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Henri Chomette, Jeux des reflets et de la vitesse (1923-1925)
Esthétique

« Passages du cinéma » de Prosper Hillairet : De l’essence du cinéma

David Fonseca
L’âge d’or du cinéma, pour certains, c’était avant. Le muet, un cinéma d’implosion et d’explosion, qui se serait rétracté ensuite. Serge Daney. Mais d’aucuns jureront que ce sera avant tout Murnau, tout Murnau, plus tard Ford, Antonioni, Rossellini, dans une certaine mesure, au début. Pour d’autres encore, l’âge d’or, ce sera après, en une ressaisie en avant. Godard. Le plus beau film : celui qui n’a pas encore été réalisé. Chaque époque fait ainsi son lit, arrange son âge d’or, sans regard toujours rétrospectif, ces revues qui inventent le film du mois, la photographie du mois, ce qu’ont pratiqué les Cahiers du cinéma. Quel peut bien être le coup de cœur du mois ? Mais s’il n’y avait pas de battements par minute un mois durant, ni même une année? Si un mois passait, une année, où ne se produirait aucun contact, rien à voir, un trou noir, se demandait encore Serge Daney à l’inauguration de Trafic, en 1992, que faire ? « Rapatrier son objet d’amour », disait un poème d’Ezra Pound en ouverture de la revue. Rapatrier son regard, autant, en se (re-)demandant de quoi le cinéma est-il le nom, le désembuer de toutes ces images prises dans la rétine, en lisant l’ouvrage de Prosper Hillairet, Passages du cinéma.
David Fonseca

« Passages du cinéma », un livre de Prosper Hillairet publié aux éditions Paris Expérimental

Où se trouve l’être-cinéma, ce qui fait sa nature, soit sa singularité, si chacun entend en fixer l’âge d’or ? Quel en est donc l’étalon mesure ? À quel degré parvient-il à s’accomplir, être enfin lui-même, repu de son être ?

Prosper Hillairet, à cet égard, a construit une réflexion sur plusieurs années, en une série d’articles réunie dans un ouvrage, Passages du cinéma (Paris Expérimental, 2021), concernant la spécificité du cinéma, une réflexion élaborée sur ses deux pôles, le cinéma expérimental, le cinéma narratif. Une question sur la nature du cinéma que Prosper Hillairet, d’un geste léger de la main, débarrasse de ce qui l’encombrait, avec cette manière élégante de ne jamais appuyer le propos, manière anglo-saxonne paraît-il, qui le fait résonner autrement puissamment. Qu’est-ce que le cinéma ? ne serait pas tant une question à résoudre qu’à dissoudre. Passages (entre les cinémas) annonçait pourtant le titre au lecteur trop pressé. De fait, identifier la nature spécifique du cinéma, s’efforcer d’en saisir les contours afin de le constituer en objet, serait partir à la conquête d’un 7e continent. Un territoire aussi vaste qu’il n’existerait pas, sauf dans l’esprit de ceux qui voudraient l’aborder, et dont les points de passages seraient si nombreux qu’ils effaceraient et la possibilité de la carte comme du trésor.

La couverture du livre Passages du Cinéma de Prosper Hillairet
© Les éditions Paris Expérimental

Précisément, comment nommer l’être du Cinéma ? De façon latérale, à partir du point de vue de l’analyse critique, pourrait-il être réduit, par exemple, à son idéologie, sa portée politique ? Ou bien, a contrario, comme ce projet poursuivi lors de sa création par la revue de filmologie, en 1947, après les années de collaboration, ne conviendrait-il pas de substituer désormais à cette approche idéologique une approche scientifique du cinéma, pour en décortiquer l’image (et de convier l’histoire, la psychanalyse, la sociologie… bien avant l’ère des cultural studies) ? Mais encore, ne serait-il pas nécessaire, à rebours, la création des Cahiers du cinéma en attestant, via la cinémathèque et le positionnement d’Henri Langlois, en 1949, d’aborder plutôt le cinéma comme art, envisager les questions de mise en scène comme questionnement moral, l’art engageant un rapport sensible au monde, Eric Rohmer espérant pour sa part atteindre ainsi la réalité ontologique du cinéma ? Tout autant, une analyse par le contexte du film ne serait-elle pas viable, qui serait son versant Positif, manière Bertrand Tavernier, période critique ? Ou alors, ne s’agirait-il pas davantage de raisonner par analogie, comme le fait Godard, en lien avec le romantisme allemand : parler d’une image à partir d’une autre image ? Autant d’approches, autant de méthodes, cette méthode qui vient étymologiquement du grec méthodos signifiant le chemin, mais chemin pour aller vers où ? Vers quel objet ? Qu’est-ce qui distinguerait le cinéma, par exemple, des autres arts ?

