
Théorie organique : Interview d'Hélène Cattet et Bruno Forzani pour « Reflet dans un diamant mort »
Dans Reflet dans un diamant mort, Hélène Cattet et Bruno Forzani questionnent la figure du héros d'action à travers ses représentations passées et actuelles, par l'intermédiaire du sous-genre de l'Eurospy. Dans cet entretien, nous revenons avec eux sur leur méthode de travail, leurs obsessions d'auteurs et leur cinéphilie, en rapport avec ce film qui explore, encore plus que les précédents, la mise en abyme et le rapport au genre.
« Reflet dans un diamant mort », un film d'Hélène Cattet et Bruno Forzani (2025)
En 2017, nous rencontrions Hélène Cattet et Bruno Forzani pour leur troisième long-métrage, Laissez bronzer les cadavres. Dans cet entretien, nous évoquions notamment la sensorialité de leur cinéma, leur méthode et leurs thématiques, de l'onirisme à la représentation de la sexualité, en passant par la couleur et l'art contemporain. La sortie de Reflet dans un diamant mort était l'occasion de les revoir pour continuer à creuser ces questions et en aborder d'autres, surtout concernant un film qui pérennise le style des deux cinéastes tout en s'ouvrant à de nouveaux horizons et en abordant un nouveau sous-genre, l'Eurospy.
Reflet dans un diamant mort commence comme il pourrait finir, c’est-à-dire par la fin d’une mission d’agent secret. Vous jouez d’ailleurs avec ça en lançant une sorte de générique de fin dès le début. Après celui-ci, on passe de l’autre côté et on voit ce qui se passe après le « happy end ». Il y a donc l’idée d’aller voir derrière le film, après le film, de l’autre côté du miroir et de l’écran de cinéma, ce qui est d’ailleurs développé plus tard dans le déroulé de l'intrigue et des rebondissements. Est-ce que vous vouliez un peu synthétiser ce projet-là dans ces premières minutes de film ?
Bruno Forzani : C’est complètement ça, vous avez répondu à la question (rires). C’est exactement ce qu’on voulait faire, passer de l’autre côté du miroir, après le glamour.
Hélène Cattet : C’est effectivement une sorte de synthèse, et ça donne des clés sur ce qui va suivre.
Vous dites que vous avez construit Reflet dans un diamant mort d'une telle manière que chacun puisse l’interpréter différemment, qu’il y a donc plusieurs sens possibles au film, plusieurs manières de décoder ses images. Pourtant, après une seule vision, le film nous paraît assez limpide, les twists semblent assez clairs et la fin plutôt univoque. Est-ce que le fait de le voir plusieurs fois, ce que vous recommandez aussi, débloquerait des pistes et des sens cachés ?
Hélène Cattet : Je pense qu’il y a des gens qui captent directement le « truc », sans doute parce qu'ils ont une manière de penser semblable à la nôtre. Et dans ce cas-là, c’est effectivement limpide. Mais il y a aussi beaucoup de gens qui ont une autre manière de le voir, et c’est très bien aussi.
Bruno Forzani : Même si on comprend le mécanisme dès la première vision, comme on a développé plusieurs thématiques au sein du film, une ou deux visions supplémentaires permettent sans doute d’y voir plus en profondeur. Il y a effectivement ce concept global que vous avez vraisemblablement capté, mais une fois qu’on a dépassé cette compréhension, il y a différentes manières de voir et de comprendre les thématiques de Reflet dans un diamant mort. C’est comme pour Millenium Actress de Satoshi Kon, par exemple. Quand je l’ai vu pour la première fois, j’ai saisi le concept très vite mais j’ai aussi repéré les différentes couches qui se superposent. Ça parle à la fois de l’histoire du Japon, de l’histoire du cinéma, de celle du personnage principal, et il y a aussi un rapport à Dieu et à l’infini. Il y a tellement de choses dedans que c’est comme un vortex qui s’ouvre.
Dans l’interview que nous avions réalisée avec vous pour Laissez bronzer les cadavres, on parlait beaucoup de l’onirisme dans votre cinéma. Dans Reflet dans un diamant mort, il y a une mise en rapport entre le rêve, le cinéma, et aussi la folie. Le cinéma ne serait-il pas un peu ça, du moins comme il est décrit dans le film, un entre-deux du rêve et de la folie ?
