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Jenjira Pongpas assise dans le cimetière dans Cemetery of Splendour
Esthétique

« Cemetery of Splendour » d’Apichatpong Weerasethakul : Sur les strates poétiques d’une réalité onirique

Fabien Demangeot
Par-delà le rêve et la réalité, Cemetery of Splendour est l'exploration poétique d'un monde à la fois immuable et en perpétuelle anamorphose. Le motif du palimpseste constitue la structure à la fois narrative et architecturale d'un film qui célèbre la puissance de l'imaginaire face à un régime politique oppresseur. En abolissant les frontières entre l'humain et le divin, le sommeil et l'éveil ou encore l'immensément grand et l'immensément petit, Weerasethakul appelle le spectateur à simplement contempler ce qui se trouve en face de lui.
Fabien Demangeot

« Cemetery of Splendour », un film d’Apichatpong Weerasethakul (2015)

Des bruits de chantier sur un fond noir. C’est ainsi que Cemetery of Splendour débute. Le film se présente, d’emblée, comme un chantier de construction à l’intérieur duquel le spectateur devra créer ses propres images mentales. Cette visée programmatique du générique d’ouverture doit beaucoup à l’utilisation du son qui nous laisse imaginer brièvement ce que le plan suivant finira par nous montrer : une excavatrice en train de remuer un morceau de terrain. C’est sur la même vision de cette terre remuée, et sur laquelle des enfants joueront d’ailleurs au foot, que le film s’achèvera, laissant le personnage de Jenjira, incarnée par la muse du cinéaste l’actrice Jenjira Pongpas, totalement coite. C’est par le biais d’un imaginaire des plus prosaïques que les enfants ont transformé ici les creux et les bosses du terrain en surface plane. Le début et la fin de Cemetery of Splendour se font donc écho non pas tant pour constituer une boucle à la fois temporelle et spatiale que pour annoncer la continuité, hors de l’espace filmique, d’une transformation perpétuelle du monde par l’entremise de l’imaginaire. Chez Weerasethakul, le rêve contamine le réel au point qu’il devient impossible de discerner ce qui appartient à la réalité diégétique première de ce qui provient des rêves ou des fantasmes des personnages. Il est même possible d’interpréter tout le film comme la rêverie de Jenjira qui, en écarquillant les yeux, face à la vision de ce chantier devenu terrain de foot, essaierait de se réveiller. Cet état de sidération devient, par mimétisme, celui du spectateur qui n’aura eu de cesse, durant les deux heures de la projection, de traverser des espaces à la fois authentiques et oniriques. Le monde des rêves paraît ici aussi réel, ou irréel, que celui de la vie éveillée.

Dans Cemetery of Splendour, des soldats, atteints d’une étrange maladie du sommeil, se réveillent pour mieux se rendormir. Veillés par Jenjira, une vieille femme dotée d’un pied-bot, Keng, une jeune médium, et plusieurs infirmières, ils reposent dans une ancienne école transformée en hôpital. Même s’il n’explique pas les raisons de cette catalepsie généralisée, Weerasethakul inscrit néanmoins son récit dans un cadre, au départ, réaliste puisqu’il fait référence à des lieux et à des situations ayant réellement existé :

"Il y a trois ans, on a beaucoup parlé d’un hôpital dans le nord du pays qui avait dû mettre en quarantaine près de quarante soldats atteints d’une maladie mystérieuse. J’ai mélangé l’image des soldats isolés avec celle de mon hôpital et de mon école à Khon Kaen"(1).

En mêlant l’intime (ses propres souvenirs d’enfance à Khon Kaen) au fait divers (la mystérieuse maladie des soldats) dans une ambiance propice à la contemplation, le réalisateur de Tropical Malady fait progressivement glisser son film dans le registre du fantastique tel qu’il a pu être défini par Tzvetan Todorov dans son ouvrage Introduction à la littérature fantastique :

"Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel"(2).

