Logo du Rayon Vert Revue de cinéma en ligne
Une femme dort dans un film de l'installation Periphery of the Night
Esthétique

« Periphery of the Night » d'Apichatpong Weerasethakul : Expérimenter l’espace et le temps

Fabien Demangeot
« Periphery of the Night » est autant une invitation à garder les yeux ouverts qu'à les fermer. Le visiteur, porté par le rythme envoûtant des vidéos projetées, circule à l'intérieur de différentes salles qui lui permettront de créer, à son tour, sa propre narration. La contemplation amène ici à la création d'une multiplicité d'œuvres mentales défiant les lois du temps et de l'espace.
Fabien Demangeot

« Periphery of the Night », une installation d'Apichatpong Weerasethakul (2021)

Cette année, l’institut d’art contemporain de Villeurbanne a présenté, du 2 Juillet au 28 Novembre, une monographie d’envergure d’Apichatpong Weerasethakul. Constituée de vidéos, tournées entre 2001 et 2021 et de photographies, cette exposition intitulée « Periphery of the Night » propose aux visiteurs une véritable expérience sensorielle, à la lisière entre l’état de veille et le sommeil. Certaines pièces, métamorphosées en salles de projection, deviennent même des espaces d’endormissement pour le spectateur qui a la possibilité de se prélasser sur des coussins posés au sol. Les dispositifs de projections proposés (rétroprojections, projections suspendues, filtres holographiques) modifient notre perception du temps et de l’espace. Le visiteur est appelé à regarder autant le sol que les murs sur lesquels il verra se détacher, par intermittences, la silhouette d’un chien errant.

La périphérie de la nuit, qui donne son titre à l’exposition, est autant un lieu mental, au-delà du réel comme du rêve, qu’un espace en constante mutation qui, au même titre que la plage, laissant sa place à la cour ensoleillée d’un temple, du court-métrage Like the Relentless Fury of the Pounding Waves (1995), ou que le palais royal, devenu hôpital, de Cemetery of Splendour, ne demande qu’à être recouvert par de nouvelles significations. Les films de Weerasethakul, comme a pu le souligner Ulrike Kremeier, dans son ouvrage Apichatpong Weerasethakul. Vidéaste, sont basés sur la certitude de l’existence de mondes parallèles et d’une coexistence non linéaire de différentes sphères de réalité et de perception(1). Dans la première salle de l’exposition, éclairée par une forte lumière rouge, est présenté un court-métrage de deux minutes intitulé Haiku, tourné dans le village de Nabua, dans la province d’Isan. Le film met en scène un groupe d’adolescents, vêtus d’uniformes militaires, qui ont construit une structure circulaire, entre le vaisseau spatial et la machine à remonter le temps, à l’intérieur duquel ils se reposent. Le visiteur est appelé, d’emblée, à partager les sensations de ces jeunes gens, à demi endormis. Or, comme dans la plupart des films du cinéaste, le monde du rêve vient, en quelque sorte, se superposer à une triste et douloureuse réalité. Entre les années 1960 et 1980, Nabua a été le terrain d’événements violents. De nombreux paysans communistes de la région ont été violemment réprimés par l’armée. En 1965, suite à des heurts entre villageois et soldats, des hommes du village se sont même réfugiés dans la forêt, ce qui a profondément perturbé la vie et l’organisation sociale de Nabua.

Comme dans Tropical Malady ou encore Cemetery of Splendour, le contexte politique de la Thaïlande déborde du cadre de la fiction. La forte lumière rouge, qui éclaire les adolescents de Haiku, permet d’ailleurs au réalisateur d’Oncle Boonmee, de célébrer la couleur rouge, longtemps proscrite en Thaïlande à cause des orientations politiques auxquelles elle renvoie. Le court-métrage, présenté dans cette première salle, va faire écho à tout ce que le visiteur découvrira dans les salles suivantes. Le titre même de l’œuvre, qui définit un type de poème japonais très court célébrant l’évanescence des choses et les sensations qu’elle suscite, en plus de renvoyer à l’esthétique du cinéma de Weerasethakul, introduit, au cœur de l’exposition, le thème de la littérature que l’on retrouvera, dans la salle suivante avec le court-métrage Sakda (Rousseau), réalisé en 2012, dans le cadre d’un projet collectif pour le tricentenaire de la naissance de Rousseau. La forte couleur rouge, autant présente à l’écran qu’à l’intérieur de la salle, comme si la fiction venait contaminer le réel, c’est-à-dire ici l’espace d’exposition, réapparaîtra, en salle 6, dans le court-métrage Phantoms of Nabua qui, avec Haiku et Ghost Teen, fait partie d’un ensemble intitulé Primitive Project tourné, en 2009, dans le Nord-Est de la Thaïlande.