Hélène Cattet : On a en tout cas remarqué souvent sur nos films qu’il y a un effacement des frontières entre le réel et le non-réel, qu’il s’agisse de la folie, du rêve ou de l’imaginaire. Et cet effacement de frontière entre le vrai et le faux est peut-être encore plus fort dans Reflet dans un diamant mort que dans les précédents.
Bruno Forzani : Personnellement, quand je vais au cinéma, j’ai l’impression de vivre un rêve éveillé. Le noir tombe et je me plonge immédiatement dans quelque chose qui n’existe pas, j’ai des sensations différentes et je voyage dans un autre monde que celui dans lequel je vis. Et c’est aussi une sorte de rêve collectif avec les autres spectateurs. C’est donc assez juste, ce rapprochement entre le cinéma et le rêve. Et ce qui est marrant, c’est que même quand on fabrique soi-même des films, et que l’on est très conscient que tout est faux, on arrive quand même à se projeter de manière aussi forte dans les mondes des autres. Pourtant, il ne devrait plus y avoir de mystère, parce qu’on connait tous les trucs, mais c’est toujours agréable de pouvoir replonger dedans pour éprouver ces sensations.
Dans Reflet dans un diamant mort, vous travaillez avec Fabio Testi, qui représente un peu la figure du héros, un acteur emblématique arrimé à un genre, à une période et à une géographie précise du cinéma. Est-ce que travailler à partir de cet acteur que vous avez sans doute vu dans beaucoup de films et qui représente tout un pan de ce type de cinéma d’exploitation, bis, était aussi une manière de pousser plus loin la mise en abyme, d’en faire dans le film-même cette figure d’acteur vieillissant qui se souvient de sa gloire passée, etc. ?
Bruno Forzani : Oui, clairement. Il y a eu une période de flottement dans le développement du film où on ne savait plus si on allait pouvoir le faire avec lui, et on ne savait pas quoi faire parce qu’il amenait vraiment tout ce dont on avait besoin.
Hélène Cattet : Il incarnait tellement de choses de ce cinéma-là que l’on ne voyait vraiment pas qui pouvait le remplacer.
Bruno Forzani : De ce cinéma, il ne reste plus beaucoup d’acteurs marquants. À part Fabio Testi, il y a encore Franco Nero et Luc Merenda, mais ils ne représentent pas non plus vraiment le même type de cinéma, ils ne racontent pas la même histoire. Et si on avait dû prendre un acteur français ou belge, ça n’aurait pas du tout été la même chose. Et même par rapport à l’approche qu’on avait pour le film, comme il a également tourné avec De Sica, avec Zulawski et même Chabrol, il nous permettait de faire le lien et de créer une alchimie entre deux types de cinéma, d’un côté l'Eurospy et de l’autre Mort à Venise. Donc, par rapport à la mise en abyme et à ce portrait de personnage, il était pile dedans. Ce qu’il dégage en termes de charisme et d’aura le singularise vraiment. C’était lui, et pas un autre.
Vous dites que ça n’aurait pas été pareil avec un acteur belge ou français, mais vous avez quand même choisi un acteur belge, Yannick Rénier, pour incarner son alter ego plus jeune. Comment les avez-vous dirigés l’un et l’autre ? Est-ce qu'il y a eu de la mise en commun ?
Hélène Cattet : Non, pas vraiment de mise en commun, mais je sais que Yannick Rénier a tout de même fureté, il l’a beaucoup observé. Il ne nous a d’ailleurs pas prévenu qu’il allait faire ça, il l’a fait derrière notre dos. On ne lui avait rien demandé mais il l’a fait de sa propre initiative et c’est très bien comme ça. Il a même demandé à la maquilleuse qu’elle travaille de petits détails sur son visage pour qu’il lui ressemble un peu plus. Mais que ce soit à lui ou à Fabio Testi, nous n’avons pas donné d’indications dans ce sens. Nous voulions que Fabio soit exactement tel qu’il est, avec sa prestance naturelle, détendu. Et concernant Yannick, on lui a juste dit de jouer l’agent secret au premier degré, et de ne pas prendre de distance ou d’intellectualiser. Mais on est content du résultat, en tout cas. Comme quoi, il a eu raison de prendre cette initiative de se calquer un petit peu sur Fabio Testi. Et puis, il s’est tellement investi dans le rôle, il a appris l’italien, il s’est transformé physiquement…. Il a été impressionnant.