Cette question sur le cinéma comme art, à propos de laquelle Prosper Hillairet s’interroge, est intéressante car elle est contemporaine de la naissance du cinéma et, très tôt, ce que fait apparaître l’auteur, s’accompagne de la préoccupation de savoir si cet art cinématographique est pur ou impur, une approche qui formerait la question de la première vague, celle des Germaine Dulac, Jean Epstein, Marcel L’Herbier... dont les positionnements théoriques sont retrouvés dans le livre, première vague apposée par les Cahiers du cinéma pour la distinguer de la nouvelle, de sorte que Jacques Rivette pensera son cinéma comme impur, à partir du théâtre, quand Germaine Dulac voulait l’en débarrasser.

Le livre de Prosper Hillairet, de ce point de vue, présente une homogénéité dans l’approche de cette question et une ambition qui ne se dévoilent qu’à la lecture, visiblement et invisiblement. Visiblement, à partir de cette question toute bazinienne : qu’est-ce que le cinéma ?  Invisiblement, par sa construction, Prosper Hillairet ne proposant pas de réponse à l’instar d’André Bazin. Mais, tandis qu’André Bazin demeure, pour sa part, dans la question, considérant sans doute que les véritables questions ne s’épuisent jamais dans les réponses, Prosper Hillairet déconstruit la question, la déplaçant, en ne se demandant plus ce qu’est le cinéma mais ce que peut le cinéma.

Champ

De manière visible, le livre de Prosper Hillairet se frotte à La question. La grande question : qu’est-ce que le cinéma ? De ce point de vue, l’ouvrage semble (faussement) construit sur l’opposition de deux types de cinéma, le cinéma expérimental, d’un côté, qui se prendrait lui-même pour objet, du moins qui s’intéresserait au monde déjà « médiatisé par le cinéma » (p. 37), de l’autre, le cinéma narratif auquel le public serait davantage accoutumé. Mais ce qui paraissait s’opposer dans le livre n’est au fond qu’un jeu de miroirs, comme deux plans se répondraient, deux tableaux qui se rabattraient pour n’en faire qu’un(1).

En effet, se poser la question de la nature du cinéma est une question ambitieuse à laquelle ne se dérobe pas Prosper Hillairet, mais qui, dans le même temps, en proposant une multitude d’approches comme de définitions, finit par rendre un souffle à la question, un cinéma qui serait tantôt mouvement, durée, plan, photogramme… si bien qu’à force de courses, la question est expédiée dans le néant, ou plutôt, dans un noir, ce noir qui est au cœur, sur le plan formel, de la construction de l’ouvrage et qui, par effet comme volonté de mimétisme, renvoie à l’une des approches théoriques du cinéma identifiée dans l’ouvrage, à laquelle semble attachée Prosper Hillairet.

Peter Kubelka, Schwechater (1957-1958)
Peter Kubelka, Schwechater (1957-1958) - © Archives Paris Expérimental

Précisément, sur le plan formel, la construction même de l’ouvrage entend répondre de cette ambition définitionnelle. Les deux parties du livre, « De l’expérimental » (pp. 15-16), « De la narration » (pp. 279-280), qui en constituent l’agencement, ont chacune leur titre imprimé sur une page noire, complètement noire, un noir soulagien, qui tranche singulièrement avec le blanc de toutes les pages qui les précédent comme de toutes celles qui leur succèdent, comportant le texte de l’auteur. De la sorte, le livre est construit comme une série, un montage en tous points identiques au propos qui est le sien. Fond noir entre deux blancs, cette construction formelle n’est pas l’effet du hasard. Elle semble reprendre l’une des définitions du cinéma proposée par Peter Kubelka, rapportée par Prosper Hillairet : « Le cinéma n’est pas mouvement […] le cinéma est ce qui existe entre deux images ou deux photogrammes » (pp. 32-33), définition d’après laquelle l’espace opaque, qui était pensé fixe entre deux photogrammes, devient le lieu de gestation du mouvement, qui conférerait sa dynamique propre au cinéma. Mouvement qui ne serait plus dans les images, qui logerait dans ses interstices.

