cinéaste qui confiait à Samir Ardjoum, dans un beau portrait qui par sa mise en scène préfigurait le film à venir, que le cinéma ne pouvait advenir que dans l’observation des silences, qui ne détestait rien d’autre que les parleurs ? Omar Belkacemi est de cette pente : si totalement franche que soit sa pensée qu’elle en est sans fard, qu’elle préfère le silence. Alors, que faire ? En trouvant peut-être le langage qui traduise avec une force souveraine la persistance d’une possibilité dans l’impossible, c’est-à-dire, malgré tout, continuer à parler contre le vide, ne pas se taire, ne pas laisser ainsi filer Rêve (Argu), le film d’Omar Belkacemi, comme chose perdue, vaine, morte : nous nous décourageons trop vite. Il faudrait donc essayer de trouver le mot qui parle le silence des autres mots. Et s'il est impossible de faire imploser le mot, il faudrait peut-être s’en remettre à Nietzsche, si important dans le film, pour le faire exploser, dont le style a fait son art détonateur. C'est en se faisant artiste que Nietzsche parvient à cette absence tant prisée, laquelle ne réclamera plus du mot l'épurement, mais bien son contraire, le foisonnement. Vu l'impossibilité d'étouffer la voix du mot, Nietzsche la fera plutôt chanter comme chante Koukou, l’un des personnages centraux dans le film, cherchant ainsi l'absence dans la surabondance de la poésie, du lyrisme, qui sont aussi les compagnons d’Omar Belkacemi. La stratégie sera donc bien celle de la proximité des extrêmes qui aboutit à l'absence par excès de présence des mots pour parler du film. Lorsqu'ils reflètent dans ce miroir aux yeux innombrables, les mots ne s'agencent plus dans la construction d'un sens, mais se révoquent les uns les autres dans une danse sans reste, comme dansent, malgré tout, malgré tout ce qui leur arrive, les personnages de Rêve.

Nous ne possédons jamais rien d’autre que nos silences : parler, c’est toujours se faire exproprier de sa parole. Alors nous n’aurons sans doute pas le front de combler l’énigme du film, car il s’agit toujours d’investir les limites, comme on marche à côté du silence pour le troubler. Mais nous devons croire à l’urgence de ce chemin pour gagner sur l’effondrement car ce n'est que depuis le langage qu'il est possible d'en sortir. Pour paraphraser Maurice Blanchot, curieusement et paradoxalement, garder le silence, c'est ce que à notre insu nous voudrons, agissant/parlant pourtant du film.

Alors quoi ? Alors, un jour, tout le monde mourra. Cela se produira, un jour, comme pour chacun. À quelle heure ? Chacun l’ignore puisque la fin nous mange avant que nous ayons pu la dire. Mais Omar Belkacemi laisse au chaos la possibilité d'éblouir et de germer sans mémoire. Car dans l'attente, il y en a qui vivent, là-bas, pas si loin, en Algérie, qui ont des rêves, qu'Omar Belkacemi filme, avant qu'ils s’éclipsent tout à fait. Il lui fallait donc partir à la recherche d'une formule magique – empreinte de ce qui reste, volume de ce qui manque – qui lui permettrait d'éterniser le temps perdu. Le temps qui ne sera plus. Les rêves disparus. Espérant que pèle la vérité des uns comme de l'Algérie sous leur peau. Libérer les rêves des prisons que d'autres, les autorités du village, le chikh, l’imam, les pères, ont construit chaque jour depuis si longtemps. Laisser une empreinte, voilà le projet, même s’il faudrait parfois n'avoir plus de mémoire, et, chaque matin, s'éveiller sans souvenirs, jeune comme une feuille verte. Mais un jour, il faut bien se plafonner son histoire. Omar Belkacemi s’en charge.

