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Hideko Takamine et Masayuki Mori parlent dans un bar dans
Rayon vert

« Quand une femme monte l'escalier » de Mikio Naruse : Trois montées des marches

Des Nouvelles du Front cinématographique
Keiko est hôtesse dans un bar du quartier de Ginza à Tokyo et celle que l'on surnomme « Mama » supporte de moins en moins de monter l'escalier qui la mène à son lieu de travail. Cet escalier qui donne son titre au film en y associant le destin d'une femme, Mikio Naruse le filme trois fois et chaque reprise marque une différence indiquant la singularité quelconque qu’incarne Keiko. Singulière et quelconque parce qu’elle est parfaitement définie socialement mais sans autre identité que l’exemple qu’elle expose pudiquement. Comme toutes les héroïnes narusiennes, en particulier celles génialement interprétées par Hideko Takamine, Keiko est une singularité quelconque et c’est pour cela qu’elle se tient face à l’irréparable en étant et restant aimable, telle qu’elle nous importe de toutes les façons – à sa manière.

Une femme telle qu’elle est, de peu, exemplaire
(première montée)

La première fois, un travelling latéral accroché aux basques de Keiko accrédite une fatigue physique. La fatigue est d'autant plus manifeste qu'elle se prolonge dans une rarissime voix-off qui, à quelques moments comme des ponctuations de pensée, donne à entendre les réflexions de l'héroïne en souffrance d'une condition si peu susceptible de lui laisser les marges de manœuvre désirées. Keiko est une figure de fatigue mais la fatigue du réel n’est pas l’épuisement parce qu’elle tient encore au possible. Keiko travaille et sur plusieurs fronts. Elle se démène de manière exemplairement narusienne afin de tenir à bout de bras toutes les obligations s'imposant à elle : des obligations contractuelles (il faut pousser les clients à consommer au risque de contracter leurs impayés tout en se protégeant dans le même mouvement de leurs appétits sexuels) ; des contraintes familiales (son salaire fait vivre du côté des vieux quartiers de la capitale une mère acariâtre et un frère sans travail, affaibli par les charges d'une procédure de divorce et la garde d’un fils atteint de polio) ; des aspirations sociales (elle met de l'argent de côté afin de se payer le bar qui lui permettra de gagner en autonomie financière au risque d’augmenter les charges de l'endettement) ; mais aussi l’existence d’un serment intérieur (Keiko est une veuve ayant juré fidélité à son défunt mari décédé il y a cinq ans).

Interprétée par la magnifique Hideko Takamine qui a joué jusqu'en 1966 dans dix-sept films de Mikio Naruse depuis Hideko, receveuse d'autobus (1941), Keiko est une femme de peu et elle est exemplaire, singulière et quelconque. Singulière et quelconque ne sont pas des qualités antinomiques parce que si Keiko est parfaitement définie et déterminée socialement, elle l’est sans autre identité, prédicat ou propriété que l’exemple unique qu’elle incarne en l’exposant pudiquement à la communauté, encore faudrait-elle qu’elle le voit. Keiko est une singularité quelconque parce que son être « est tel que de toute façon il importe » et c’est pour cela qu’elle est aimable en important à ceux qui désirent son « quel uniquement en tant que tel »(1).

En cela Keiko est emblématique du genre typiquement japonais du shomin-geki dont Mikio Naruse aura inlassablement exploré la matière à partir de 1930 et Un couple de Chanbara. Pendant plus de trois décennies, le cinéaste en a affiné et raffiné l'expression esthétique, en saisissant d'un trait vif l'éclat fugitif d'une dignité (majoritairement féminine) sauvée à l'arraché du dépôt épais des petitesses et des vilenies individuelles (le plus souvent masculines) dont au fond se paie toute une organisation sociale. Il s’agit plus particulièrement ici des classes populaires aspirant moins au travail à l'usine ou dans les bureaux (comme y insistent les films de Yasujirô Ozu, avant guerre et après guerre) qu'à l'accession à la petite propriété et au travail dit « indépendant », celui des artisans et des petits commerçants. Pour cela, il faut au fin portraitiste d'un héroïsme féminin du quotidien œuvrer à brosser préalablement tout un monde composé de rapports contraignants qui vont jusqu'à asphyxier cet héroïsme en le rendant aussi nécessaire qu’impossible. Face aux nécessités du social, l’héroïne narusienne est celle qui fait voir l’irréparable du monde tel qu’il est, au-delà même toute contingence ou nécessité et c’est dans la garde de son être-ainsi qu’elle est une gardienne de l’amour(2).

