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Sylvester Stallone au début du film Rambo
Le Majeur en crise

« Rambo : First Blood » de Ted Kotcheff : Tragédie de l'homme-ruines

David Fonseca
Rambo : First Blood n'est pas un simple film d’action musclé. Derrière ses scènes de survie et ses explosions se raconte une tragédie humaine : celle d’un homme en décalage total avec le monde pour lequel il a combattu. Le regard tragique de Rambo porte sur ce qui avait été conçu par l'Amérique, l’édification d’un monde à la mesure de ses rêves et qui ne voit plus soudain, dans tout l’ordre social, non pas un mécanisme atroce mais dépourvu de sens, un monde où chacun croit dominer son cours quand il est leur jouet. Rambo raconte comment s'en libérer.
David Fonseca

 
 
« À Manys, à l'enfance du regard. »
 
 

« Rambo : First Blood », un film de Ted Kotcheff (1982)

Un type marche seul sur une route trempée de pluie – cette pluie qui sépare toujours les êtres –, sac sur l’épaule, conscience trop lourde à porter, la guerre encore nouée dans les muscles. Il ne dit rien. Seul survivant d'un groupe d'élites, tous les mots de ses camarades se bousculent dans sa tête en poétique pogo. Un silence qui pèse plus que les armes qu’il portait là-bas, dans la jungle, là où les hommes devenaient des ombres et les ordres, des sentences.

Rambo, à force de mots, est devenu aphasique, l'homme-silence. Il s'y refuse, contre tous ceux qui veulent le mettre en langage – « vagabond », « voyou » –, dit le shériff, agent assermenté de la langue officielle encasernée. Mais Rambo le sent bien. Le langage est un filtre de réceptivité organisé, une hospitalité à la fois exogame et très sélective, garde-frontière extraordinairement obsessionnel : le shériff. Rambo revient de la guerre janséniste ; ces jansénistes qui avaient emprunté sous Louis XIV ce mot aux moines du désert : toute conversation est dangereuse. Alors Rambo se refuse aux questions qui voudraient l'assigner à une identité comme il se refuse à laisser son empreinte digitale dans le commissariat, plus tard. Le langage, loin de recueillir, transforme celui qui le tient en mensonge à force de prétendre être sincère. Et non seulement le langage aime contredire : il rend encore impatient de parler. Et le shériff parle, parle jusqu'à déparler. Car le langage cherche l'ascendant. Sa fonction est le dialogue et le dialogue, quoi qu'on dise, c'est encore la guerre ; une guerre verbale en lieu et place du duel physique, qui bientôt aura lieu, dans la langue de Rambo : les chefs ont toujours plus que tout aimé le langage. Mais, pour reprendre un mot de Roméo dans Shakespeare, quand le shériff parle, Rambo le sait bien, il « parle de rien ».

Lui, cherchait simplement un ami. Il apprend qu’il est mort. Il reste seul. Parce que le langage de la mère de l'ami mort le pousse déjà hors du cadre. Le shériff continue la besogne. Il l’éjecte de la ville comme un chien galeux. Mais un chien revient toujours, et Rambo reparaît, fidèle à tous les infidèles. Non pour se venger. Non pour détruire. Mais parce que l’exil intérieur est plus violent que les balles. Couvert de médaille, le shériff voudrait l'envoyer aux enfers, à l'oubli. Héros de guerre, dans sa bouche il devient voyou, décrété danger public. L'enfer, c'est vraiment les autres. Quand il a vu ses frères d'armes exploser pour une colline sans nom, le voici arrêté, parce qu'il pue la poussière d’Asie, coupable d’y avoir survécu. Ni monstre, ni héros, il est simplement un homme qui a trop vu – qu’on ne veut plus voir. Rambo porte le souvenir de la guerre dans sa chair. Fantôme du passé, son rejet est une tentative de la société américaine de fuir la culpabilité collective.

Mais le shériff se trompe sur son identité. Rambo n’est pas plus voyou qu'il est soldat, ou héros, ni même un homme dans le sens où l'Amérique, cette île-monde, l’entend. Il est la trace vivante de ce que l’Amérique veut oublier : ses guerres sales, ses fils sacrifiés, ses idéaux piétinés. Sa musculature n'est pas un artifice de la virilité en mal d'Amérique. Rambo est tout en muscles pour être la chair d’un monde qui n’a plus de peau. Il devient la manifestation du squelette de l'Amérique et révèle ce que celle-ci cachait : son épure démaquillée, son organisation intime. De même que l’« écorché » des sciences naturelles déploie la vraie nature physique de l’homme en exposant les muscles sous la peau, Rambo déploie l’état véritable, à un moment donné de l'Amérique, et fait ainsi surgir son « naturel », fondé sur la violence illégitime.