Mais comment dire ? Témoigner est toujours un mouvement vers l’absence. Ce que le témoignage dit de dos est perdu. Ce que dit sa face n’est pas divulgué. En poussière tombe ses mots, rencontrant l’aride. Tourment du témoignage qui ne peut ni parler ni se taire. Dire ? Vraiment dire l’Algérie ? Mais que peut dire la cendre exilée de son feu ? L’issue, la seule : le cinéma advient quand les yeux ne peuvent plus voir. Le cinéma est fait pour regarder en face ce que l'on ne peut pas regarder avec les yeux comme la mort et le soleil, ce soleil qui a fini par s’épuiser dans Rêve. Quand il est impossible de dire, tout commence. Il faut alors inventer une parole pour dire l'impossible. Filmer, c'est voir ce qui manque. Même si un récit sera toujours hanté par ce qui ne s'y trouve pas.

Cependant, filmer, pour Omar Belkacemi, ne restituera sans doute jamais la variété infinie de la vie de ses si nombreux pays, l’Algérie, la Kabylie. Aucun film ne remplacera davantage un corps, celui de ce pendu dans Rêve, un de plus, qui rejoindra les suicidés d'Harragas (Merzak Allouache), d’Inland (Tarik Teguia), des Terrasses (Merzak Allouache), de La Dernière Reine (Adila Bendimerad et Damien Onouri), dans ce pays où pour tenir debout, il faut parfois s'encorder. Dans Rêve, chaque plan acquiert dès lors sa dimension d'énigme par la somme en lui des sensations chiffrées (tel paysage, tel visage, tel instant). Les images mentent aussi à force de dire la vérité 24 fois par seconde. Mais, ce faisant, elles arrachent le passé comme le présent à son immobilité morte. L'histoire s'y transforme en un éboulis vertigineux le long duquel le personnage centralement décalé du film, Koukou, dévalera en fin de film. Tout s'y met à suivre un cours propre, qui n'était pas celui, hasardeux, réversible, immotivé de la vie, mais le développement calculable d'un film où chaque scène, chaque rêve, porte en lui la promesse de la fin.

Le film ne fait sans doute pas revivre. Le film est une mise à mort. Ce qui est vivant, il le détruit. Mais, dans le même temps, doit exister un chemin à l'envers par lequel la mort se niera elle-même. Et si finalement Omar Belkacemi ne pourra pas s'abriter de la fiction honteuse de croire que filmer puisse adoucir quoi que ce soit de l'horreur passée ou à venir, reste à se laisser aller dans le narcotique de ses images. Passer dans le camp des images. « Faire des haltères avec sa tristesse », disait Jules Renard. Parce que la situation est malheureuse dans Rêve, quand des villageois, notables d'un jour qui se prennent pour les rois de toujours, hautement responsables de la responsabilité des autres, sûrs de leur bon droit de savoir ce qui est bon pour chacun, ces autorités qui ont la haine du peuple, décident d'enfermer le personnage le plus raisonnable du village : un fou, Koukou. Sa folie ? Être sans mesure ni pourquoi. Hors-norme, désaffilié, c'est-à-dire tout simplement libre. Koukou est le personnage réveil du film : délié de toute forme d'allégeance, à l'égard de toutes les filiations, familialo-paternelle, religieuse, terrienne, sauf à être « attaché à son village comme à son tourment » (Viviane Candas). Libre, aussi libre que se voudrait, aujourd’hui, la Kabylie.

C’est donc l’histoire de Koukou que nous raconte Omar Belkacemi, ce faiseur d’histoire, lui qui est dans l’ignorance de ce qu’il fait quand il tourne avec sa caméra, qui n’a jamais dit qu’il faisait du cinéma, comme il le répondra à Samir Ardjoum ; qui raconte l’histoire d’un individu autant que d’un peuple, la Kabylie. Car Koukou n’est pas n’importe quel prénom. C’est le prénom d’un ancien royaume que personnifie Koukou, dont il ne reste plus aujourd’hui pour seul territoire qu’une contrée montagneuse, qui est celle d’Omar Belkacemi. Koukou, depuis sa « folie », conte l’histoire de ce territoire qui n’est pas une région, que les Kabyles appellent « tamurt » : un pays, autant dire une lutte pour un peuple de plus de 12 millions de personnes sur un territoire de quelque 40.000 km², que le M.A.K. incarne, dont l’acronyme s’affichera en fin de film. Une entité politique problématique, qui se présente comme étant « non-violente », souvent appariée à l'extrême-droite identitaire(1), ayant fait de la question de l’autodétermination de la Kabylie son projet, qualifiée aujourd’hui de groupe terroriste par le gouvernement algérien, dont le leader, Ferhat Mehenni, vit aujourd’hui en exil en France.