Pouvez-vous citer quelques films ayant servi de modèles ou de références pour Reflet dans un diamant mort, notamment dans le sous-genre de l’exploitation d’espionnage de l’époque ? Et recommanderiez-vous ces films aujourd’hui, sachant que le vôtre apporte une vision assez critique et « déconstructrice », notamment dans leur représentation de la virilité ou de la féminité ?
Bruno Forzani : En fait, l’Eurospy est plutôt un groupe de films qu’un film en particulier, contrairement au Giallo ou au western italien où on peut différencier et isoler des films, car ce n’était pas vraiment un cinéma de mise en scène. C’était un cinéma de copie dans lequel ils essayaient de produire à la chaîne et à moindre coût des ersatz de James Bond. L’univers était très chouette mais c’est difficile d’en ressortir un film en particulier. En ce qui concerne notre travail sur Reflet dans un diamant mort, on en a quand même isolé deux : un italien, OK Connery (Opération frère cadet) d’Alberto De Martino, joué par le frère de Sean Connery, Neil, qui se passe sur la côte d’Azur et qui est très pop ; et un japonais, Black Tight Killers (Les Tueuse en collants noirs) de Yasuharu Hasebe, dans lequel il y a beaucoup plus d’idées de mise en scène et de montage, et aussi beaucoup de gadgets un peu « foufous ». Donc ce dernier est vraiment au-dessus du lot dans ce sous-genre-là.
Hélène Cattet : Oui, il est vraiment intéressant, et même dans les thématiques qu’il développe. Mais concernant la question de comment regarder ces films-là aujourd’hui, c’est tout le propos de Reflet dans un diamant mort. C’était le projet de mettre en contraste ces films d’avant avec une vision actuelle et le monde d’aujourd’hui. Mais c’est vrai que ça peut être compliqué de les revoir aujourd’hui, tout comme les premiers James Bond. C’est ce qui a inspiré le film.
Bruno Forzani : Après, dans les autres films qui ont influencé le nôtre, il y a Danger : Diabolik de Mario Bava pour le côté Fumetti, et aussi Millennium Actress de Satoshi Kon.
Hélène Cattet : Mais Millenium Actress, c’est plutôt une référence pour le scénario, ce n’est pas du tout le même univers visuel et de genre.
Bruno Forzani : C’est vrai, mais je pense que c’est quand même intéressant de mettre les deux en parallèle, notamment sur ce que ça raconte. Sinon, il y avait aussi Sunset Boulevard pour l’aspect de mise en abyme. Et puis, tout le côté « op art », pour lequel on s’est surtout accroché à La Prisonnière d’Henri-Georges Clouzot.
Hélène Cattet : L’Eurospy était surtout une bonne porte d’entrée pour parler des héros d’avant et de leurs représentations, puis d’autres influences s’y sont greffées.
Vous faites des films de cinéphiles, qui utilisent leurs références de manière ostentatoire et qui sont parfois même dans la citation, dans le recyclage et dans la réorganisation de toutes ces influences et de ces images qui vous nourrissent. Est-ce que quand vous développez l’intrigue et le scénario, ce sont ces images qui viennent en premier et qui écrivent d’elles-mêmes le scénario ? Est-ce que vous écrivez avec des images ?
Hélène Cattet : J’ai l’impression qu’on a effectivement une manière d'écrire où la forme et le fond ne font qu’un. On développe le propos à travers des idées visuelles et sonores. On n’est pas théoriques, mais on essaie d’être le plus sensoriel possible que ce soit dans l’écriture et la réalisation. Et c’est vrai que ce sont des séquences visuelles et sonores qui nous viennent d’elles-mêmes en premier et qui vont développer ce que l’on veut faire comprendre au spectateur, qui vont l’amener dans une réflexion personnelle, pour peu qu’il se laisse aller.