Selon Todorov, il est impossible, pour le lecteur d’un récit fantastique, de savoir si ce qui lui est présenté est réel, sur le plan de la diégèse, ou le fruit des hallucinations d’un personnage. Dans Cemetery of Splendour le surnaturel n’apparaît jamais directement à l’écran. C’est par l’intermédiaire de la parole que la magie prend vie comme l’atteste la longue séquence au cours de laquelle Itt, le soldat endormi, prend possession du corps de Keng, pour faire traverser l’ancien palais royal à Jenjira. Ce sont les mots du jeune homme, devenu jeune femme, qui transforme, dans l’esprit de Jenjira, comme dans celui du spectateur, la forêt en demeure somptueuse et légendaire. L’évocation du bassin en marbre rose de la salle de bain royale vient même se superposer à l’image, cette fois-ci bien visible, des feuilles mortes qui jonchent le sol. Cette superposition de la parole et de l’image crée une narration en deux temps puisque Jenjira qui ne voit pas, mais imagine le palais que lui fait visiter Itt, se promène également dans une forêt qui, en plus d’être visible à l’écran, fait l’objet de multiples commentaires. Jenjira montre ainsi à Itt l’orchidée qu’elle a plantée sur un arbre avant de l’entraîner dans un coin isolé où deux statues et, non loin d’elles, deux squelettes s’enlacent sur un banc. Cette forêt, a priori réelle, semble, à cet instant, contaminée par le rêve ou par un autre degré d’une réalité qui se dérobe totalement à nous. Si la parole de Itt permettait l’émergence d’un imaginaire mythique, ces images aussi étranges que poétiques nous entraînent également dans une autre fiction qui, par son caractère universel, touche le spectateur occidental qui sera en mesure d’imaginer, derrière les squelettes de ces deux amants, des réminiscences d’histoires d’amours tragiques, d’Orphée et Eurydice à Roméo et Juliette en passant par Tristan et Iseult. Selon Elsa Boyer, auteure de l’article « Les dormeurs du val : Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul », les rêves des soldats, auxquels le spectateur ne peut avoir directement accès, viendraient même déranger le régime des images :

"C’est que le cinéaste n’utilise pas le rêve comme un moyen de perturber voire de renverser la fiction, de compliquer ses enchaînements, il ne sert pas à laisser un doute sur les seuils franchis lors de l’endormissement et du réveil. Le trouble est d’un autre ordre, plus diffus, davantage ancré dans les images que sur un coup de force narratif"(3).

Jenjira Pongpas veille sur un soldat malade à l'hôpital dans Cemetery of Splendour
© Pyramide Films

Dans Cemetery of Splendour, il est possible de trouver au sein d’une même scène, voire d’un même plan, différentes réalités. La porosité entre le réel et l’imaginaire, le prosaïque et le légendaire est telle qu’il n’est pas étonnant, pour les personnages, de rentrer en contact avec la divinité et même de partager avec elle, comme avec le commun des mortels, quelques fruits. Lorsque Jenjira rencontre, pour la première fois, les déesses du temple, auxquelles elle a fait précédemment des offrandes, elle les prend pour des jeunes femmes vivant dans les environs. Celles-ci lui dévoilent alors leur véritable identité, ce qui pousse Jenjira à s’excuser et à les remercier, presque religieusement, d’avoir fait venir, en Thaïlande, Richard, son mari d’Amérique. Elle leur propose, par la suite, comme elle pourrait le faire avec des amies ou des connaissances, de venir prendre le thé chez elle. Quand elle retourne à l’hôpital, pour relater son expérience avec le divin aux infirmières, à qui elle raconte également l’histoire des esprits des rois légendaires venus prendre possession des soldats, Jenjira est, tout de suite, prise au sérieux. L’immersion du paranormal, pour expliquer les causes de l’endormissement des militaires, ne fait l’objet d’aucun questionnement.

Dans le cinéma de Weerasethakul, le surnaturel intervient toujours au cœur d’un quotidien en apparence banal. Il n’est d’ailleurs pas surprenant qu’un homme, sous l’impulsion d’une vieille légende, se change soudainement en tigre, comme c’est le cas dans Tropical Malady, où qu’un fils défunt se retrouve à la table d’un mourant, comme dans Oncle Boonmee. Avec Cemetery of Splendour, le spectateur est également en mesure de partager, par intermittences, les sensations auditives de ces soldats endormis. Comme l’a judicieusement fait remarquer Anthony Fiant, dans son article « Enjeux oniriques, poétiques et esthétiques du récit dans Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul : analyse d’une séquence », dans la chambre des soldats, au bruit produit par les pales du ventilateur, sur lesquelles s’attarde longuement la caméra du cinéaste, viennent progressivement s’ajouter des sons provenant du monde réel :

"De plus, au son produit par les pales du ventilateur, assimilable au point d’écoute du potentiel rêveur (lequel prétend plus tard l’entendre durant son sommeil), viennent peu à peu se mêler des sons de l’extérieur, des sons du monde, disons des sons du réel, ceux de grenouilles, de criquets, d’aboiements, de véhicules passant devant l’arrêt de bus, dont l’émission est inassimilable au potentiel rêveur. Ces sons semblent, un moment — mais un moment seulement — nous sortir d’une atmosphère léthargique ou onirique, comme pour nous annoncer un retour progressif au réel, alors qu’on y replonge très vite avec la scène de l’école, certes de manière différente"(4).