Une femme dans Rêve
© Les films des deux rives

Rêve, de ce point de vue historique, est sans doute un film à regarder en miroir de La Dernière Reine, d’Adila Bendimerad et Damien Onouri. Tout comme celui-ci se passait en 1516, le hors-champ historique de Rêve nous y renvoie. Le royaume de Koukou est en effet un royaume berbère de l'époque moderne qui régna sur une grande partie de la grande Kabylie, fondé par Sidi Ahmed (ou El Khadi, Ahmed Belkadi), vers 1515.

Voilà le point où les frères Barberousse, filmés par Adila Bendimerad et Damien Onouri dans La Dernière Reine, rencontrent le Koukou de Rêve. Les Barberousse, qui sont devenus souverains à Alger et possèdent la ville de Jijel, comptent s'implanter au Maghreb central. Arudj Barberousse est alors lié d'une profonde amitié avec Ahmed Belkadi avec lequel il mène des campagnes contre les places tenues par les Espagnols. Ahmed Belkadi dispose alors d’un vaste territoire, qui s’étendra à la mort d’Arudj, pour avoir aussi mené une bataille contre l’un des autres frères Barberousse, Kheirredine, à la bataille des Issers. À son apogée, l'autorité du royaume s'étend des montagnes de l'Atlas à Alger. De 1520 à 1527, le royaume de Koukou contrôle Alger et exerce une influence sur une bonne partie du nord de l'Algérie. Cette période a marqué la toponymie d'Alger où une montagne s'appelle Djebel Koukou, que filme sans doute Omar Belkacemi dans Rêve, celle où Koukou et son frère aîné, personnages zarathoustriens, trouvent à se réfugier pour vivre libre. Mais Kheirredine Barberousse reprendra progressivement le terrain perdu et le royaume de Koukou se restreindra alors à un domaine montagneux correspondant à l'actuelle Grande Kabylie.

Si en Algérie, l’histoire officielle réduit les rois de Koukou à une « légende », comment, non pas retrouver ce royaume perdu, mais le garder en soi comme un point irréductible pour Koukou, qui devient autant une question collective qu’individuelle dans Rêve ? Puisqu’aucun établissement, aucun édifice public n’est dédié à leur histoire et à leur résistance, Omar Belkacemi s’en remettra à la poésie pour le dire. Non pas tant à ce poème de l'Australien Kenneth Slessor sur le roi de Koukou, mais à la poésie nietzchéenne, un programme fixé d’emblée par Mahmoud, professeur de philosophie, frère aîné de Koukou, dont le tableau laisse inscrit cette citation, comme une manière de frontispice : « Il n’y a pas de phénomènes moraux, il n’y a que des interprétations morales des phénomènes ». Ce royaume perdu qu’il s’agira de quêter est celui de la liberté, au sens de l’autonomie à gagner pour sortir de l’état de minorité : devenir un véritable individu et non plus un objet, réifié, croulant sous toutes les formes d’allégeances. Un programme nietzschéen pour un homme qui l’est hautement, Omar Belkacemi, « le seul berger en Algérie qui fait du cinéma » commentait encore Samir Ardjoum, gardien de ces troupeaux dont il fallait briser les valeurs d’après Nietzsche, ces hommes qu’il faudrait débarrasser de leur laine, les démoutoner selon Omar Belkacemi.