Bruno Forzani : Mais c’est juste de dire que l’on écrit par l’image.
Hélène Cattet : Et également par le son. C’est vraiment 50/50.
De quelle manière travaillez-vous à partir des sons ? Est-ce que, comme pour les images, vous avez des références sonores qui viennent également de films que vous aimez, qui vous ont marqués, ou avez-vous une approche différente ?
Bruno Forzani : Ce sont plutôt les musiques de films qui nous ont marqués plutôt que des sons.
Hélène Cattet : Au-delà de la musique, il y a aussi une couleur sonore qu’on aime et qu’on veut capter ou recréer. C’est quelque chose qu’on pourrait rapprocher du grain de l’image, qu’on veut également retrouver en tournant en pellicule. Et pour ce qui est du son, c’est cette couleur, une certaine patte sonore qui vient du fait qu'on reconstruit tout en post-production. Quand on tourne, on ne prend pas de son et on va tout reconstituer par la suite, comme pour un film d’animation, avec un bruiteur. C’est à ce moment-là qu’on va doser chaque son. Par exemple, si l’on veut reconstituer un son de verre, on va y ajouter un autre son qui n’a rien à voir, pour le « colorer », et jouer avec l’inconscient du spectateur.
Bruno Forzani : C’est aussi en quelque sorte une démarche cinéphile car les films auxquels on fait beaucoup référence, ces films italiens des années 60-70, étaient tournés sans son direct et tout était également refait en post-production. Mais nous ne considérons pas spécialement nos films comme des hommages. Pour Reflet dans un diamant mort par exemple, on s’est focalisé sur une thématique principale qui est la destruction de la beauté. C’est un homme qui aime le monde et veut le sauver, mais qui finit par le détruire. Et pour parler de ça, la référence qui nous paraissait idéale, c’était James Bond et ses copies. On part à chaque fois d’histoires que l’on veut raconter, et on les raconte par le genre et par les codes graphiques de certains genres. Mais on se réapproprie ces codes-là pour raconter nos propres histoires, donc on voit moins nos propres films comme des hommages ou des pastiches que comme des films de genre qui sont aussi des films personnels.
Il y a aussi des images récurrentes, des sortes de « gimmicks » qui font maintenant partie intégrante de votre cinéma, comme par exemple les bris de verre, la main gantée tenant une arme, ou encore les filtres de couleur sur les scènes de sexes. Est-ce que ces images, qui sont vraiment devenues les vôtres, sont un peu la base et le moteur de vos films ?
Hélène Cattet : Oui, c’est devenu notre vocabulaire et on a articulé une grammaire autour de ça pour développer notre propos. On se sert de plein d’outils différents selon ce que l’on veut faire, on va piocher par-ci par-là, mais c’est sûr qu’il y a des constantes dans notre manière de faire des films.
Bruno Forzani : On essaie en tout cas de ne pas prendre en compte ce qu’on a fait avant. Donc si on a envie à tel moment qu’il y ait un verre qui se casse ou un costume qui se déchire, on ne va pas s’interdire de le faire sous prétexte qu’on l’a déjà fait. Si ça nous fait vibrer au moment où on l’écrit, on se dit que c’est le bon choix. On essaie de ne pas trop prendre de recul sur ce que l’on fait, sinon ce type de choses-là, les figures récurrentes et les répétitions, nous bloqueraient. On veut avant tout rester sincères dans notre démarche.
Et est-ce que le fait de travailler de film en film avec le même directeur photo, à savoir Manu Dacosse, est important dans cette sincérité et dans la continuité de votre identité visuelle en tant que cinéastes ?
Hélène Cattet : Oui, c’est très important. Et il n’y a pas que lui, il y a aussi le monteur image, le monteur son, le bruiteur et les deux mixeurs. Ce sont des personnes qui connaissent maintenant très bien notre univers, et qui n’ont donc plus besoin de prendre du temps pour se plonger dedans, pour essayer de comprendre ce qu’on a envie de faire. Du coup, on gagne beaucoup de temps et d’efficacité. Leurs propositions vont directement tomber plus juste.
