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Guillaume des Forêts dans Quatre nuits d'un rêveur de Robert Bresson
Esthétique

« Quatre nuits d’un rêveur » de Robert Bresson : Reflets dans la nuit noire

Maël Mubalegh
À la sophistication claustrée des Nuits blanche de Luchino Visconti (Notte bianchi, 1957) se substitue, dans cette autre adaptation de la célèbre nouvelle de Dostoïevski par Robert Bresson, une mise en scène savamment minimaliste des « reflets » d’un amour illusoire. Mise en scène qui, dans une tension constante entre couleurs et ombres, entre flou(s) et netteté, entre verticalité et horizontalité, trace ainsi, dans les replis mêmes de la chair, les contours d’une quête d’idéal. Ce texte fait partie d'un diptyque dont l'autre pan est accessible à la fin de cet article.
Maël Mubalegh

Ouverture : le corps, la direction du plan

Chez Robert Bresson, la mise en scène repose sur une gestuelle précise, une science du mouvement (des corps, en particulier) qui s’incarne dans la chorégraphie (fût-elle miminale) des « modèles », dans leur position dans l’espace et dans la direction qu’ils impriment au plan. En cela, Quatre nuits d’un rêveur est un grand film de corps qui, si besoin en était, apporte la preuve définitive que Bresson n’est pas le janséniste frigide auquel ont parfois pu le réduire des lectures trop rapides de certains de ses films. Quatre nuits d’un rêveur s’ouvre sur une scène diurne. Jacques (Guillaume des Forêts), héros de l’intrigue, fait du stop en bordure du périphérique. Une voiture s’arrête à sa hauteur. « Où allez-vous ? » lui demande le conducteur. En guise de réponse, dans un mouvement qui souligne alors la verticale de son corps au milieu du plan, Jacques lève les bras, les laisse retomber puis hausse les épaules. Il monte à bord du véhicule, qui repart et s’éloigne à l’horizon dans un plan d’ensemble, cette fois-ci structuré par la ligne horizontale de la charpente métallique qui supporte les feux de circulation suspendus. A l’arrivée dans un cadre véritablement bucolique, la clôture qui longe le premier plan en bordure de champ trace une horizontale, laquelle se dresse cependant sur un mode plutôt vertical – obstacle bien vite franchi par notre héros. Dans le plan suivant, la caméra suit Jacques alors qu’il enchaîne les galipettes dans un mouvement qui, de nouveau, confine à l’horizontalité. Puis le jeune homme se redresse, reprend sa marche et, sans dévier de la ligne horizontale, descend le long d’un chemin. Une fois qu’il est sorti du champ, cut, on se retrouve à Paris (de nuit, cette fois-ci) et, en dépit de cette rupture brutale, c’est bien le mouvement de la marche « horizontale » que prolonge alors l’arrivée dans le champ de la voiture qui transporte Jacques et dont celui-ci descend avant de s’éloigner dans la profondeur (de la nuit/ du champ). Perpendiculairement à la trajectoire suivie par Jacques, un passant – dont le visage est dissimulé derrière des lunettes de soleil – traverse la route au milieu du champ, de la droite vers la gauche. La caméra commence à suivre ce mouvement latéral, puis le plan est vite balayé par un fondu enchaîné qui fait disparaître l’inconnu aux lunettes dans les taches de couleur des lumières et des feux du plan suivant, plongé dans le flou – seules les taches de couleur en question apparaissent « nettes » dans leur géométrie. Dans une rue passante (dont on entend le mouvement plus qu’on ne le voit) abordée perpendiculairement par la caméra, les taches « jaunes » des phares nous renseignent sur la nature du lieu, tandis que des voitures se déplacent lentement vers l’amorce du plan. Le relief du plan, la profondeur de champ se trouvent aplatis par le flou général qui émousse alors toutes les arêtes (hormis dans les brefs instants où les véhicules s’approchent du premier plan avant de disparaître du champ). A ce moment, une curieuse mélodie jouée à la guitare commence à retentir (mélodie qui reviendra, sous d’autres formes, en des points décisifs du récit), puis elle s’interrompt très vite pour reprendre très peu de temps avant que le plan ne s’achève. On arrive alors sur les lieux du « drame » : le Pont Neuf. La substance des Quatre nuits tient presque tout entière dans cette ouverture : le mouvement du désir, signalé par la tension verticale, entre en contradiction – en friction – avec celui, plus horizontal, du laisser-aller (ou peut-être du destin ; de la « fatalité »). Le relief de la rue est mis en tension avec une dynamique d’aplanissement par laquelle couleurs, surfaces et contours se fondent dans une annulation de la perspective (qui supprime ainsi la verticalité du plan en couchant quelque peu la perspective).