Rêve met alors en scène depuis une montagne l’enseignement de Zarathoustra, après la proclamation de la mort de Dieu chez Nietzsche, soit trois attitudes possibles afin de se délier tout à fait, devenir enfin ce « surhomme » dont parle le philosophe. Mais comment faire, donc, dans ce drôle de pays qu’est l’Algérie ? Ce pays débarrassé de son soleil dans Rêve ? Ce pays du Sud qui aurait perdu le nord ? Ce pays qui ne voudrait plus de ses rêves ? Ce pays qui se serait embrumé, ce voile qui recouvre toutes choses dans le film ?

Un drôle de pays saisi par de longs plans fixes, dont l’un d’eux ouvre Rêve. C’est qu’il ne peut pas y avoir de travelling dans un pays qui ne tourne pas rond. Omar Belkacemi serait-il alors un cinéaste contemplatif ? Serait-ce des cartes postales qu’il nous envoie de son pays ? Des rêveries sous forme de nouvelles, plutôt, qu'il poétise comme Artaud ses cris. Omar Belkacemi ne fabrique pas tant des plans contemplatifs qu’immobiles pour une société arrêtée, mise à l’arrêt, une société en état d'arrestation permanent : ces hommes, ces femmes, filmés assis, alignés, sans mots dire, comme autant de condamnés. Une société de gisants, mis à demeure, un « cimetière » dira Mahmoud. Alors Argu ! Rêve ! Rêve Argu ! Rêve mon rêve avant qu'ils te crèvent.

Koukou, en son royaume perdu, est un roi nu diverti, le fou du village. Il s’agit d’autant plus pour les autorités des lieux de l’enfermer qu’il ne présente aucun signe visible de trouble d’ordre psychiatrique, dira un médecin, si ce n’est d’avoir le TOC de la liberté. Une maladie qui doit être d’autant plus combattue qu’elle est compulsive à mesure de son invisibilité. Voici donc l'histoire de cette pierre qui roule aux allures de montagne qui voudrait prendre racine, d'une pierre se rêvant racine, et qui, expulsée de son imaginaire, sortant du plan par le bas, voudrait reprendre possession des lieux par effraction, en y rentrant par où elle était sortie : l'histoire d'une pierre qui s'appelle aussi la Kabylie, l'autre nom de la folie en Algérie.

Mais la folie, ce n’est pas Koukou qui la médiatise. La folie, c’est le chaos et le nihilisme qui règnent à la surface de la terre algérienne. Pour les surmonter, Omar Belkacemi présente un certain nombre de personnages qui, dans leur succession, sont censés mener jusqu’à l’avènement du « surhomme » dont Nietzsche parle dans son Zarathoustra. Or, de fait, la figure destinée, chez Nietzsche, à éprouver et affronter le chaos, le vide, et mieux encore à les amener au « plein midi », est l’enfant, que symbolise Koukou dans le film, l’Idiot de Dostoïevski, un homme parfait dans un monde qui ne saurait l’accepter. On trouve en effet chez Nietzsche une royauté et une souveraineté de l’enfant, qui, précisément est le seul à pouvoir surmonter le chaos et son nihilisme.

L’enfant nietzschéen, Koukou pour Omar Belkacemi, vient à ce titre clore, dans Zarathoustra, une succession de figures qui chacune représente un certain type d’attitude face au nihilisme : l’enfant donc, mais aussi le chameau et le lion. Cette tripartition du Zarathoustra est à la fois une sociologie politique, une anthropologie et une théorie de la connaissance : elle reprend la distinction de la cité platonicienne entre les artisans (= chameau), les gardiens (= lion) et le philosophe-roi (= enfant), mais elle rappelle aussi la succession spinoziste des degrés de connaissance(2), à cette différence près, au demeurant loin d’être négligeable, qu’il s’agit pour Nietzsche d’accéder non pas à la connaissance claire et distincte de la totalité, mais au contraire à la connaissance lucide de l’impossibilité de cette totalité et de l’état d’impuissance qui découle de cette impossibilité. Omar Belkacemi illustre dans son film chacune de ces attitudes possibles.