Pour cela, il faut à Mikio Naruse une merveilleuse actrice, qui est d’une certaine manière comme la co-autrice de ses films. Ici consiste le très grand art de Hideko Takamine travaillant les expressions d'une nervosité et d'une fébrilité dont les diverses intensités participent à extraire d'une fragilisation prolongée ou accentuée d'inoubliables tremblements de voix ou des regards brouillés qui sont autant mémorables. Toute une micro-météorologie associée à son visage de nacre qui prend les coups en préférant moins les rendre qu'en absorber la violence jusqu'aux limites impossibles du possible. Ce seuil critique est celui où la fatigue s'efface alors pour laisser place à un épuisement sans retour qui est ce vide, ce gouffre au bord duquel regarde non plus Keiko mais Reiko interprétée par la même actrice dans le dernier plan vertigineux de sublime de Une femme dans la tourmente (1964).

Monter les mêmes escaliers fatigants consiste pour Keiko à tenir tous les bouts d'un monde de l'obligation contrainte et pressante mais déjà, dans l'intervalle, à réussir aussi à glisser dans ses plis le secret d’un serment d'amour par-delà la mort de l'aimé. La fatigue se déduit également du repérage des possibilité, mêmes moindres, d'une mobilité au service d'un autre destin à partir d'un espace des possibles particulièrement serré et limité. Dans le monde des hôtesses de bar, l'espace des possibles est en effet confiné sinon constipé, borné de tout côté par l'empilement d'enseignes lumineuses saturant le quartier d'affaires de Ginza. Les autres hôtesses figurent également le désir d’un autre destin possible qu'il s'agirait pour le meilleur de faire advenir dans la réalité : il y a l'amie qui projette de simuler le suicide afin de fausser compagnie à ses créanciers ; il y a encore la jeune collègue qui cède aux avances d'un vieux client à seule fin de se payer son propre bar ; et puis il y a Keiko elle-même qui consent à accepter la demande en mariage d'un client débonnaire en ignorant que le sympathique bonhomme va s'avérer un menteur aussi pathologique que pathétique.

Toutes les hôtesses occupent ainsi des positions déduites d'un espace de relations minutieusement décrit par Mikio Naruse. La description est si rigoureuse qu’elle touche à la reconnaissance du sens de la grille fléchant l’ordre des possibles : l'acquisition du bar pour préserver le goût acquis de l'autonomie : le mariage pour échanger une autonomie ratée contre une dépendance réussie ; le suicide quand l'endettement n'est plus surmontable. Avant que la reconnaissance cartographique des possibles ne débouche sur la connaissance des mèches de virtualités que l'on craint de voir s'allumer en s’actualiser pour le pire : la fébrilité de Keiko composant entre toutes les contraintes et les pressions devient une sorte de bouillonnement intérieur, comme une fièvre tropicale, la chaufferie de l’âme au risque de l'implosion physique ou de l'explosion psychique, le visage nacre noirci de l'intérieur par carbonisation progressive.

L’irréparable, le sans remède
(deuxième montée)

L’analyse concrète des situations concrètes fait entrapercevoir l’irréparable, fait voir le sans remède. La fatigue se comprend précisément comme l'expression physique d'une résistance circonstanciée à la fabrique répétée des obligations et des pressions. Et la rupture en conséquence d'une incapacité à tenir davantage le coup prend tantôt la forme de la maladie (Keiko a développé un ulcère qui la pousse à garder le lit chez sa mère), tantôt celle de la mort (une compagne de galère s'est suicidée quand une autre qui voulait simuler son suicide mourra pourtant dans un effroyable court-circuit où se confondent la simulation tactique d'un acte radical et sa réalisation pratique).