Dans Phantoms of Nabua, un groupe d’adolescents joue au foot avec un ballon enflammé tandis que de violents éclairs tombent de manière continue. Si le titre du film évoque l’exil des habitants de Nabua à l’intérieur de la forêt, l’idée de destruction, présente à travers notamment l’image d’un tissu qui brûle, contraste avec l’attitude joyeuse des adolescents filmés. À l’image des enfants de Cemetery of Splendour qui, à la fin du film, transforme les bosses du chantier de construction en surface plane, les jeunes gens de Phantoms of Nabua créent sur les décombres d’un ancien monde qui tente, perpétuellement, bien que de manière imperceptible, de revenir à la surface.

Cette confrontation entre le réel et le rêve, au centre de l’œuvre du cinéaste, trouve l’une de ses plus belles incarnations dans le film Invisibility (2016), projeté dans la halle nord de l’institut d’art contemporain. Muet et en noir et blanc, Invisibility prolonge les thèmes de Cemetery of Splendour en exposant, sur deux écrans juxtaposés, les silhouettes des comédiens du film, Jenjira Pongpas et Banlop Lomnoi, ainsi que des décors de la ville de Khon Kaen (une chambre d’hôpital et la statue du maréchal Sarit Thanarat qui a gouverné la Thaïlande de 1957 à 1963). La statue de ce chef politique violent et corrompu a été érigée en 2009, ce qui a énormément surpris le cinéaste retourné, en 2014, dans sa ville d’enfance pour tourner son avant-dernier long-métrage. Cette vidéo, d’un grand pessimisme, d’autant plus qu’elle est totalement dénuée d’environnement sonore, utilise l’espace du double écran pour mieux mettre en scène la rencontre et la dissociation de deux personnages qui semblent évoluer dans le refuge d’un rêve commun. La réalité politique est néanmoins plus prégnante que l’imaginaire qui demeure, pour le cinéaste, la seule manière de s’évader d’une terrible réalité. Le sommeil est, comme a pu le dire Weerasethakul, lors de la sortie de Cemetery of Splendour, une façon d’échapper aux situations terribles que l’on voit dans la rue(2). Situer l’installation vidéo Invisibility dans la halle nord, à côté des salles 5 et 6 qui projettent des films beaucoup plus colorés (la vidéo Fiction, réalisé en 2018, qui présente Weerasethakul en train d’écrire, dans un carnet, son rêve de la nuit passée, et Phantoms of Nabua), vient créer une sorte de rupture chromatique. Longue de près de vingt minutes et totalement hypnotique, Invisibility fait aussi écho au film Fireworks (Archives), projeté dans la salle 7, qui explore l’un des décors majeurs de Cemetery of Splendour : le parc de sculptures Sala Keoku.

Une installation de Periphery of the Night
© Institut d’art contemporain de Villeurbanne/Rhône-Alpes.

Éclairées par les flashs intermittents de feux d’artifice, les sculptures animales du film, influencées par le Bouddhisme et l’Hindouisme, sont prises en photos par deux personnages qui disparaîtront subrepticement. En contrepoint de cet univers poétique et spirituel, viendront s’interposer une série de photographies des rebelles de la région qui ont été poursuivis et assassinés de la fin des années 1940 aux années 1960. Ce retour à l’Histoire (déjà ancienne) de la nation vient nous rappeler que la Thaïlande reste un pays meurtri toujours victime des agissements des pouvoirs mis en place. La statue de Sarit Thanarat, longuement filmée dans Invisibility, devient ici l’emblème du caractère immuable de la politique thaïlandaise.