Contre toute logique, le cinéma ne résiderait donc pas dans ce qui est nécessairement aperçu à l’écran, mais plutôt dans l’espace imperceptible qui se trouverait compris entre deux photogrammes. Non pas dans ce qui serait à voir dans le blanc des yeux comme des images, mais dans ce qu’il faudrait percevoir : au soutien du cinéma se trouverait un noir primordial, tout comme cette étrange énergie sombre/matière noire charpenterait l’univers entier selon les astrophysiciens. Dans ce noir, le cinéma puiserait son mouvement comme l’ouvrage sa dynamique interne. Un noir entre deux lumières, deux blancs, le noir ne serait plus l’expulsé du plan mais en deviendrait le centre, de sorte que tout ce qui paraissait séparer le cinéma expérimental du cinéma narratif s’y épuiserait définitivement. Ou comment le hors-champ se situerait d’abord et avant tout entre les images, non plus simplement dans ce qui n’est pas montré à l’écran. En permanence, ce hors-champ parasiterait comme il animerait d’une vie nouvelle les images.

Ce noir entre deux blancs organise dès lors une pensée de type cinématographique où chaque plan théorique vient se construire contre le suivant, et à l’infini. De sorte que cette construction épuise la tentative vaine des diseurs et autres thésauriseurs à vouloir saisir l’essence du cinéma. Une quête rendue, dès lors, vaine par Prosper Hillairet, s’attachant à rendre à chacun ce qui lui est dû, cuique sum tribuere disent les latinistes, sa part théorique, non pas dans une opération de justice mais de justesse, mais effet de justesse qui, par accumulation, annihile toute tentative d’aborder définitivement ce 7e continent. Le problème n’étant pas la carte que le trésor lui-même. Tout comme dans celui de la Sierra Madre, à le saisir il demeure introuvable. C’est qu’à force de gesticulations intellectuelles, l’objet se déplace sans cesse. Une accumulation définitionnelle comme une végétation de glose qui bien plutôt que de permettre de découvrir ce trésor finit par l’engloutir, le dissimulant tout à fait.

Hors-champ

L’ouvrage s’ouvre ainsi sur une définition du cinéma, celle de l’avant-garde, cette école française du début des années 1920, constituée en courant novateur au sein du cinéma commercial/contre le cinéma commercial, dont Prosper Hillairet est un spécialiste, avant-garde à la recherche de l’essence comme d’une « pureté » du cinéma. Quête problématique, d’emblée, cependant, puisque ce cinéma, dans le langage même des avant-gardistes, serait « à la croisée de la peinture et de la musique » (p. 19), notamment pour Germaine Dulac ou Jean Epstein. Duplicité coupable dont rend compte l’avant-garde elle-même en tant que corps doctrinal, celui-ci ne présentant pas, dans le même temps, un front uni : quand Germaine Dulac tirerait vers l’abstraction plastique, Jean Epstein considérerait qu’« il n’y a de photogénie que du monde » (p. 253). Et Prosper Hillairet, à partir de ce point de départ en soi déjà problématique, de multiplier approches comme définitions dans son livre. Ainsi, tantôt le cinéma serait « l’art du mouvement » (définition de Germaine Dulac), « développé dans le temps » (p. 22), quand, au contraire, à propos du cinéma expérimental, distinguant « film structurel » et « film formel » (définition de Paul Adams Sitney), le cinéma « n[e serait] plus le mouvement », il deviendrait « l’écart entre deux photogrammes, ou plutôt la série des écarts entre deux photogrammes ». Mouvement d’amplitude important, un passage de témoin décisif s’opérant dans la compréhension de l’objet cinéma, allant d’un cinéma de plans à un cinéma de photogrammes, quand Dziga Vertov définissait le cinéma comme passage « d’un mouvement à un autre, c’est-à-dire d’un plan à un autre » (p. 27).