Au-delà du passage de l’imaginaire au réel, ou vice-versa, le travail sur le son permet la connexion de l’individuel à l’universel, voire, dans un cadre encore plus étendu, de l’humain au divin. Cette polyphonie métaphorise aussi la structure d’un film qui se présente comme un immense palimpseste puisque les lieux représentés à l’écran, et sur lesquels se construit la quasi-intégralité du récit, ne cessent d’être recouverts de significations. Ainsi le cimetière des rois est devenu une école, dans laquelle Jenjira a été élève, avant de se transformer en hôpital. À l’image du bruit des pales, progressivement recouvert par les sons de l’extérieur, les anciens lieux existent toujours à travers les nouveaux. Dans son ouvrage Palimpsestes : la littérature au second degré, Gérard Genette avait défini le palimpseste en ces termes :

"Un palimpseste est, littéralement, un parchemin dont on a gratté la première inscription pour lui en substituer une autre, mais où cette opération n'a pas irrémédiablement effacé le texte primitif, en sorte qu’on peut y lire l’ancien sous le nouveau, comme par transparence"(5).

Comme les inscriptions évoquées par Genette, le lieu ancien, dans Cemetery of Splendour, apparaît toujours derrière celui qui le remplace. Ainsi, bien avant les soldats endormis de l’hôpital, Jenjira se sentait particulièrement fatiguée lorsque, durant son enfance, elle se rendait à l’école. Ce motif du palimpseste, de manière, peut-être, moins perceptible touche également les personnages du film. Quand Itt, dont l’esprit a pris place dans le corps de Keng, lèche et embrasse la jambe meurtrie de Jenjira, il ne réussit pas à faire oublier l’enveloppe charnelle qu’il habite. Il est d’ailleurs difficile, pour le spectateur, de ne pas voir, dans cette scène, la représentation d’une relation homosexuelle. Alors que le corps mutilé semble, d’une manière finalement pas si éloignée du Crash de Cronenberg, se muer en objet de désir, le masculin et le féminin, eux, se confondent au sein d’un même corps, et rendent possibles, comme a pu le démontrer Saad Chakali, dans son texte sur Cemetery of Splendour, une multitude d’interprétations :

"Car, que voit-on alors ? Un moment où le plaisir joué et l'émoi réel se confondent ? Une situation où un homme par le biais du corps d'une femme fait l'amour à une autre femme en lui léchant la jambe meurtrie (un film de 2003 invisible en France, la comédie musicale The Adventure of Iron Pussy co-réalisée avec Michael Shaowanasai, proposait pour son héros un semblable changement de genre) ? Un événement où, après la proposition de plusieurs figures homosexuelles masculines (on pense surtout à Tropical Malady), survient sans crier gare et pour la première fois l'amour lesbien ? Un vertige où le jeu des masques (une femme jouant à être un homme en vertu de ses talents médiumniques, deux actrices interprétant leur personnage respectif) soutient la métamorphose originale du flux des émotions"(6).

Cette scène d’un érotisme troublant, qui fait écho au passage de Tropical Malady au cours duquel Tong lèche la main de son amant Keng, et semble presque annoncer la scène du massage érotique du très beau Days, dernier long-métrage en date d’un autre grand réalisateur asiatique contemporain, Tsai Ming-liang, vient comme s’opposer, pour ne pas dire se superposer, si l’on suit toujours la logique du palimpseste, aux représentations jusqu’alors triviales et humoristiques de la sexualité. Dans Cemetery of Splendour, les femmes rient en s’amusant à toucher les érections des soldats endormis tandis que les crèmes vendues par une VRP auraient, selon le personnage de Jenjira, une forte odeur de sperme. Le sexe est l’objet d’un comique régressif qui finira par devenir, si l’on décide d’interpréter ce passage de la jambe léchée comme une scène d’amour, profondément troublant. Il n’est, par ailleurs, pas impossible de voir, derrière cette étreinte sensuelle, un acte de pur dévouement de la part de Itt qui chercherait simplement à soulager Jenjira de ses douleurs. Ce changement de perspective et d’interprétation ne crée pas de confusion, les différentes strates du film, qu’il s’agisse de ses tonalités comme de son architecture, se mariant parfaitement les unes aux autres.