Au bord de l’eau : les dialogues du rêveur et de l’amoureuse

Rencontre au bord de la Seine dans Quatre nuits d'un rêveur de Robert Bresson

Quatre nuits d’un rêveur se déroule pour une bonne part au bord de la Seine ; au bord de l’eau. À l’exception d’une brève promenade diurne, ces bords de Seine seront toujours filmés de nuit – car c’est précisément la nuit que, sombre, d’une obscurité parfois charbonneuse (telle que travaillée par Pierre Lhomme), l’eau scintille et « miroite » de la façon la plus évidente – elle devient donc l’élément « rêvé » pour réfléchir ce récit d’un amour doublement illusoire (l’amoureuse éperdue et l’homme qui en tombera amoureux sans parvenir à combler le manque, ni celui de la femme désirée, ni le sien propre). L’adaptation de Luchino Visconti, tournée en noir et blanc dans un décor construit en studio (qui, néanmoins, au lieu de se donner « immédiatement », dévoilait ses différentes facettes à mesure de la progression dramatique), revêtait aussi cette dimension aquatique affirmée, sans toutefois faire de l’eau son élément – son milieu – privilégié (ou alors l’eau à l’état solide, à l’état « neigeux »). Robert Bresson, quant à lui, installe donc le drame (le nœud, la première « rencontre » entre Jacques et Marthe sur le Pont Neuf) à hauteur d’eau, espace liminaire et de transit – en quelque sorte, les deux héros sont les seuls à s’arrêter sur le pont –, espace qui sera appréhendé par Jacques sur le mode de l’illusion : alors qu’il est en chemin, il s’arrête net, comme mû par une intuition surnaturelle. À ce moment-là, il découvre Marthe, telle une apparition sans âge qui aurait toujours été là. Il n’ose d’ailleurs s’approcher d’elle (briser la « paroi » invisible dressée entre le champ et le contrechamp), visiblement moins par timidité que parce qu’elle lui apparaît, alors, trop évanescente. Cette première rencontre que Jacques a bien failli manquer introduit ici une nouvelle dimension de la mise en scène : l’idée d’une perception lacunaire du réel, brouillée, à contre-temps (peut-être déjà suggérée dans les fondus enchaînés du générique d’ouverture), idée évoquée notamment par Patrick Holzapfel dans son texte sur le film. Ici, Jacques est au plus près de celle qui, au moment même où elle apparaît comme la plus « irréelle », n’est encore pour lui qu’une inconnue. Le héros prend véritablement conscience de son erreur de jugement quelques pas plus loin, alors que la jeune femme apparaît soudain dans sa vulnérabilité toute physique (lorsqu’elle est en train d’enjamber la rambarde). Jacques semblait avoir renoncé à sa verticalité originelle, le geste par lequel précisément il naissait à l’image, pour persévérer dans le choix de sa trajectoire horizontale, rectiligne (ses stations inquiètes, sa façon hésitante de tourner la tête vers Marthe, comme pour y chercher la réponse à une énigme, marquaient toutefois son incertitude). C’est alors que la tension verticale du corps de Marthe (tension vers l’imminence d’une chute possible), soulignée par le plan d’ensemble qui montre la jeune femme debout, contre la rambarde, surplombant la Seine, rappelle Jacques à la vérité de l’apparition et lui permet de se « racheter » in extremis.