Toutefois, sous l’abord de la quête de l’essence du cinéma, d’autres cheminements seraient encore possibles. Ainsi, malgré tout ce qui distinguerait l’avant-garde du cinéma expérimental, leur cinéma serait élaboré à partir d’un présupposé commun : il devrait échapper au théâtre comme à la littérature, sous-entendu, être non narratif (p. 63). Une théorie du cinéma pur, une pureté à la recherche de laquelle « l’alchimiste » Henri Chomette partira, en séparant les éléments purs du cinéma (éléments plastique et mouvement) des éléments impurs, sous-entendu « non cinématographiques » (scénario, acteurs, décors…), par exemple, dans Cinq minutes de cinéma pur, en 1926. Cette approche se trouverait au cœur du cinéma expérimental lorsque celui aborderait son objet comme « série de photogrammes » (p. 68, p. 134), comme s’il s’agissait d’opérer un travail de décomposition des éléments constitutifs du cinéma. Une quête de la pureté qui est, au fond, une quête des origines, celle des éléments insécables, le cinéma à la recherche de son point zéro, opérant la décomposition de son atome comme la physique des particules est à la recherche de sa force fondamentale.

Peter Bernuth se rase dans The Big Shave
Martin Scorsese, "The Big Shave" (1967) - © DR

Mais le cinéma aurait, au vrai, une « nature hétérogène », ce que soulignait déjà Fernand Léger, mais aussi Henri Chomette, Marcel L’Herbier (p. 90), hétérogénéité que la « théorie des 7 arts » entérine, le cinéma comme synthèse de tous les autres arts, théorie formulée par Ricciotto Canudo (p. 225), dont le film de Marcel L’Herbier, L’inhumaine, serait l’expression au cinéma. Une position que relaie Prosper Hillairet, réalisant lui-même une synthèse de tous les cinémas comme champ du possible dans son travail de lecture des films, ce qu’illustre, par exemple, un article « Cinéma/Danse/Musique/Abstrait/Concret » (p. 249). Une nature inhomogène du cinéma qui lui permet, ce faisant, de décloisonner cinéma expérimental et narratif. Ainsi, The Big Shave (1967), de Martin Scorsese, montré à un festival de cinéma expérimental, est vu par l’auteur comme film narrativo-expérimental (pp. 354-355). Désenclaver le cinéma, expérimental, narratif, pour en penser les liens, parce que, comme le rappelle un dialogue du film de Leos Carax, Holy Motors, « l’enfer, c’est d’être soi » (cité p. 365), un film qui en revient, par ailleurs, au cinéma expérimental des premiers temps, « des premiers mouvements, ceux de Marey » (p. 369), l’entre-soi, définitivement, ne produisant jamais rien d’autre que des produits marketings débiles, l’amour de soi (de son propre cinéma) entretenant la haine (du cinéma) des autres, ou plutôt le relatif mépris dans lequel est encore trop souvent tenu le cinéma expérimental, indifférence crasse à laquelle répond symétriquement le cinéma expérimental par son aspect muséal, articulé encore trop souvent sur la logique des happy few, malgré le travail remarquable fait, par exemple, par le site internet ubuweb.com afin de rendre disponible et visible par chacun ce cinéma. Entrelacement du narratif, de l’expérimental, que Prosper Hillairet illustre encore avec le Shock Corridor de Samuel Fuller, dont le début du film mélange les matières : le sonore, le textuel, le plastique, l’iconique (p. 392). Autant sur « Murnau et la persistance du cinéma » (p. 240), « David Lynch ou les aventures de la matière » (p. 291), ou encore « Retour à Franju », (p. 318), Franju qui souhaitait remonter « à un état premier du cinéma », une lecture de tous les cinémas reposant chez Prosper Hillairet sur un axe théorique fort : « écrire d’un film et non sur, comme d’un de ses effets » (p.77), qui démantèle la ligne de fracture entre cinéma expérimental et narratif.

C’est ainsi que Prosper Hillairet déflagre la question de l’avant-garde, « Qu’est-ce que le cinéma ? », devenant « Qu’est-ce qu’apporte le cinéma ? » : non plus viser le cinéma dans son essence, mais dans sa tendance, ou comme dirait Deleuze, l’envisager dans ses rapports, l’enserrer dans des réseaux, des agencements (Deleuze cité p. 281, à propos d’India Song de Marguerite Duras). Or, ce que « le cinéma apporte au monde est le monde lui-même » car « au cinéma, l’étonnant c’est le monde » (p. 257), ce monde qui permettait à Serge Daney d’identifier un « cinéma monde » à distinguer d’« un cinéma local », car si « le cinéma est fait du monde, c’est que le monde est déjà cinéma, le cinéma travaillant la matière comme le monde travaille ses propres matières, apporte son mouvement, sa vitesse ».