Dans les plis de cet activisme auquel se retrouvent forcées les hôtesses de bar jetées sur les fronts du travail déconsidéré et de l'endettement prononcé, du désir d'ascension sociale par l'accession à la propriété du petit commerce et des charges familiales à assumer, il y a en effet la maladie, plus d’une maladie. De l'ulcère affectant Keiko à la polio accablant son neveu en passant par le client mythomane pathologique. Celui-ci promet le mariage en arrivant à convaincre Keiko avant de disparaître pour ne plus laisser place qu'aux explications de sa pauvre épouse qui se débrouille pour lui trouver toutes les excuses ou les circonstances atténuantes en regrettant seulement que son mari ait emprunté la voiture de leur voisin sans le lui avoir rendu depuis. La scène en question possède en particulier une tonalité cauchemardesque quasiment apocalyptique. Elle déploie en effet un monde gris de taudis marqué par l’immédiat après-guerre qui semble jouer les prolongations, où deux enfants à vélo et frappés de débilité tournent en rond autour de l'héroïne comme deux petits démons bergmaniens ou lynchiens.

Le sentiment est d'autant plus celui de l’accablement qu'il accompagne le désespérant contrecoup s’abattant sur le cœur de la pauvre Keiko. Elle qui avait fini par consentir à cette proposition de mariage après avoir tant joué la comédie auprès de ce client à la rondeur toute sympathique, elle qui voulait pourtant en finir avec la comédie de l'hôtesse de bar devant tenir la barre de la séduction afin de conserver le volant nécessaire de clients entretenant son niveau de revenus, et découvrant à la fin qu'elle aura été la victime naïve d'une duperie montée par un si mauvais comédien.

Hideko Takamine monte l'escalier dans Quand une femme monte l'escalier
© Les Accacias

L'enthousiasme initial de Keiko, désormais gagnée à la possibilité non d'un nouvel amour mais au moins d'un mariage raisonnable valant mieux qu’un endettement asphyxiant et son déshonneur sanctionné par un suicide, est au principe de la deuxième montée d'escalier du film de Mikio Naruse. La séquence est filmée selon une même dynamique de travelling latéral embarqué dans la petite foulée des pieds de l'héroïne, mais cette fois-ci avec le choix d'un axe inverse à la séquence précédente. Comme s’il s’agissait d'indiquer un possible renversement, précisément celui de l'énergie retrouvée après tant de fatigue éprouvée. Et le plus beau venait alors que ce regain d'énergie avait été trouvée malgré deux soufflets infligés par la découverte du suicide de ses collègues et amies. Et cela à chaque fois dans une ellipse qui laisse sur le carreau la femme qui n'ose reconnaître alors qu'il en va aussi de son destin, possiblement. Ces deux gifles font grossir la boule au ventre de Keiko jusqu'à en percer le fond, il lui faut pourtant encore tenir bon et résister. Mais la résistance de Keiko peut-elle décemment persévérer après le sale coup du mariage aussi vite consenti que corrompu par le ver du mensonge pathologique, symptôme grotesque du hiatus dramatique partagé par la plupart des personnages entre leurs positions réellement occupées et les aspirations sociales désirées ?

La maladie qui a des déterminations sociales comme des irradiations enfle insidieusement à l'intérieur du foyer des corps. On se souvient par exemple que l'ulcère est une maladie qui dévore aussi de l'intérieur le personnage interprété par Gérard Depardieu dans Mon oncle d’Amérique (1980) d’Alain Resnais, comme ceux de plusieurs films de Rainer Werner Fassbinder, en particulier Tous les autres s'appellent Ali (1973). Et la mort rôde dans la guise réitérée du suicide, chez Mikio Naruse comme chez les cinéastes français et allemand. Le traitement elliptique du suicide prouve en passant que la suggestion peut être incidemment bien plus cruelle encore que le recours à la frontalité. L'héroïne n’en finit pas de souffler et d’être soufflée et sa boussole intérieure trouve encore à s'affoler avec la découverte rapide que la promesse du gentil mari possible ne révèle rien d'autre que la triste réalité du fraudeur maladif.

L’ulcère est la maladie de l’irréparable du monde tel qu’il est en n’étant pas autrement – sans remède. C’est cependant seulement ainsi que nous pouvons fonder ou refonder ce que d’aucuns appelleraient un espoir(3).