Rambo le révèle d'autant mieux qu'il est de tous les territoires. Un type de tous les types, éclats d'obus agrégés de tous les désagrégés de la désespérance humaine. Un homme-monde en rupture : avec la société, avec lui-même, avec le sens. Un homme-ruines.

Il est d'abord la ruine de L'Étranger de Camus, cet homme que l’on juge non pour ses crimes mais pour son inadaptation. Comme Meursault, son comportement dérange. Non pas parce qu’il est violent, mais parce qu’il est étranger à la logique de la société. Mais quand Meursault accepte l’absurde avec calme, Rambo l’affronte violemment. C’est l’homme d’action contre l’homme contemplatif. Dans le film, il arrive dans une petite ville simplement pour manger. Mais son apparence, son silence, son passé de soldat, le rendent immédiatement suspect. Il n’a pas de place. L’absurde naît de cette dissonance entre ce qu’il est et ce que le monde attend de lui. Pour Camus, « l’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ». Rambo, vétéran d’une guerre oubliée, en est l'écho lointain.

Il est autant la ruine de Gregor Samsa, cette chose de La Métamorphose, qui un jour ne ressemble plus à rien de reconnaissable, se dissemble. Incarnation d'un monde absurde, Rambo subit une forme de déshumanisation. La scène du poste de police, où il est traité comme un moins-que-rien, marque ce moment de bascule : l’absurde le rattrape ; il n’a d’autre choix que de fuir ou se battre. Vétéran pour la vie, il ne saurait être citoyen : rien, sinon un résidu encombrant d’un conflit honteux. Sa transformation psychologique – induite par le trauma – l’éloigne des vivants. Il devient « autre », il devient chose.

Mais là où Samsa se laisse dépérir, Rambo résiste, dans un élan qui rappelle Antigone : tous deux défient la loi des hommes au nom d’une autre légitimité – morale, existentielle, ou simplement humaine. Antigone refuse qu’on nie son amour fraternel ; Rambo refuse qu’on nie sa douleur. Il ne cherche pas la violence – elle le rattrape. Sa transformation en machine de guerre n’est pas un choix, mais une réponse à l’oppression. À la violence d’État qui outrepasse ses droits, il répond par une violence de survie. Ni gratuite ni idéologique, elle est purement existentielle pour reprendre possession de lui-même depuis la forêt, en renversant la domination qu'on tente de lui imposer. Contre la modernité déshumanisante, en se réfugiant dans cette forêt – décors naturels de la Colombie-Britannique qui renforce son isolement –, il revient à un état presque primitif, renouant avec la nature et son instinct de survie.

Sylvester Stallone attaquant un homme dans la forêt dans le film Rambo
© Studiocanal GmbH

Cette fuite est un refus du monde moderne, de ses lois artificielles, de son hypocrisie. Il rejoint ainsi les figures philosophiques de l’anarcho-primitivisme ou du « bon sauvage » rousseauiste, en rupture avec la corruption de la civilisation. La forêt comme tombeau et berceau. Il s'y jette pour retourner au ventre de la Terre. Car la nature ne juge pas. Là, au moins, les arbres ne mentent pas. Ils laissent vivre ou mourir. Rambo renaît parmi leurs feuilles lorsqu'ils chutent pour échapper à la meute, dépouillé, empaumé par les branches d'un sapin. Plus d’uniforme, plus de loi, plus de hiérarchie. Seul l’instinct qui demeure, cette dernière forme de liberté quand tout le reste est mensonge.

C’est là qu’il devient le Roquentin de Sartre, mais à l’état brut : un homme nu face à l’absurdité. Chaque branche cassée, chaque respiration, chaque piège tendu est un cri muet : Je suis encore là. Je suis vivant. Pourquoi ?

Traqué, blessé, abandonné, il pourrait se laisser aller. Il agit. Chaque décision prise – fuir, riposter, épargner – relève de choix personnels qui l’engagent pleinement. Il aurait pu quitter la ville. Il choisit de résister. Mais ce choix n’est pas glorieux. Cette liberté n'est pas source de paix, mais d’angoisse. Rambo ne sait plus pourquoi il agit. Il devient esclave de ce qu’il est devenu, mais sans trouver dans ses actes la moindre justification morale. À l’image du Roquentin de La Nausée, il est confronté à une vie sans fondement, une histoire qui lui échappe. Comme Roquentin, il ressent une nausée existentielle face à la vacuité du monde et de ses objets. Il prend conscience que tout est contingent, sans fondement. Rambo, sans formuler cette nausée en mots, la vit dans son corps. Le monde civil lui semble étranger, faux, hostile. Aucun sens n'est donné : ni à la guerre, ni au retour, ni à la paix. Sa réaction n’est pas intellectuelle mais instinctive : il se définit par l’action. Comme Roquentin, ils incarnent une même vérité : dans un monde sans essence, l’homme doit créer sa propre signification – ou s’effondrer. Rambo ne se bat donc pas pour un idéal. Il se bat parce que c’est la seule réponse possible dans un monde sans repère juridique, politique et moral stables. La seule solution de fuite : devenir responsable d’un rôle qu’il n’a pas choisi. C’est là toute la douleur de sa condition.