Deux autres instants similaires seront mis en scène dans la suite du film : une première fois dans l’« histoire de Marthe », le récit au passé que celle-ci fait de sa rencontre avec ce « grand amour » dont elle attend qu’il se manifeste à nouveau : Marthe rentre dans l’appartement qu’elle partage avec sa mère et « cherche » vainement du regard le nouveau locataire (qu’elle n’a encore jamais croisé). Nous le voyons entrer dans sa chambre, de dos, pendant que Marthe aussi a le dos tourné, ce qui l’empêche alors d’attraper au vol cette vision de l’inconnu – en effet, la jeune femme se retourne à l’instant précis où la porte de la chambre se referme. Une seconde fois, lors de la première étreinte charnelle de Marthe et du locataire : l’homme a fermé à clé la porte de sa chambre mais, tandis que la mère va et vient dans l’appartement tout en appelant sa fille avec insistance, Bresson filme la mère depuis l’intérieur d’une pièce indéfinie, dans l’embrasure d’une porte grand ouverte. Les coupes du montage qui alternent plans dirigés sur cette porte et plans saisis dans l’intérieur de la chambre (que nous savons donc « fermée ») donnent la sensation que la porte ouverte est aussi celle de la chambre (on observe des raccords entre les plans qui montrent l’homme en train de déshabiller Marthe et ceux dirigés sur la fameuse porte ouverte). Ici, le spectateur est partie prenante du trouble qui se produit dans la perception (visuelle, auditive) : c’est bien ce lien – entre espace concret et espace « projeté » – qui se trouve en fin de compte mis à mal par les paradoxes du montage (la chambre devient un espace simultanément ouvert et fermé).

Le peintre dans Quatre nuits d'un rêveur

À l’échelle du film dans son ensemble, cette mise en espace va travailler à mettre en relation trois lieux principaux du drame qui n’entreront quasiment jamais en liaison les uns avec les autres. A ce titre, le poste de radio sur la table de nuit de Marthe et le dictaphone sur celle de Jacques constituent à peu près l’unique « rime » visuelle entre les deux espaces. Nous venons d’évoquer la rue et l’appartement de Marthe, il faut bien entendu nous intéresser aussi à celui de Jacques, appartement qui lui sert également d’atelier (de fait, il est peintre). À travers la scène de la première rencontre, la rue s’est annoncée comme l’espace horizontal par excellence, où la verticalité n’est alors présente qu’à l’état de latence (mortifère), d’éventualité (quand la chute de Marthe reste à l’état de projet). Dans l’étreinte muette entre Marthe et le locataire (Robert Bresson les montre exclusivement dans cette position verticale ; nous ne les verrons pas allongés), le cinéaste achève de faire de l’appartement que partagent Marthe et sa mère l’espace de la verticalité pure, dont la connotation érotique/libidinale s’affirme peu à peu avec netteté – après quelques images-indices, disséminées au cours des minutes précédentes (l’examen par Marthe de son corps dans le miroir allongé de sa chambre, cadre « dans le cadre » qui accentue la verticalité du corps dénudé et, plus tôt encore, la « course-poursuite » entre Marthe – dans l’ascenseur – et le locataire – dans la cage d’escalier, sans oublier la découverte de la pile de livres sur la table basse du salon). La chambre de Jacques, quant à elle, apparaît comme le lieu du moyen terme entre verticalité et horizontalité (le héros s’y allongera parfois sur son lit, mais il y est le plus souvent montré en train de travailler, agenouillé ou accroupi, occupé à peindre), qui deviendra peut-être (comme le laisse entendre le dernier plan, ouvert) celui d’une vérité de l’illusion. Dans les toiles colorées un peu pop, mi figuratives mi abstraites, que peint le héros, les taches de couleur font écho à celles des lumières de la ville – contre le spectre de l’amour déçu et la rigidité des dogmes (incarnée « par » l’ancien camarade des Beaux-Arts). Car, s’il s’agira bien de coucher sur la toile le dessin et les couleurs, cette surface « horizontale » aura in fine vocation à devenir verticalité, une fois la toile mise « sur pieds » et posée contre le mur de la chambre. Le pinceau se fait ainsi figure du croisement (ou de l’intersection) horizontalité/verticalité : prolongement « phallique » de l’œil de Jacques, outil tenu perpendiculairement à la toile couchée sur le sol. La qualité érotique associée à la verticalité se retrouve ici dans les aplats de couleur, notamment dans cette scène où Jacques écoute, sur son dictaphone, l’épisode (relaté par le jeune homme lui-même) d’une rencontre fantasmée avec une inconnue, régulièrement croisée dans la rue – la tache de couleur rouge appliquée par Jacques sur le blanc de la toile n’est pas tant un aplat abstrait qu’une figuration/métaphore de la femme désirée, verticalement (la tenue du pinceau) mise à plat ; « couchée » sur la toile. L’intersection entre verticalité et horizontalité « permise » par l’appartement de Jacques sera de nouveau mise en évidence par la suite, lorsque le héros « reçoit » son ancien camarade des Beaux-Arts : lorsque celui-ci apparaît sur le pas de la porte, il demande à Jacques s’il se souvient de lui. L’intéressé répond par l’affirmative mais, par un curieux lapsus corporel, esquisse un « non » de la tête (horizontalité « contradictoire » des mouvements de la tête/verticalité des corps). Dans la chambre/atelier, tandis que l’ancien camarade, droit sur sa chaise, expose ses théories arrêtées sur l’art moderne, Jacques, dans le contrechamp, l’écoute distraitement, assis sur son lit. Dans une posture qui trahit sa tension intérieure, les jambes croisées, les bras ramenés près de la ceinture, il apparaît un peu voûté et légèrement décadré par rapport aux tasseaux de bois disposés perpendiculairement – « en croix » – contre le mur. A ce moment précis, le tronc de Jacques est de surcroît inscrit dans le carreau inférieur gauche délimité par le tasseau vertical et le tasseau horizontal : le plan achève ainsi de traduire visuellement cette idée d’une intersectionnalité – entre la verticale et la perpendiculaire – à travers le déséquilibre entre les deux positions amené par le corps de Jacques dans la composition du plan.