Il n’y aurait pas d’essence du cinéma, finalement, rien que des cas particuliers, chaque film, pour le meilleur d’entre eux, inventant un regard, fournissant sa méthode, ce dont parle Jean-Claude Biette, dans sa Poétique des auteurs. « Combattre ceux qui ne songent qu’à légiférer dans l’absolu », ajoute Godard. Le cinéma ne peut pas être ce gros plein d’être, dont parle Sartre, coïncidant avec ses moyens comme ses fins. Non pas, car autant de définitions délivrées dans l’ouvrage, c’était plutôt pour tenter d’approcher le rythme propre au cinéma, « espace croisé, mixte » où se rencontrent « peinture, musique, espace et temps, instantané et durée ; espace réversible, équivoque, qui est celui du cinéma : art de figer le mouvement » (p. 30), approche faisant sienne celle d’André Bazin, que cite Prosper Hillairet : « Le film ne se contente plus de nous conserver l’objet enrobé dans son instant comme, dans l’ambre, le corps intact des insectes d’une ère révolue, il délivre l’art baroque de sa catalepsie. Pour la première fois, l’image des choses est aussi celle de leur durée et comme la momie du changement » (pp. 34-35).

De cette lecture, faudrait-il alors en tirer la conclusion que cette quête de la nature du cinéma conduit nécessairement à la fusion des circuits ou la décompensation générale ? En conclure que les doxogogues, revêtus de tous les attributs de l’autorité cathédrale, expliquant doctement ce qu’il faut penser du cinéma, seraient au fond des sortes de nécessiteux dans leur genre ? Auquel cas il ne resterait alors que pour seul émonctoire la fureur accusatrice et pour seule analyse la dénonciation d’une certaine forme d’irrédentisme intellectuel propre au cinéma, une manière de penser que Robert Musil avait en détestation à propos de la philosophie en général, qui, à défaut de pouvoir gouverner le monde l’aurait enfermé dans ses théories, petit caporal de la pensée, encavant le monde dans un gésir. Plutôt, pour conclure, faudrait-il laisser les essentialistes à leurs moulins, et, hasard du calendrier, de prendre le monde comme il va, terminer ce passage sur un film vu récemment, de Cornel Wylde, réalisateur quasi-méconnu, dont l’un des films, The Naked Prey (La proie nue, 1966), a librement et très directement inspiré l’Apocalypto de Mel Gibson (2006), dont le film suivant, à propos duquel il sera dit quelques mots, Beach Red (Le sable était rouge, 1967) est revendiqué dans sa filiation par Terrence Malick pour son The Thin Red Line (La ligne rouge, 1998), tout le film, dont le début du générique donne le ton, étant construit sur des matières, des arts, un fond sonore a priori distincts pour qui voudrait penser le cinéma en termes de pureté, qui en font au contraire le sens : le dessin, la photographie, l’image morte mise en mouvement.

Des soldats en guerre dans le pacifique apparaissent ainsi en début de film, à l’écran, en guerre contre l’ennemi japonais. Mais ennemi invisible, in-montré, soldats dès lors statufiés, pris dans et par l’image de ce qui leur est dérobé, montrés mais en un mouvement figé. Soldats mitraillettes en main, avançant dans un décor qui se voudrait pourtant mobile, celui de l’eau ; mais soldats empêchés, pétrifiés dans leur progression : soldats qui apparaissent d’abord à l’écran dessinés au fusain, dans un décor sépia, une nature couleur vieux tabac comme si leurs pas imprimaient la carte d’un parchemin impossible à lire, quand le son, par l’effet des explosions d’un combat invisible dynamite l’espace visible des images. Puis, soldats qui semblent s’animer d’une vie nouvelle, soldats-qui-ôtent-des-vies pris de couleurs dans les premières minutes gestatrices du film, dessins des soldats comme des décors mués désormais en photographies, soldats pris dans et par l’image, soldats prisonniers de leur image, qui, pour le reste du film, s’efforceront à la trouée : sortir de l’image pour faire image, s’inventer un destin comme les nations au canon, ce soldat qui se voit mourir au combat, en photographie, avant l’assaut, dans un souvenir en avant, rétro-souvenir d’un assaut tardif, souvenir du futur déjà jauni. Le sable était rouge pose dès lors la question de savoir ce qu’est une ligne, un plan, un cadre, qui étend sa question aux dimensions du monde, dont parle Prosper Hillairet, la question de savoir où trouver un centre, un lieu où habiter durablement ailleurs qu’au cinéma(2).

Notes[+]