Bruno Forzani : Et leur savoir-faire fait partie de notre signature. Ils ont donc leur place à nos côtés dans le générique parce que ce sont aussi leurs films, d’une certaine manière.

Dans Reflet dans un diamant mort, il y a un peu plus de dialogues que dans vos films précédents, ce qui s'explique en partie par l'inscription du film dans le genre de l'espionnage. Est-ce que vous considériez auparavant le dialogue comme moins cinématographique ?
Hélène Cattet : Ce qui m’intéresse dans le dialogue, c’est plutôt sa sonorité, sa musicalité. Et on s’en sert avec parcimonie parce qu’on aime moins quand il est purement didactique ou explicatif. Il faut que ça amène quelque chose en plus, quelque chose d’esthétique. J’aime jouer avec les accents, par exemple, ou les différentes langues, et aussi avec la redondance. Dans Reflet d’un diamant mort, on a en effet davantage travaillé à partir du dialogue que sur les autres films, et ça amène vraiment quelque chose de particulier, sans trop en dévoiler. Mais on s’en sert exactement comme les autres outils.
Bruno Forzani : On nous envoie parfois des scenarii pour les réaliser, et souvent nous trouvons en effet qu’il y a beaucoup trop de dialogues, ce dans quoi on ne trouve pas notre place. Filmer des scènes en champ/contrechamp de personnages qui parlent, entrecoupées de petites scènes d’action, ce n’est vraiment pas notre manière de réaliser.
Et sur vos tournages, comment ça se passe ? Est-ce que c’est aussi découpé que ça l’est à l’écran ? Comment les acteurs s’intègrent-ils dans cet univers morcelé ? Comment les dirigez-vous ?
Hélène Cattet : Ça dépend des acteurs mais on les prévient tout de suite dès qu’on les rencontre qu’il n’y aura pas d’impro possible, qu’ils doivent se caler sur la caméra et pas l’inverse, que tout est millimétré. On tourne énormément de plans par jour, qui sont à la fois simples et très contraignants. Et dans ces contraintes imposantes, ils ont quand même la liberté de jouer, donc on les dirige en leur donnant différentes humeurs, ils peuvent proposer des choses différentes, mais toujours dans le cadre de ces plans millimétrés. Ils sont donc dans la contrainte, techniquement parlant. Et en plus de ça, on tourne dans tous les sens et pas du tout de manière chronologique, ce qui est une contrainte supplémentaire pour eux.
Bruno Forzani : On est un peu comme des guides pour eux, pour leur restituer le contexte à chaque fois, et l’idée est tout de même d’élargir au maximum la palette de jeu des comédiens, afin d’avoir beaucoup de matière au montage pour créer le personnage.
Hélène Cattet : Et comme on tourne sans son direct, c’est aussi très pratique parce qu’on peut leur parler pendant les plans.
Vous disiez ne pas faire de théorie mais il y en a quand même, par la force des choses, dans vos films. Par le fait que vous travailliez le Giallo et le cinéma bis dans leurs problématiques et les représentations qu’ils offrent des rapports humains et de genres, de la violence ou de la figure du héros. Comment faites-vous donc pour marier l’organique à la théorie ?
Bruno Forzani : Quand on commence à écrire le scénario et que l’on sait qu'on va se diriger dans un genre précis, on passe en revue les passages obligés, les séquences qu’on ne peut pas rater. En l’occurrence, pour l’espionnage, il y avait la scène de casino, la course-poursuite, les bagarres, les gadgets, le martini, etc. Et il y avait aussi une séquence aquatique qu’on n'a malheureusement pas pu tourner, pour des raisons budgétaires. Et ce passage en revue donne de petits repères. Après il faut se poser la question de savoir ce que vont amener ces scènes, ce qu’elles vont raconter et apporter à l’histoire. Dans Laissez bronzer les cadavres, on partait sur le genre du western et on s’était par exemple servis des différents types de séquences de torture du western. On s’en était servis pour réaliser les flashbacks qui étaient comme de petits happenings : il y avait par exemple une personne enterrée dans le sable avec juste la tête qui sort, ou encore une autre qui était fouettée. Et c’est vrai que ça donne un résultat qui est théorico-organique. La théorie vient au moment de l’écriture, quand on sait quel genre on aborde, et puis on essaie de faire basculer cela dans le sensoriel.