La cruauté et la dignité
(troisième montée)

Mikio Naruse est un grand cinéaste parce qu'il est aussi, à l'instar de son aîné Kenji Mizoguchi, un cinéaste du monde en tant qu’il est irréparable et sans remède. Autrement dit, Mikio Naruse est un cinéaste de la cruauté. Il est certes un maître cruel mais dont la cruauté n'est cependant jamais l'enjeu sadique d'une jouissance obtenue sur le dos tondu de ses personnages. Il en est le maître en sachant décisivement la retenir, dans la retenue d'une mise en scène et en forme dont la rigueur – on ne le comprendra qu'à la toute fin – retient les facilités émotionnelles d'un finale tantôt dramatique pour le pire (Keiko succombe dans une ultime ellipse), tantôt relevée au mieux dans le tour plus prestigieux de la tragédie (Keiko consent à la mort plein cadre). Retenir c’est décevoir le possible au nom de l’impossible – le sourire de qui acquiesce au c’est-ainsi de la vie, on y arrive. C'est à ce niveau qu'il se séparerait d'ailleurs de Kenji Mizoguchi, qui offre pour ce qui lui revient de sublimes cosmogonies tragiques aux martyrs de la condition féminine quand Mikio Naruse préfère pour sa part en explorer l'imperceptible héroïsme. Les plis subtils d’un héroïsme discret permettent à ses aimables porteuses, singulières et quelconques, de ne pas lâcher la rampe en tenant le coup en dépit de tous les coups reçus qui viennent ou pleuvent de partout.

Il n'en reste pas moins vrai que la cruauté dont témoigne Quand une femme monte l'escalier trouve à s'accélérer avec une incroyable intensité dans une prise de vitesse qui souffle non seulement l'héroïne mais aussi le spectateur de ses douleurs. La première comme le second jamais loin de croire que le prochain coup sera celui de trop en la laissant, dramatiquement (le corps lâche malgré soi) ou tragiquement (l'esprit assume de céder), sur le carreau. Ce qui signifierait, pour employer une distinction deleuzienne, que la fatigue laisserait place dorénavant à l'épuisement qui, radicalement, dépasse la seule fatigue du réel pour engager avec l'épuisement celui de toutes les possibilités(4).

Le premier coup a déjà été identifié, après deux suicides féminins il engage une série davantage masculine : Keiko consent au mariage avec l'homme d'affaires débonnaire qui se révèle mythomane pathétique. Les deux suivants feront plus mal encore. Il y a d’abord ce client qui est depuis la mort de son mari le seul homme qu'elle aime vraiment d'un amour sincère mais secret (Masayuki Mori, frangin déchiré de Frère aîné, sœur cadette en 1953 et amant misérable du chef-d'œuvre Nuages flottants en 1955). Et puis il y a le jeune manager du bar où elle travaille et qui est épris d'elle (Tatsuya Nakadai, samouraï des films d'Akira Kurosawa et voix du démon dans Belladonna de Eichii Yamamoto en 1973). Ces deux hommes figurent tour à tour deux immenses déceptions masculines qui vont s'enchaîner à la première en ne laissant aucun répit à Keiko. Du côté du client aimé, ce dernier arrive à la convaincre de passer une nuit avec lui pour lui annoncer au matin qu'il est muté avec toute sa famille à Osaka. En guise de cadeau d'adieu, l’amant aura laissé sur un coin de table quelques titres ou bons susceptibles de l'aider à faire l'acquisition de son propre bar. Du côté du manager amoureux, il s’agit pour lui d’accabler par ressentiment et dépit l'héroïne en l’insultant de prostituée. Et, pire, en lui annonçant qu'il sait que la nuit qu'elle vient de passer signifie qu’elle a rompu son serment de fidélité à l’égard de son défunt mari (le prêtre qui s’est occupé du mort a odieusement informé ce dernier de la lettre écrite par sa veuve et qu’elle a glissée dans son cercueil). La vilenie supposée de Keiko est alors ce qui l’autoriserait à lui sauter dessus en surenchérissant d'une infamie moins soupçonnée que bel et bien réelle celle-là.