Disjonctions du réel

Boutique Marthe dans Quatre nuits d'un rêveur

Dès l’instant où il se trouve hors de chez lui, hors de cette enclave « préservée » où le travail de création rend possible une intersection – une tangence – vertical/horizontal, Jacques devient la proie d’un réel en perpétuelle « disjonction », disjonction que Robert Bresson met ici en forme suivant plusieurs procédés. C’est tout d’abord une dissociation frappante du corps de Jacques et de ses reflets – dans les scènes de rue – que met en œuvre le réalisateur : vers le début du film, dans une scène diurne, alors qu’on le voit pour la première fois filer des jeunes femmes dans la rue, plusieurs plans montrent Jacques dans un étrange retard d’apparition : c’est en premier lieu le reflet de l'acteur, marchant d’un pas décidé, qui va apparaître à l’image, sur les surfaces vitrées des devantures de magasin. Plus tard, dans la dernière partie du film, lorsque Jacques arrive (là encore, dans une scène diurne) devant la porte d’entrée vitrée de la boutique « Marthe », un miroir placé au fond de l’échoppe, et qui passe inaperçu au premier abord, donne l’impression que les reflets de la rue « reculent » par rapport à la première surface de projection (la vitrine en bordure de rue) – précisément comme si la rue se situait de « l’autre côté » du miroir. La perspective de la rue s’en trouve ainsi bousculée, tel que l’annonçait déjà l’aplanissement du générique d’ouverture. Au moment précis où il se remet en route pour quitter le champ, on aperçoit subitement le reflet de Jacques dans le miroir du fond, et c’est ainsi que la structure réelle de l’espace du plan se trouve finalement recomposée. Ces dissociations entre le corps et ses reflets va assez rapidement « contaminer » l’objet amoureux, idée rendue par un certain nombre de plans : au début du film, après que Jacques a eu sauvé Marthe du suicide et qu’il l’accompagne jusque chez elle, un plan fixe, cadré depuis la rue, face à la porte vitrée de l’immeuble, prend en charge le regard de l’acteur et montre sa partenaire qui s’avance jusqu’à l’ascenseur. Tandis qu’elle tient la porte ouverte, Marthe s’y reflète rapidement alors qu’elle est encore tournée vers Jacques, et, une fois qu’elle a pénétré dans le hall, la jeune femme se « dédouble » littéralement de telle façon qu’il devient impossible de distinguer le corps « véritable » de son reflet. De façon plus indirecte, cette figure de la disjonction frappe de nouveau Marthe dans la scène où elle-même et sa mère sont venues assister à l’avant-première du film à laquelle elles ont été invitées. La scène débute avec un plan fixe sur un trio d’arbustes « décoratifs » alignés contre un mur. Des clignotements agressifs, de couleur jaune, les illuminent par salves. À ce moment-là, la source de lumière est incertaine : éclairage défaillant (ampoule « grillée ») ou flashes des appareils photo ? Le plan suivant confirme rapidement la deuxième hypothèse, mais il n’est pas anodin que Bresson ait choisi d’ouvrir cette scène cruciale sur une figure de la dissociation entre la composition du plan et sa source d’éclairage (car c’est ici que commence la scène « du film dans le film », celle qui expliquera rétrospectivement le silence soudain de l’homme aimé par Marthe). On notera que, dans cette scène, la tension verticalité/horizontalité est reconduite de façon plus hystérique qu’elle ne s’était manifestée jusqu’alors : une première fois au détour d’un bref plan sur le visage « coupé » d’un garde posté aux abords de l’entrée du cinéma, juste devant la rangée d’arbustes. Le visage de l’homme (coiffé d’un casque rutilant) dresse la symétrie du plan, symétrie accentuée par le sabre qu’il tient alors bien verticalement juste devant son nez. Les regards latéraux du soldat (orientés vers la gauche puis vers la droite du plan) « tracent » l’horizontale du plan, tandis que le visage est « agressé » par les flashes des appareils photo. Au moment de la projection, la dualité verticalité/horizontalité trouvera à s’incarner dans le contraste entre la raideur de la posture des spectateurs (Marthe et sa mère en première ligne) et l’effondrement de l’action montrée dans une scène du film que l’on projette (atteint par des coups de feu, Patrick Jouané s’affaisse sur le sol et rampe littéralement jusqu’à un revolver en bordure de plan). Dans un plan qui suit le récit que, la veille, elle a fait à Jacques de cette soirée, Marthe est montrée dans la cuisine de l’appartement. A l’image, elle apparaît d’abord sous la forme d’un reflet déformé et indistinct sur la surface chromée de la théière qui bout sur la plaque, avant qu’on ne voie finalement la jeune femme s’avancer (seul son tronc est alors cadré). Plus fondamentalement, la figure de la disjonction est aussi et surtout apportée par la voix off « autoscopique » de Jacques, commentaire distant (et toujours déjà « passé », puisque retransmis à travers les enregistrements qu’il en a faits) sur l’action en train de se dérouler dans le plan (voir à ce titre l’ultime plan du film).