Le chameau ouvre Rêve : un homme et une femme, les parents de Koukou, Mahmoud et de leur sœur Jura, traversent le plan, l’homme derrière sa femme qui, elle, porte la charge du chameau. Elle est l’artisane de Platon, femme au champ qui porte fagot, comme tant d’autres femmes dans le film. Cette femme, mère aimante pour son fils Koukou, n’en représente pas moins pour Nietzsche le degré zéro du nihilisme et de l’attitude de l’homme à son égard. Le chameau supporte le chaos sans le surmonter. Il se soumet à l’état de fait qu’impose le chaos, au chaos comme état de fait (ainsi du personnage de Samia, qui aime sans doute Mahmoud, qui se mariera avec un autre). Le chameau, comme cette femme pourtant si forte qui porte à bout de bras sa famille, vit donc le nihilisme passivement. La mère de Koukou, mère courage, est la métaphore de la passivité : femme-fagot, femme-fardeau.

La deuxième attitude pour surmonter le chaos et le nihilisme est, notamment, celle du frère de Koukou dans Rêve (mais aussi le personnage d’Hakima,très lié à Mahmoud, qui revient d’Alger, pour « fonder une association afin de changer les mentalités »). Mahmoud est le lion de Nietzsche. Il représente quant à lui la première tentative de surmonter véritablement le chaos, une tentative marquée par sa volonté, qui s’affirme par un « je veux ». Ainsi, lui seul prend en charge la défense de son frère face aux autorités du village. Le chaos est vu ici comme une tabula rasa où Mahmoud, qui figure l’homme supérieur, malgré son envie d’exil, se sent capable d’imposer sa perspective en instaurant de nouvelles valeurs et de nouvelles formations de souveraineté : « J'ai besoin de ma montagne et de ses 1300 mètres pour voir le monde d'en haut ». Ainsi défiera-t-il l’autorité de l’imam, Mahmoud qui devrait être parmi les fidèles à son âge, qui répond : « Qu'est-ce que ça peut te foutre ? Laisse Dieu s'occuper de moi », comme il bravera celles des hommes du village, têtes baissées contre son regard décidé. On passe dans Rêve du nihilisme passif au nihilisme actif. Mahmoud, quoique meurtri, est la figure révolutionnaire du film. Il écoute un extrait de La Morale Anarchiste de Kropotkine à la radio, comme s’il s’agissait de son frère Koukou, qui le prépare à sa véritable mission : « L'esprit de l'enfant est faible, il est si facile de le soumettre par la terreur. Ils le rendent craintifs en lui parlant de l'enfer. Ils font miroiter devant lui les souffrances de l'âme damnée... »

Quand la suite du texte est coupée par Mahmoud, son hors-champ devient essentiel pour saisir ce que doit encore accomplir Mahmoud : « Ils font miroiter devant lui les souffrances de l’âme damnée, la vengeance d’un dieu implacable. Un moment après, ils lui parleront des horreurs de la Révolution, ils exploiteront un excès des révolutionnaires pour faire de l’enfant ‘‘un ami de l’ordre’’. Le religieux l’habituera à l’idée de loi pour le faire mieux obéir à ce qu’il appellera la loi divine, et l’avocat lui parlera de loi divine pour le faire mieux obéir à la loi du code. Et la pensée de la génération suivante prendra ce pli religieux, ce pli autoritaire et servile en même temps — autorité et servilisme marchent toujours la main dans la main — cette habitude de soumission que nous ne connaissons que trop chez nos contemporains.

