« News From Home » de Chantal Akerman : Dialectique urbaine
Au début des années septante, Chantal Akerman s’installe pendant plusieurs mois à New York. Là-bas, la jeune réalisatrice fréquente l’avant-garde du cinéma expérimental et réalise plusieurs courts et moyens-métrages. En 1976, elle revient à New York pour y tourner les images de la ville qui viendront accueillir la lecture des lettres que sa mère lui envoyait quelques années plus tôt. Ainsi nait News From Home, d’un premier décalage temporel qui place le film sous le signe de l’écart. Tout le film s’articule ainsi autour de forces antagoniques qui se font l’écho du conflit interne qu’expérimente la cinéaste à cette époque et qu’elle transmet aux spectateurs sous la forme d’une œuvre physique et éreintante.
« News From Home », un film de Chantal Akerman (1976)
Au début des années septante, la jeune Chantal Akerman entame un cycle de voyages qui, de Paris à Jérusalem, s’achève par un séjour de plusieurs mois à New York. Vivant de petits boulots, vagabondant d’une chambre à l’autre, la réalisatrice y rencontre - par l’entremise de la réalisatrice, directrice de la photo et future proche collaboratrice Babette Mangolte – les membres de l’Anthology Film Archives dont Jonas Mekas, figure de proue du cinéma expérimental underground de l’époque. Chantal Akerman lui montre alors son premier film, Saute ma ville, qui fera office de ticket d’entrée pour ce groupe d’artistes états-uniens d’avant-garde qui fascine la jeune cinéaste belge. C’est à leur contact que Chantal Akerman poursuit sa recherche formelle en réalisant notamment durant cette période La Chambre (1972), un court-métrage expérimental, et Hôtel Monterey (1972), un documentaire non-sonorisé sur un hôtel low-cost de l’Upper West Side new-yorkais.
Loin de sa Belgique natale, Chantal Akerman entretient durant cette période une relation épistolaire avec sa mère restée au pays. La lecture de ces lettres maternelles constitue une partie de la bande sonore de News From Home que la cinéaste réalise quelques années plus tard, en 1976 – forte d’une aura artistique nouvelle après la sortie plébiscitée de son Jeanne Dielman en 1975 -, à la faveur d’un second séjour à Big Apple lors duquel elle tournera les images du film. S’étant jusqu’alors principalement attachée aux espaces clos et souvent domestiques (chambres, cuisines, appartements, hôtels), Chantal Akerman descend cette fois dans la rue new-yorkaise pour y capter son effervescence, ses flux, son organisation urbaine - en bref, sa matérialité concrète et spécifique – et parvient une fois de plus à y greffer habilement des éléments de son intimité. Se déploie alors sous nos yeux une œuvre d’une physicalité éreintante, saisissante d’intensité.
Absorption et distanciation
Si News From Home est une expérience particulièrement physique, c’est d’abord parce que Chantal Akerman joue de l’alternance entre effets d’absorption et de mise à distance des spectateurs. Absorption, puisqu’Akerman nous invite à épouser son point de vue : toujours placée à sa hauteur, la caméra de la réalisatrice agit comme un prolongement direct de sa vision propre et acquiert ainsi une qualité subjective. Se faisant, la caméra devient un relais du corps du spectateur dans l’espace filmé, et ceci d’autant plus que la présence physique de la caméra se manifeste concrètement dans les plans : sur le trottoir les passants la contournent, dans la rue les voitures l’évitent, dans le métro les usagers l’observent. En ressort l’impression que la cinéaste ménage toujours dans ses plans une place prête à être investie par le corps du spectateur. Mais cette caméra qui se donne à voir (sentir) produit simultanément l’effet paradoxal de mise à distance du spectateur : le dévoilement du procédé de captation automatique de la caméra, la fabrication mise à nu, nous renvoie régulièrement à notre réalité physique de spectateur assis dans une salle de projection. Ce procédé de mise à distance est à l’époque plébiscité par les cinéastes de l’avant-garde new-yorkaise que fréquente Akerman, qui s’opposent fermement au cinéma de l’illusion absorbante(1).
Tension et soulagement
News From Home va ainsi se construire autour de motifs dialectiques, imposant aux corps des situations de conflictualité souvent basées sur le soulagement d’une mise en tension préalable. Exemplairement dans la bande sonore - l’éreintement naît d’abord du son, de ce capharnaüm du New York des seventies artificiellement recomposé en post-synchro et mixé afin d’en restituer la sensorialité éprouvante. Chantal Akerman fera régulièrement s’affronter ce tumulte de la ville avec le son de sa propre voix lisant les mots de sa mère ; le tumulte l’emportant parfois, empêchant alors le spectateur de pleinement saisir l’intimité qui se dévoile sous le déluge de klaxons et d’échappements. L’oreille avide, tendue vers la voix de la fille, est malmenée, brutalisée. Une tension naît de ce conflit, qui se résorbe lorsque la voix reprend le dessus - soulagement.
Par l’image aussi, Chantal Akerman provoque la mise en tension du corps. D’abord par le fait de ne recourir qu’à de rares exceptions près à des plans-séquences fixes. News From Home souligne de façon éclairante en quoi ce type de plans, à fortiori dans un dispositif documentaire (comprendre « non-mis en scène »), comporte par essence un potentiel conflictuel. D’une part, il astreint le regard du spectateur à un angle de vue limité et inamovible, frustrant ainsi son désir d’exploration et d’accumulation des points de vue sur l’objet filmé (ici, la ville de New York). De l’autre, il délègue son contenu à l’aléatoire : la réalisatrice peut choisir le lieu et l’angle de prise de vue de sa caméra, mais ce qui viendra alors animer, traverser, ou modifier son plan n’est pas de son ressort – Chantal Akerman se contente de capter le produit de la contingence. En résulte des micro-tensions dans le chef du spectateur puisque les choses ne se donnent pas toujours entièrement : tantôt un homme nous intrigue mais demeure à moitié caché derrière un pan de mur, tantôt une femme apparait dans le plan mais se place dos à la caméra, etc. etc.