Rester vertical

Isabelle Weingarten dans Quatre nuits d'un rêveur

Marthe elle-même est double : en un sens, il y a d’une part la Marthe « verticale » ; la Marthe objet d’un désir tout érotique qui se dérobera presque entièrement à Jacques (ce corps dressé, vertical, est aussi l’obstacle qui se dresse entre Jacques et la réalité du désir), la Marthe horizontale d’autre part, celle qui s’offre (platoniquement) au héros – notamment lorsqu’elle apparaît accoudée au parapet du pont, le regard perdu vers le bas (dans les reflets, les miroitements de la Seine). Cette tension entre verticalité et horizontalité – propre cette fois-ci à la femme désirée – apparaîtra sans doute avec plus de netteté si l’on détaille les différentes occurrences de la musique intradiégétique. En effet, c’est la musique brésilienne – annoncée au cours du plan fixe du générique d’ouverture – qui figure les interruptions et les sursauts du désir (musique au demeurant assez inhabituelle chez Bresson, plutôt adepte, hormis sinon dans Le Diable probablement, des bandes originales « classiques » et extradiégétiques). Vient tout d’abord la scène du déshabillage de Marthe face au miroir « vertical » de sa chambre, scène que l’on peut lire comme une projection ou un fantasme de Jacques, car la radio (qui émet la musique à ce moment-là) posée sur la table de nuit dans la chambre de Marthe entre alors étroitement en écho (comme nous le disions plus haut) avec le dictaphone placé en évidence sur la table de nuit de Jacques (d’ailleurs, au début du film, au moment de l’arrivée inopinée de l’ancien camarade des Beaux-Arts, Jacques range précipitamment sa table de nuit, qui ressemblait jusqu’alors à une nature morte désordonnée marquée par le décentrement du dictaphone – après coup, celui-ci y prend une place plus centrale). Dans cette scène où Marthe se dévêt, la verticalité du corps ne contredit pas l’horizontalité dans laquelle il se présente par ailleurs à Jacques dans le reste du film – ce corps vertical est de fait une vision qui relève très vraisemblablement de l’imaginaire. La seconde occurrence se produit dans la scène nocturne au cours de laquelle Jacques et Marthe, fascinés, voient passer, depuis le pont, le bateau mouche « luminescent ». Dans sa trajectoire de « dérive » horizontale, le bateau « sous verre » se fait métonymie de la femme aimée (la femme « vitrée » ou la femme « de verre » – sous cloche – , ce que métaphorisera plus tard ce plan où Jacques s’arrête devant la porte vitrée d’une boutique de luxe, sur la porte de laquelle le nom de Marthe est inscrit en lettres d’or). Cette dimension métonymique du bateau mouche « habité » par ses passagers et par les musiciens, renvoie bien sûr à l’Atalante de Jean Vigo, dans lequel la péniche valait pour le couple Dita Parlo/Jean Dasté qui y élisait domicile. Par symétrie « négative », le bateau mouche des Quatre nuits est donc l’image impossible de ce couple chimérique, puisqu’en lui s’incarne la séparation de la femme (ou de la femme idéalisée) et du « milieu » de son apparition (la Seine et ses abords). Plus loin, dans une scène où Jacques et Marthe se sont rapprochés de l’eau, la résurgence de la musique est amenée à travers le morceau joué à la guitare et chanté par la jeune « hippie » sur le quai (noter encore le passage « horizontal » des bateaux mouches à l’arrière-plan), après que Jacques a eu fait sa déclaration d’amour à Marthe. Une première tentative de conciliation (avortée), dans la rue, entre ligne verticale et ligne horizontale, s’était amorcée ici (étreinte « verticale » et tactile entre Jacques et Marthe – Jacques, dans son étreinte, « dévoilait » Marthe puisqu’il lui ôtait sa « cape » noire, commençait à lui caresser les seins). Puis Marthe et Jacques abandonnent cette verticalité nouvelle, et au fond impossible, reprennent le chemin horizontal de la marche jusqu’à ce qu’ils arrivent à hauteur de la guitariste. Enfin, dans les dernières minutes du film, il y a cette guitare dans la rue, sur le trottoir, juste avant que l’ancien locataire et « nouveau » rival de Jacques ne réapparaisse. Ici, horizontalité et verticalité seront à la fois dans la proximité et dans l’éloignement les plus étroits : Marthe établira la « liaison » horizontale entre ses deux « amants », chacun placé dans un pan isolé du champ/contrechamp. Juste avant, Jacques s’était efforcé, en vain, d’obtenir de Marthe qu’elle levât les yeux vers le ciel (vers la lune) – or, médusée, elle fixait du regard l’apparition du contrechamp. Aussi, c’est à l’instant précis où principe de verticalité et principe d’horizontalité sont chacun portés à leur paroxysme, que le rêve à demi inavoué de Jacques s’évanouit précipitamment. Il ne lui reste plus qu’à travailler à ressaisir cet état d’harmonie, agenouillé dans la solitude de sa chambre/atelier, voûté sur ses pots de couleurs, pinceau à la main – une main prête à remplir le(s) blanc(s) de la toile couchée.

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Patrick Holzapfel, « Les rêveurs du Pont Neuf : Quatre nuits d’un rêveur de Robert Bresson » dans Le Rayon Vert, 11 mai 2020.