Mais l’ennemi invétéré de la pensée — le gouvernant, l’homme de loi, le religieux — se relèvent bientôt de la défaite. Ils rassemblent peu à peu leurs forces disséminées ; ils rajeunissent leur foi et leurs codes en les adaptant à quelques besoins nouveaux. Et profitant de ce servilisme du caractère et de la pensée qu’ils avaient si bien cultivé eux-mêmes, profitant de la désorganisation momentanée de la société, exploitant le besoin de repos des uns, la soif de s’enrichir des autres, les espérances trompées des troisièmes — surtout les espérances trompées — ils se remettent doucement à leur œuvre en s’emparant d’abord de l’enfance par l’éducation ». S’il est peut-être déjà trop tard pour Mahmoud, dont la lucidité, comme disait Cioran, est une plaie à l’âme, il doit encore veiller à déséduquer Koukou. Si Mahmoud n’ignore pas que « ce qui nuit à la santé, c'est ce monde qui fait fuir tes rêves l'un après l'autre sous tes yeux. (...) », qu’il « espère disparaître avant (s)es rêves », qu’il se demande s’il doit encore « rester prisonnier de (s)es rêves ? », « croire aux lendemains avec ce corps calciné, blessé et avec ses douleurs sans fin ? », il n’en a pas moins coupé le son de la radio : il sait qu’il lui faut encore se lever, malgré tout. Mustapha, son confident, le lui rappellera quand Mahmoud faiblira : « Tu dois sauver frère. Ces morts ne veulent pas des vivants. » Alors il fera chanter son Koukou, danser, le désentravera des pesanteurs du moi comme du régime des allégeances. Il lui apprendra à aimer son « corps » qui « brûle ». Depuis le haut de la montagne, en compagnie de Koukou, il en fera le serment : « Je jure au nom de toutes ces rencontres, de tous ces films, de tout ce que la poésie a donné, d'aimer ce corps brûlant ». Et les deux frères, dos à dos, d’ouvrir leurs ailes, faire comme l’oiseau, danser autour du feu, cet oiseau de feu qu’il s’agissait déjà de capturer par les autorités dans le ballet de Stravinski.

Toutefois, l’activité de Mahmoud ne met pas fin au nihilisme, mais au contraire ne fait qu’en accentuer la prise dans Rêve : plus il s’oppose, plus il renforce ses adversaires, d’autant plus convaincus du bien-fondé de leurs valeurs que Mahmoud les conteste. Et c’est en quoi le lion Mahmoud ne saurait être le dernier mot d’Omar Belkacemi tout comme pour le Zarathoustra de Nietzsche. Or, de même que le lion surmonte le chameau, de même l’enfant surmonte le lion chez Nietzsche tout comme Koukou surmonte Mahmoud. Comme le rappelle Gilles Deleuze : « Le destructeur de toutes les valeurs connues, le lion au non sacré prépare sa dernière métamorphose : il devient enfant. Et les mains plongées dans la toison du lion, Zarathoustra sent que les enfants sont proches ou que le surhomme arrive »(3).

Précisément, l’enfant n’est ni actif ni passif. En tant que tel, il s’affranchit de la dialectique du maître et de l’esclave qui rend indiscernables lions et chameaux. Il assume l’impuissance du chameau sans chercher à mobiliser et à configurer le monde, mais sans accepter non plus de s’y soumettre. Ici se joue l’innocence de Koukou, affirmé dans chacun de ses gestes comme de ses choix – l’amour qu’il porte à sa sœur, cette vieille femme qu’il aide à porter son fagot en prenant l’âne d’un homme sans son autorisation préalable, l’oiseau qu’il libère de sa cage. Koukou est dans le refus à la fois de la soumission et de la domination, selon une logique radicale de l’exclusion des deux termes et non pas selon la logique de leur synthèse. Ni soumission ni domination, ce que Ersnt Jünger appelle « l’anarque », c’est-à-dire le pouvoir de celui qui n’a pas de pouvoir, et qui accepte pleinement de ne pas en avoir, la souveraineté de celui qui a surmonté la perte de tout règne(4). Si Koukou, en fin de film, se laisse emmener sans rechigner par son frère loin du village pour aller vers Alger, il n’ignore pas que la ville est encore une prison, et chacun de le voir courir le long d’un mur surmonté d’un fil barbelé, graffité de l’acronyme du M.A.K.