Banlop Lomnoi endormi dans un ascenseur auprès de Jenjira Pongpas dans Cemetery of Splendour
© Pyramide Films

Les changements, ou plutôt les modifications, s’opèrent toujours en douceur chez Weerasethakul au point que les sensations et les émotions ont parfois une incidence directe, bien que difficilement perceptible, sur l’environnement. Ainsi, pour Jenjira, les lumières de la ville deviennent ternes lorsque Itt se rendort. Le jeune homme est, quant à lui, capable, dans son sommeil, de sentir le parfum de toutes les fleurs et d’éprouver la chaleur des flammes. Le sommeil permet l’émergence de l’expérience synesthésique. Les longs tubes fluorescents qui éclairent les soldats endormis viennent favoriser leurs rêves et chasser les cauchemars. S’ils peuvent être perçus comme l’élément déclencheur de l’expérience synesthétique et onirique de Itt, ces néons viennent également éclairer le monde des vivants qui apparaissent, eux-aussi, à plusieurs reprises, dans le film, comme des somnambules. Le bruit des turbines du lac, comme celui des pales du ventilateur, crée un mouvement continu qui semble hypnotiser les habitants de Kon Khaen qui se déplacent comme des automates, semblables aux pensionnaires de l’hôtel de L’Année Dernière à Marienbad d’Alain Resnais. Le caractère mécanique de ces déplacements est parfaitement incarné par la magnifique scène de l’escalator où les néons du cinéma se mêlent, en une magnifique surimpression, aux lampes fluorescentes de la salle d’hôpital. Itt, dont le corps endormi est traîné par deux hommes, permet également le passage du monde réel au monde du rêve ou, d’une manière encore plus marquée, peut-être, de l’éveil au sommeil. Or, à l’intérieur d’un univers, potentiellement réaliste, où les hommes ressemblent à des somnambules, cette interprétation semble quelque peu restrictive. Sans doute, faut-il mieux voir dans la scène de l’escalator, et pour reprendre les propos tenus par Saad Chakali, l’évanouissement accompli des frontières censées séparer le rêve de la réalité.

Le fait que la fiction finisse par rendre indistincts réel et imaginaire, passé et présent ou encore macrocosme et microcosme (notamment à travers le plan présentant une mitochondrie, agrandie au microscope, se détachant sur fond de ciel bleu) symbolise le désir, pour le cinéaste, de fuir un réel devenu trop pesant. Depuis l’instauration d’une monarchie constitutionnelle, en 1932, la Thaïlande a connu douze coups d’état. En mai 2014, la junte militaire a renversé le gouvernement et amorcé des réformes constitutionnelles autoritaires. Dans ce contexte politique compliqué, et qui explique les raisons qui l’ont poussé à quitter la Thaïlande pour aller tourner, en Colombie, son dernier film Memoria, Weerasethakul utilise l’image des soldats endormis pour mieux montrer, comme l’a suggéré le journaliste Julien Gester, dans Libération, l’endormissement de la nation :

"Voir dans son film des soldats endormis n’est qu’un premier indice de la charge que mène le cinéaste thaïlandais qui glisse dans l’esprit du spectateur que toute cette opération d’endormissement généralisée serait une opération du pouvoir politique"(7).

Opposé à Jenjira, qui se montre d’un patriotisme à toute épreuve, Itt, qui se présente comme un véritable porte-parole du cinéaste, veut quitter l’armée pour vendre des gâteaux de lune. Pour lui, le métier de soldat n’a aucun sens puisqu’il passe, la plupart de son temps, à laver les voitures des généraux. Critique envers un gouvernement qui a également censuré son travail, rappelons qu’en 2006, son film Syndromes and a Century(8), n’a pu sortir au cinéma, Weerasethakul n’a pourtant jamais cessé de rendre hommage à son pays. Cemetery of Splendour est une déclaration d’amour à la ville de Khon Kaen, où le cinéaste a passé, comme on a pu le voir précédemment, son enfance, et aux souvenirs qui s’y rattachent :

"Le film est une quête des anciens esprits de mon enfance. Mes parents étaient médecins et nous vivions dans un logement attenant à l’hôpital. Mon univers se limitait alors aux salles de soins où travaillait ma mère, à notre maison en bois, une école et un cinéma"(9).

Dans les décombres d’une salle de classe, qu’elle a peut-être d’ailleurs fantasmée, Jenjira se remémorera, elle aussi, ses souvenirs d’enfance. Elle se rappellera notamment d’un devoir qu’elle n’aurait jamais rendu à son instituteur. Sur les ruines d’un passé, à la fois intime et mythique, Weerasethakul érige une œuvre ouverte à la pure contemplation. Il est possible de regarder Cemetery of Splendour comme on regarderait un film de Tarkovski, c’est-à-dire pour la seule beauté de ces plans qui, pour paraphraser les propos tenus par Gilles Deleuze, dans L’image-temps, arrivent à piéger le temps dans ses signes perceptibles par les sens(10)

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