Cette mise en tension « passive » (puisqu’inhérente au procédé de captation de la cinéaste) va parfois s’accompagner d’une organisation plus active de la conflictualité. Il en va de cet impressionnant plan-séquence situé vers la fin du film dans lequel Chantal Akerman filme depuis la fenêtre arrière d’une voiture en marche la 10ème avenue qui traverse le quartier de Hell’s Kitchen, entre la 30ème et la 49ème rue. Par ce mouvement de balayage latéral, la réalisatrice semble scanner la réalité visible d’un quartier particulièrement défavorisé et rarement représenté. Mais sur un plan plus sensoriel, ce mouvement particulier de la caméra va entrer en dialogue avec l’architecture de la ville (le fameux plan en damier) pour se déployer dans un régime d’alternance dialectique tension-soulagement : tension entre la claustration du plan obturé par les façades bordant l’avenue, soulagement produit par les trouées des perpendiculaires qui font soudain éclater la profondeur de champ, comme autant de respirations. Ces ouvertures du plan organisent, en outre, des jeux plastiques de lignes - l’horizontalité du sol et la verticalité des immeubles traçant des lignes de fuites - et de surfaces – les façades, le ciel – qui révèlent chez la cinéaste une capacité jusqu’alors inédite d’appréhension et de spatialisation des grands ensembles.
Faire corps avec la ville
Cette dernière observation trouve sans doute un élément d’explication dans le fait que, de toutes les villes, New York est probablement celle dont les caractéristiques géométriques s’apparentent le plus à celle de ces espaces intérieurs qu’Akerman à tant aimé filmer jusque-là : espaces clairement circonscrits par des lignes nettes et perpendiculaires auxquels s’accommode si bien le cadre orthogonal de la caméra. « Le cadre fixe et la mise au point de sa caméra alignent les bords horizontaux et verticaux du cadre du film sur la "vague de verticales" de son environnement. La structure cinématographique et la structure urbaine sont réciproques dans News From Home » écrit Kenneth White(2). Le plan-séquence de Hell’s Kitchen décrit plus haut est un bel exemple de cette réciprocité, la longue avenue new-yorkaise devenant rail de travelling. Partant des théories du cinéma structuraliste qui insiste pour mettre en évidence « les fonctions mécaniques de l'appareil cinématographique », White conclu de cette réciprocité entre structure urbaine et cinématographique que, pour Chantal Akerman, « la ville [de New York] est un appareil, comme [sa] caméra, fixe dans le cadre et la mise au point »(3). Un appareil qui en révèle un autre, les deux se confondant.
Cet appareil citadin agence des flux de mouvements humains et mécaniques, et Chantal Akerman restitue cette relation étroite entre les habitants et la structure qu’ils parcourent. Leurs déambulations sont exposées par la cinéaste comme à la fois libres et contraintes par l’agencement urbain - le flux des individus et de la circulation qui le traversent viennent donc souligner la matérialité et la pesanteur de l’architecture qui structure cet agencement. C’est en substance ce que soutient Jennifer Barker lorsqu’elle écrit qu’« à travers les formes d'architecture et d'urbanisme, et à travers les formes d'être dans l'architecture et les espaces urbains, les sujets de la ville écrivent et sont eux-mêmes écrits en termes spatiaux et corporels »(4).
Chantal Akerman elle aussi va « s’écrire en terme spatial ». La réalisatrice se fond dans l’appareil (citadin et cinématographique) en l’épousant par son regard et en y apposant sa voix monotone, quasi mécanique, achevant de faire de la cinéaste (et sa caméra) la partie d’un tout. Par-là s’exprime l’ambivalence d’Akerman vis-à-vis de sa situation de l’époque, prise entre la volonté d’intégrer pleinement la frénésie new-yorkaise et le sentiment diffus d’un déracinement qui se rappelle à elle par les lettres de sa mère (cette dernière se plaignant régulièrement que Chantal n’écrit pas assez en retour). « Chantal Akerman n'appartient ni à son "pays" (la Belgique) ni à sa résidence actuelle et temporaire de New York. Elle exprime visuellement ce manque d'appartenance en adhérant au système trouvé. Et c'est son adhésion apparemment stricte à ce système qui révèle son instabilité inhérente. »(5), résume encore Kenneth White.
Tout le film, fait de mouvements contraires (absorption-mise à distance, tension-soulagement), se fait ainsi l’écho de la conflictualité intérieure qu’expérimente la cinéaste à ce moment particulier de son cheminement personnel. (Ce contenu psychologique est bel et bien un écho, qui vibre dans l’espace ouvert sans en dicter la composition - News From Home valant bien mieux qu’un exercice psychothérapeutique refermé sur lui-même.) Ces mouvements contraires s’imposent au corps du spectateur et l’épuisent sur la durée. Mais il s’agit-là d’une fatigue exaltante, de celle que peuvent produire les grandes œuvres qui vous soufflent par leur amplitude et leur puissance esthétique.
Poursuivre la lecture autour du cinéma de Chantal Akerman
Notes