Lues avec les yeux de l’enfance, les notions fondamentales, notamment, de « Volonté de Puissance », ou de « Surhomme » changent alors totalement de sens, et plus encore la notion d’innocence, que montre si bien Omar Belkacemi. Elle ne définit plus le mouvement de l’Être qui se dispense sans but ni raison au risque d’une certaine perversité, mais simplement, en un sens plus étymologique, in-nocere, le pouvoir de ce qui ne nuit pas. La constitution de la puissance chez Nietzsche ne dépend donc pas finalement de son accumulation et de son intensification, mais de sa justesse : la justice est la justesse de la puissance. Il s’agit pour Nietzsche de surmonter le nihilisme de la domination, de la destruction et de l’épuisement, en pensant les conditions d’une force susceptible de maintenir la paix et de conserver le monde dans son innocence. Ainsi définie, il apparaît précisément que cette puissance ne vise en rien la domination des autres hommes ou la transformation du monde. Elle est d’abord au service de l’indépendance de soi qui n’est rien d’autre, selon Nietzsche, qu’une forme de renoncement : exercer la puissance, pour Nietzsche, c’est toujours renoncer à l’exercer en totalité. Et Koukou de courir à rebours en toute fin de film, de la gauche vers la droite du cadre.

Koukou est la personnification de l’enfant nietzschéen. Il en porte le tee-shirt, comme un manifeste. Un tee-shirt noir, avec un imprimé mi-lune/mi-soleil. Un midi comme minuit, un minuit comme midi pour un pays qu’Omar Belkacemi, dans sa mise en scène, montre dans les brumes comme dans un clair-obscur : scène dans une chambre aux volets fermés entre Mahmoud et Samia ; clair-obscur encore de l’encadrement noir du tableau de la salle de classe de Mahmoud sur fond blanc, sa blouse blanche de professeur, sa mine noire ; clair-obscur dans le bureau du psychiatre où Mahmoud est venu chercher son frère ; clair-obscur de ce plan sur la lune, dont l'une des faces est éclairée par le soleil, après que mahmoud ait dit à sa mère qu'il repartait pour la ville avec Koukou, qu’il reviendrait la chercher avec Jura ; clair-obscur quand sa mère et sa sœur, en plan serré, attendent, immobiles, assises face à une béance, une maison trouée, un immense trou noir dans l’espoir de ne pas y disparaître tout à fait...

Personnage midi comme minuit, les rêveries de Koukou forment alors de paradoxales échappées. Elles sont une forme d’activité passive, ou plutôt, une contemplation active. Ainsi, lorsque les yeux fermés, qui ouvrent sur un plan noir de plusieurs secondes, Mahmoud raconte à son frère le rêve qu’il est en train de faire tout éveillé, lui disant qu’il rêve à une belle jeune femme, mais dont Koukou modifie toutefois la couleur des cheveux, il s’agit d’une recherche mais qui débute par un abandon, une recherche dont la condition liminaire est un abandon de soi. C’est l’art subversif d’asseoir la vigilance sur le laisser-aller, mélange d’inconscience et de conscience, qui menace toujours de s’évaporer ou de condenser une pensée, sorte d’état plasma de la conscience, quand Koukou n’est ni complètement gazeux ni complètement solide. Voilà donc sa folie douce que ne supporte pas les hommes du village, un entre-deux, un flou rendu à l’image pour apercevoir ce que le rêve autorise : les songes de l’homme libre, cette référence faite à Calderón. En cela la rêverie de Koukou désigne ce que Bachelard appelle l’homme total, celui qui est solaire et lunaire en même temps, midi comme minuit, donc, comme l’écrit Nietzsche, celui par qui la science emprunte le chemin des cœurs, qui ne sont jamais rectilignes mais en spirales (tous ces chemins en zigzag que font tous les personnages du film, à pied, en voiture, dans les montagnes). Midi comme minuit ? Midi, l’heure de l’ombre la plus courte de la journée, mais minuit aussi, toutes choses étant enchevêtrées dit Argu comme le philosophe, minuit qui est l’heure de la nuit où l’ombre de la lune est la plus courte. Si le jour est l’éclatante vérité auquel le film aspire à nous mener sur l'Algérie, la nuit devient dans Rêve tout ce que le jour nous dissimule, de toute l’obscurité que le jour nous masque, que le jour recouvre de sa lumière, la religion, la morale publique. La mère de Koukou le prophétisait déjà : Koukou est celui qui voit, comme le cinéaste, ce que tous les autres ne voient pas ou plus : « le seul moyen possible de faire du cinéma, c’est d’être sensible au silence », le seul « moment où on peut voir des choses (...) que les choses vraies se manifestent ».