En trois temps masculins valant comme autant de soufflets brutalement administrés, Mikio Naruse rappelle cette vérité pour lui si élémentaire et tant de fois réitérée de film en film : il n'y a pas plus mesquin qu'un homme dans ses rapports avec les femmes et la veulerie masculine, fréquente au point d’être banalisée, si elle peut quelquefois faire l'objet d'aveux, ne servent qu’à mieux faire passer la pilule de la mesquinerie. On pense encore au frère sachant très bien qu'il abuse de la gentillesse de sa sœur et qui espère peut-être que l'autocritique soit payante. La relation entre les hommes et les femmes est en fait celle d’un non rapport, et pas simplement que sexuel. L’accélération dans la répétition des déceptions masculines, déjà particulièrement haletante pour Keiko, deviendra asphyxiante quatre ans plus tard pour sa quasi-homonyme Reiko, sœur de galère de Une femme dans la tourmente. Au terme du film, Reiko reconnaîtra dans le cadavre du jeune homme qui n'aura pas eu le temps d'être son amant – comme si la chute mortelle l'autorisait au fond à ne pas assumer les responsabilités de l'engagement amoureux – la ruine même de ce qui lui restait encore d'espoir en l'amour, l’amour pour un autre homme qui aurait été le dernier(5).

Les hommes narusiens sont effectivement terribles, mais seulement de petitesses et de vilenies, cachées ou avouées. Que restent-ils alors aux femmes déçues par eux et affaiblies par elles, constamment brutalisées et trahies par les uns, incessamment diminuées par les autres, pour ne pas tomber en glissant dessus comme on glisserait sur une peau de banane ou une savonnette ? Ce qu'il reste échappe aux petits calculs d'une économie des plaisirs et des peines inégalement distribués selon la norme en vigueur des rapports sociaux de sexe (aux plaisirs pour les hommes et les peines reviennent automatiquement aux femmes). Ce qu’il reste est un geste sans retour, l'acte gratuit et sans contre-don possible, la gratuité comme preuve incommensurable d'une dignité qui en s’accomplissant accomplit la relève symbolique de son sujet, même blessé. Une manière exemplaire pour une femme de s’exposer tel quel, en tant que son être-ainsi nous importe, non moins irréparable que le monde est sans remède, mais pas sans espoir.

C'est déjà le retour à l'envoyeur du cadeau pourri de l'homme hier encore aimé, et avec le sourire, lorsque Keiko redonne à l'amant entouré de sa famille dans le train en partance pour Osaka les titres qu'il lui avait préalablement remis. L'hypocrisie est certes de mise, les sourires de convention passent de part et d'autre de la fenêtre du wagon. Mais, au moins, Keiko n'a définitivement plus rien à voir avec cet homme-là, c’est souverainement une fin de non-recevoir. Elle n’a plus rien à devoir non plus à celui qui a menti à sa famille et qui sait désormais qu'elle le sait. Enthousiasmant est alors le sourire final de Keiko retournant travailler dans le bar où collègues et habitués continuent de l'appeler « Mama ».

Vient enfin la troisième et ultime montée des marches, exceptionnellement filmée en plan fixe et en contre-plongée depuis le bas des marches. Après la fatigue accumulée puis l'enthousiasme bientôt soufflé comme on souffle sur une chandelle pour en éteindre la flamme, l’ultime montée des marches apparaît pour Keiko comme une ascension, certes, mais si différente de son projet de promotion sociale. La marche est celle d’une dignité attestée en toute simplicité, offerte à l'héroïne qui aura au moins su faire mentir le sort que l'on n'était vraiment pas loin alors d'avoir cru anticiper (la maladie ou la mort, l'ulcère ou le suicide). Autant l'espace social des possibles est la maille serrée des maigres probabilités, autant la décision finale de Keiko d'arborer le sourire exigé de l'hôtesse de bar au travail indique, mieux qu'une convention à laquelle sacrifier, une improbabilité qu'est ici la joie d'être encore en vie, et de désirer l'être encore. De persévérer comme le modèle intime, se dit-elle, que lui donne la ténacité exemplaire d’un arbre millénaire. D’être sa manière, à sa manière. C’est-à-dire d’être ainsi, sans remède mais non sans espoir, irréparable et incorruptible.

« Tel est le sens du oui de Nietzsche : le oui est dit non pas simplement à un état de choses, mais à son être-ainsi. Telle est l’unique raison de son retour éternel. Le ainsi est éternel »(6).

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