Il est enfin et surtout la ruine du héros tragique. Au sens antique, comme Œdipe, il est pris dans un destin qu’il ne comprend qu’à la fin. Déchiré entre sa nature exceptionnelle et un destin inéluctable, il a été créé pour la guerre, mais ne peut exister en dehors d’elle. Comme Œdipe, il est condamné non par ses choix mais par ce qu’il est devenu. Rambo est encore « aveugle » à la haine qu’il inspire, comme Œdipe l’est à ses crimes. Le moment de « révélation » – le monologue final – agit comme une anagnorisis, une prise de conscience : il met des mots sur sa douleur, comme Œdipe se crève les yeux en découvrant la vérité.

Au sens moderne, sa tragédie est sans transcendance, sans salut. Elle n’est pas orchestrée par les dieux, mais par l'État, la société, l’histoire. Rambo ne meurt pas. Mais il ne vit pas non plus. Il continue. Il avance. Comme Sisyphe, il roule son fardeau dans un monde sans sommet. Il sait qu’il n’y a pas de paix pour ceux qui ont vu. Pas de maison. Pas de retour. Il ne peut pas « habiter » le monde, comme le dit Heidegger. Reste l’errance. Mais dans cette errance, il y a une lucidité. Une dignité. Une vérité. Celle de l’homme qui, bien que brisé, refuse de se taire. Il est le témoin d’un échec collectif. Il est la mémoire vive d’un monde qui oublie vite, trop vite, ceux qu’il a sacrifiés. Et s’il continue, ce n’est pas pour gagner. C’est pour ne pas disparaître.

Et puis vient ce moment. Le cœur du film, dans son dernier battement. Non pas une explosion. Mais un effondrement. Rambo, indestructible, se brise. Pleure, parle, vacille. Redevient humain dans cette faille immense entre ce qu’il a vécu et ce qu’on lui renvoie.

Il parle de son ami mort dans ses bras, de ses cris, de son impuissance. Ce n’est pas un discours de guerre. C’est une élégie. Une complainte. Un chant tragique, comme ceux d’Antigone refusant d’enterrer son frère sous la poussière de l’oubli. Comme Œdipe découvrant que tout ce qu’il a fui, c’était lui-même. À la fin, « Il faut imaginer Rambo heureux », pourrait-on dire, à la manière de Camus – non parce qu’il triomphe, mais parce qu’il cesse de fuir ce qu’il est. À la fin, à la toute fin, Rambo est finalement et plus que tout autre chose la ruine d'Orphée. Il apprend à marcher sans se retourner sur ses morts.

Quand il parle enfin, c'est Orphée qui chante et les Ombres de la guerre – ses amis morts – accourent dans sa bouche. Parlant, écroulé au sol, pleurant sur la poitrine de son colonel, dans cet effondrement où il redevient homme, il décide de se relever dans la dernière scène du film. Rambo marche enfin tranquille. S'il traîne près de lui, des ténèbres à la lumière, des foules d'Eurydice, visage droit, il se garde de tourner la tête par curiosité sacrilège, désormais. Les voir une dernière fois, tenter de les étreindre, avant leur réincarnation, lui serait fatal. Rambo ne s'évanouira donc pas dans la nuit, quand les Ombres accourront. Forme souveraine, détissé des clartés trop nombreuses où chacun voulait le prendre dans leurs phares, il avance. Lors d'une scène de nuit, à la fin du film, car c'est par la nuit que le jour s'enlève, que se déchire la mauvaise peau de Rambo. Pour le voir enfin flamboyer dans le noir.

Dans cette dernière scène, son visage serein n'est pas qu’un bon moment ou un bonheur passager mais bien un mécanisme approbateur : une prise en charge et une acceptation globales de ce qui est, c’est-à-dire du réel dans sa dimension tragique : un oui sans réserve que Rambo dira désormais à tout, avec nous, à la souffrance, à la faute même, à tous les problèmes, à toutes les étrangetés de la vie.


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