Pourtant, la nuit n’est pas pour Omar Belkacemi le recouvrement du réel par l’obscurité et le jour comme dévoilement de la réalité. Il s’agit au contraire de se représenter l’obscurité sans en dissiper les ombres : à minuit aussi, il est possible de ne pas dissiper les ombres. Le leurre ? Croire précisément que la clarté absolue est possible, faire toute la lumière, au fond, sur l'Algérie, ce qui ne serait rien d’autre qu’un abus de conscience qu’Omar Belkacemi ne commet pas. Il préfère laisser courir Koukou, ne rien figer en fin de film car, dans ce pays du Sud qu’est l’Algérie, vu de France, cet Ouest-là, aussi, est encore à conquérir : l’amour, l’amour en fuite, l’amour en partage quand hommes et femmes sont séparés par de hauts murs (scène entre Mahmoud et Hakima), cette « force magique et invisible comme un rêve », disait Mahmoud, qu’« il faut (...) chercher et courir derrière pour donner un sens à ton existence. » Koukou, personnage en « colère », dont le corps « brûle » par amour ajoutera encore sa mère, fait alors de la combustion de ses pas son pays : le M.A.K., comme ceux qui l'ont entravé, graffité sur les murs qu'il longe en courant, semble être une prison de plus. Il se cartographie ainsi la vie comme seule issue favorable, dont son frère-lion avait déjà préparé la géographie : « Il faut toujours marcher, et n'essaie jamais d'arriver. Sinon après, il n'y a plus rien à attendre. On appelle ça la mort », pour un réalisateur qui s’efforce de mettre en récit des histoires « de traverse, de traversants », « pour voir où sont mes limites, mes doutes, les espoirs, les désillusions, explorer toutes ces frontières (…) avec la nature qui gère toutes ces transitions », que Samir Ardjoum filme en marchant. Car Omar Belkacemi est « toujours en mouvement, en train de marcher ». Il ne s’est jamais « arrêté ». Si Koukou ne « piétine » pas comme les autres, c’est que, malgré tout, il faut alors continuer d’avancer. Malgré tout : comme ces femmes, continuer à danser, qui fait la philosophie provisoirement universelle du film.

Alors, finalement, pourquoi continuer ? Koukou continue de vivre parce que tout simplement il n'y arrive pas. Il continue d'exister parce qu’il n’y parvient pas. S’il y arrivait, il s’arrêterait. Il serait arrivé. À destination. À bon port. Où chacun voudra, mais il serait arrivé. À quoi bon pousser plus loin, dès lors ? Comme celui qui dessine, qui écrit, qui filme, il continue parce qu'il n'y arrive pas. Il n'est pas encore arrivé. Il n'est pas parvenu au stade où il l'entendait. Alors il continue. Il « essaie », comme le confie Omar Belkacemi à Samir Ardjoum à propos de son « cinéma ». Il est « dans l’instant », « l’improvisation » de ses pas. Car s'il atteignait ce point qu'il recherche, il ne serait pas stupide. Il s'arrêterait. Immédiatement. Parce qu'il sait très bien qu'à continuer il ne pourrait plus que redescendre, ce que Mahmoud lui rappelait : ne pas aller jusqu’au sommet de la montagne, sauf à endurer la chute. Reste quoi ? À secouer la vie. Onduler. Courir, malgré tout. Car s’il arrivait, tout deviendrait lisse. Tout deviendrait mort dans ce tombeau où les hommes de ce village, croupissants, l’espèrent chaque jour un peu plus tandis qu’il les enterre à la force de sa foulée, s’en allant rejoindre Omar Belkacemi là-haut dans sa montagne ou sur quelque route où s’invente son chemin à la mesure de ses pas, avec le silence pour compagnon, la nature pour cadre, là où il se fait chaque jour son cinéma.

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