Hélène Cattet : Mais il y a aussi une grande part d’intuition dans ce travail-là.
Comment vous situez-vous par rapport au genre ? Beaucoup de fans de genre essaient de cataloguer les films dans le genre ou pas, et celui-ci devient presque un argument marketing pour « vendre » des films d’auteurs. Qu'est-ce que vous en pensez ?
Bruno Forzani : Dans notre démarche, c’est quand même toujours le genre qui est le point de départ, donc je dirais qu’on se situe en plein dedans. Mais on a aussi un peu le cul entre deux chaises parce que, tout en faisant du genre, on essaie aussi d’aller vers quelque chose de plus intime. On ne cherche jamais des produits. On utilise tous les ingrédients d’un genre et on va le plus loin possible dans la violence et dans l’érotisme, mais on n’en fait quelque chose de différent et de non-linéaire. Il y a également une différence de perception de nos films d’un pays à l’autre, d’une culture à l’autre. Chez les anglo-saxons, notamment aux Etats-Unis, on est totalement catalogués comme réalisateurs de genre, tandis qu’en France, comme il y a parfois toute cette culture « littéraire » pour aborder le cinéma, on apparaît plus comme des auteurs, parce qu’on ne fait pas vraiment dans l’efficacité « à l’américaine ».
Hélène Cattet : Mais si on arrive à ne pas être catalogués dans une case ou dans une autre, si on peut avoir les deux, ça me va très bien.
Bruno Forzani : Le genre comme le côté « auteur » font l’un et l’autre partie de l’ADN de nos films. Comme nous sommes deux et qu’on a chacun un background différent, c’est aussi ce qui donne ce mélange un peu particulier. Si ce n’était qu’Hélène, ce serait vraiment du gros genre bourrin, et si ce n’était que moi ce serait de l’auteur raffiné (rires).
Avez-vous l'impression de cultiver une radicalité dans votre approche de cinéastes ? Et avez-vous envie de persévérer dans cette voie-là, de continuer à creuser votre sillon, vos obsessions visuelles et thématiques, ainsi que le rapport qu'entretiennent vos films avec l'art plastique et l'art contemporain ?
Bruno Forzani : On n’a pas spécialement l’impression d’être radicaux dans ce qu’on fait, mais c’est le contexte qui nous place dans cette radicalité. On fait ce qu’on aime et pour nous, c’est la normalité (rires). Mais dans le contexte de ce qui se fait à côté, on se retrouve à être taxés de radicaux. Il se trouve que pendant sept ans, on essayait de développer des projets différents, et quand on recevait des propositions extérieures, des commandes, on se disait parfois que ce serait pas mal d’en accepter une par facilité, mais le problème est que l’on ne se reconnait pas dans les choses qu’on reçoit. Elles ne font pas sens pour nous. Et comme ça demande tellement d’énergie et de temps de faire un film, on ne voit pas l’intérêt de gaspiller l’un et l’autre pour en réaliser un dans lequel on ne se reconnaîtrait pas.
Hélène Cattet : J’aimerais en tout cas que l’on continue à apprendre et à découvrir de nouvelles choses, dans tous les projets qu’on développe. On n’a pas l’impression de se répéter, on met toujours la barre plus haut ou ailleurs. Se renouveler et apprendre, c’est le but.
Bruno Forzani : Au début, quand on recevait des scénarios de commande américains, on ne les lisait même pas. Et un jour, on a rencontré un réalisateur qui nous a dit regretter d'avoir refusé aussi ce type de projet, parce que ça aurait pu être une expérience bénéfique. Donc on s’est dit que cela pourrait en effet être une expérience à part qui ne ferait pas spécialement partie de notre filmographie, mais qui serait plutôt un film de tourisme pour comprendre comment ça marche (rires).
Entretien réalisé à Bruxelles, le 28 avril 2025.
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- Guillaume Richard et Thibaut Grégoire, « Laissez bronzer les cadavres : Interview d'Hélène Cattet et Bruno Forzani », Le Rayon Vert, 7 octobre 2017.