S’il dénonce, sans jamais l’expliciter réellement comme tel, l’oppression dont sont victimes les habitants de son pays, Weerasethakul utilise également la vidéo pour faire voyager le spectateur au cœur de sa propre mémoire. L’universel fait donc place à l’individuel comme l’atteste la série des Video Diaries, série de films courts, réalisés entre 2001 et 2020, qui constitue le journal intime de l’artiste entre fragments de vie et réflexions personnelles. Dans la cour qui sépare les salles 5, 6 et 7 des salles 2, 3, 4, 8 et 9, le spectateur se retrouve face un long couloir constitué de deux pans de mur sur lesquels sont projetés onze extraits de son journal vidéo. La première vidéo projetée, Father (2001), tournée par le frère du cinéaste, montre leur père, sous dialyse rénale, à l’hôpital. Ces images documentaires deviendront la matrice d’une scène importante de son long-métrage Oncle Boonmee dans lequel le personnage principal souffre, lui aussi, du même mal. La suite des extraits de ce journal vidéo se compose d’entretiens oniriques entre Weerasethakul et certains de ses acteurs et actrices (dans Jenjira, Death, Jenjira Pongpas décrit un cauchemar dans lequel elle découvre son corps sans vie dans un champ tandis que, dans One Water, Tilda Swinton, la future héroïne de Memoria, évoque ses rêves lors d’un festival de cinéma qu’elle a, elle-même, organisé aux Maldives), de commentaires politiques sur la situation de la Thaïlande (dans Sarit, le cinéaste remet en question la valeur de la sculpture de Sarit Thanarat, également vu dans le film Invisibility, qu’il considère comme l’archétype des généraux de l’armée qui ont pris, par la suite, le pouvoir par des coups d’État) ou encore d’expérimentations visuelles (Dans For Monkeys Only, l’image de la sculpture d’un singe se superpose à celle d’une machine à sous délivrant des prédictions). Ce patchwork d’images, tour à tour réalistes et oniriques, aboutit à une dernière vidéo projetée en hauteur sur un écran beaucoup plus large. Le film en question, Memoria, Boy at sea, réalisé en Amérique du Sud, en 2017, met en scène l’acteur canadien Connor Jessup venu rendre visite à l’artiste sur le tournage d’un documentaire dans la région de Nuquí. Aux images réalistes, pour ne pas dire réelles, de vagues se succédant les unes aux autres viennent se superposer, en transparence, celles d’autres paysages aquatiques ainsi que des formes géométriques. On voit également, en contre-champ, Connor Jessup, assis sur la plage, ce qui laisse penser que les images projetées, en parallèle, sont ses rêves ou ses souvenirs. Memoria, Boy at the Sea, dans son traitement du temps et de l’espace, rappelle les longs-métrages du cinéaste. C’est une expérience à la fois sensorielle et mémorielle sur laquelle se dessinent de nouvelles perceptions. Si le motif du palimpseste semble venir recouvrir l’immensément grand, il est cette fois-ci moins d’ordre architectural qu’imaginaire.

Dans les dernières salles de l’exposition, les représentations fantasmées ont laissé place à la seule figure de l’endormi. L’installation Durmiente/async-first light (2017-2021) présente simultanément deux vidéos d’une même durée. La première montre l’actrice Tilda Swinton, en train de s’endormir dans une chambre où la pénombre grandit tandis que la seconde met en scène plusieurs personnes, d’âges et de genres différents, ainsi qu’un chien, endormis. Dans ces deux films, le soleil se couche pendant que la voix de David Sylvian se met à lire le poème Dreams d’Arséni Tarkovski. La littérature vient rencontrer la vidéo dans une nouvelle tentative d’hybridation entre le texte et l’image déjà incarnée par le détachement, sur le sol de la salle 5, des mots écrits par Weerasethakul dans son court-métrage Fiction.

S’il ne devait rester qu’une vidéo de ce lancinant voyage sensoriel, où les bruissements de la nature laissent place, par intermittences, à des plages de silence, il s’agirait, sans doute, du somptueux court-métrage Blue, réalisé en 2018 pour l’espace numérique de l’Opéra de Paris. Le film s’ouvre sur l’image d’une femme, couchée sur un lit, enveloppée dans une couverture bleue. Alors que se dressent, en contrechamp, des toiles représentant des images de paysages colorés, une flamme apparaît sur la poitrine de la femme qui semble ne pas s’en soucier. À l’image du feu, qui finira peu à peu par consumer les lieux, se superposera le visage endormi de la femme ainsi que les paysages peints. Synthèse parfaite des motifs du cinéma de Weerasethakul, Blue invite à la contemplation et au sommeil.

L’exposition « Periphery of the night » est, à la fois, un prolongement et un dépassement de l’œuvre cinématographique de Weerasethakul qui invite le spectateur à créer lui-même ses propres histoires à travers ses souvenirs, ses fantasmes ou même ses vies antérieures :

« L’espace d’un musée peut se comparer à un cinéma très particulier, dans lequel on est soi-même un personnage. Je ne conçois pas mes films courts comme des pièces autonomes, mais plutôt comme la documentation d’une performance. Ils ont besoin du public : c’est lui achève leur "postproduction". Le spectateur imagine différents scénarios, comme si chacun était un personnage et qu’il pouvait se souvenir de ses différentes vies. Le cinéma est une autre expérience qui s’inscrit dans un thème plus linéaire »(3).

D’une manière similaire aux enfants du court-métrage Ghost of Asia (2005), projeté dans la halle sud, qui suggèrent et filment les actions d’un acteur incarnant un fantôme, les visiteurs de l’exposition participent, de manière ludique, à la création d’une nouvelle fiction. Cette fiction sera, bien évidemment unique, pour chaque spectateur. La force de « Periphery of the night » est de proposer au visiteur de devenir à la fois l’acteur et le concepteur de fictions déjà existantes. Une fois de plus, Weerasethakul dépasse les clivages pour rendre possible l’union des contraires au sein d’un environnement bétonné que la nature, par le biais de la technologie, des images et du son, recouvre peu à peu. Encore un bel exemple de palimpseste au cœur d’une œuvre, muséale comme cinématographique, en perpétuelle anamorphose.

Poursuivre la lecture autour des installations d'Apichatpong Weerasethakul

Notes[+]