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Esthétique

« Michael Mann : Mirages du contemporain » de Jean-Baptiste Thoret : Leurre de la critique

David Fonseca
Le dernier livre en date de Jean-Baptiste Thoret, Mirages du contemporain, sur le cinéaste Michael Mann, a été reçu par la critique à hauteur de l’attente qu’il avait sans doute suscité, salué unanimement comme un grand livre. Une réception critique, et sous réserve d’inventaire, sous forme d’unanimité des vivats qui a donné le sentiment d’un discours qui ne se résolvait pas à d’autre horloge que celle de Jean-Baptiste Thoret. Rien de plus normal à propos d’un cinéaste qui se serait toujours efforcé d’être à l’heure ? Une réception critique qui parlerait plutôt dans « la » bouche de Jean-Baptiste Thoret, son haleine y faisant l’aller/retour sans rien déranger dans l’air environnant. En effet, jamais l’ouvrage n’a, semble-t-il, fait l’objet d’une discussion au sens latin du terme, discutare, secouer, sauf à l’acclamer, ce qui pose deux problèmes : l’un d’ordre général, celui de l’exercice critique transmué en simple journalisme culturel, cette paresse du journalisme, l’autre, plus particulier, sur la lecture faite par Jean-Baptiste Thoret de l’œuvre du cinéaste à partir de certaines thèses philosophico-politico-économiques classiques, du « capitalisme tardif » d’Ernest Mandel à celle d'Henry David Thoreau et son concept de désobéissance civile, ce qu’il s’agira précisément de reconsidérer en proposant une lecture alternative de certains films du réalisateur, soit à partir des mêmes thèmes que ceux de Jean-Baptiste Thoret, soit à partir de thèmes différents.
David Fonseca

« Michael Mann : Mirages du contemporain », un livre de Jean-Baptiste Thoret (2021) publié aux éditions Flammarion

La couverture du livre
© Flammarion

Un point de méthode, tout d’abord, qui est toujours essentiel. Au cours des lignes qui suivront, il ne s’agira jamais de procéder à un exercice critique qui, en guise de réponse aux bénis oui-oui deviendrait celle d’un béni non-non, mais de s’efforcer au possible à la nuance, dont Nietzsche disait combien elle était si difficile à gagner comme à entendre : « Malheur à moi, qui suis une nuance.(1) ». Il ne s’agira donc jamais de croire qu’il soit possible de distribuer bons et mauvais points, expliquant sottement (mais sortirai-je un jour du cercle de ma propre bêtise, la plus grande bêtise étant sans doute de croire que je puisse en être épargné ?), expliquant donc combien Jean- Baptiste Thoret ferait une mauvaise lecture de certaines thèses de Thoreau, comme de certains films de Michael Mann, ce qui serait proprement absurde. Se livrer à la critique, ce n’est pas opérer dans le registre du vrai ou du faux, qui est celui des sciences dures, mais se situer toujours sur le plan argumentatif. Il ne s’agira pas, dès lors, de se demander si la lecture que fait Jean-Baptiste Thoret des uns comme des autres, ce faisant, est valide ou non valide. La seule question comme alternative valable sera plutôt de se demander si une analyse/une critique est pertinente ou non ? Produit-elle du sens ou non, et cela, quel que soit le matériau utilisé pour en rendre compte, qu’il s’agisse, dans le cas du cinéma de Michael Mann pour Jean-Baptiste Thoret, notamment de Thoreau ou, pour d’autres, de la psychanalyse ou d’une note de musique. Le point est essentiel : il ne s’agira jamais d’être dans une logique des places gardées, en croyant délivrer le véritable sens d’une œuvre, celle de Thoreau, celle de Michael Mann. Il faut laisser ce travail critique à d’autres, qui a sans doute sa légitimité, qui semble toutefois bien pauvre sur le plan intellectuel, en se demandant si Jean-Baptiste Thoret a bien vu (Michael Mann), bien lu (Thoreau). Il ne s’agira donc jamais de traquer les erreurs de lecture : toute l’histoire des idées, rappelait Gilles Deleuze, est faite de contrefaçons, une manière de faire parler des auteurs, les utilisant, leur faisant des enfants dans le dos, en leur prêtant des thèses qui seraient à rebours de ce qu’ils auraient considéré. Et il serait bien heureux qu’il en soit ainsi. Peu importe que Jean-Baptise Thoret tout comme moi-même ou quiconque fassions dire à Thoreau ou Michael Mann le contraire de ce qu’aurait dit l’un, qu’aurait filmé l’autre. La seule et véritable question sera toujours de savoir si ce qui a été proposé produit du sens ou non, est pertinent ou pas.

Sur ce plan, tout ce qu’écrit Jean-Baptiste Thoret à propos de Michael Mann est absolument pertinent, il faut insister, car l’écrit, qui est le lieu essentiel où se délivre la pensée selon l’auteur lui-même, son heure de vérité, produit en effet du sens en permettant à chaque lecteur comme auditeur ayant écouté Jean-Baptiste Thoret accompagnant médiatiquement la sortie de l’ouvrage de disposer d’un éclairage singulier sur l’œuvre du cinéaste. Mais une fois ceci dit/écrit, comment l’accueillir d’un point de vue critique, et, notamment, dois-je considérer que ce qui a été formulé épuise une œuvre pour autant ? Je ne le considère pas, et sans aucun doute possible Jean-Baptiste Thoret lui-même. Il est possible et il faut absolument s’essayer au contraire à une chance respiratoire, toujours reprendre à nouveaux frais une œuvre, soit à partir des mêmes prémisses que certaines analyses pour en tester la pertinence (par exemple, une nouvelle fois, Thoreau, comme le fait Jean-Baptiste Thoret, pour étudier certains aspects du cinéma de Michael Mann), soit à partir d’autres principes directeurs pour s’apercevoir, en bout de course, que les conclusions peuvent parfois différer. Or et à ce titre, la question sera dès lors toujours la même, sans jamais avoir à l’esprit de départager qui que ce soit, celle de la pertinence de ce qui aura été proposé.

Évidemment, à ce propos, Jean-Baptiste Thoret possède un immense avantage critique non négligeable. Il a pu sourcer ce qu’il écrivait auprès de Michael Mann, le rencontrant au cours de différents entretiens, en remonter donc à la source, Michael Mann disposant à cet égard d’une solide formation intellectuelle constituée dans les années 60, puisant, précisément, chez Thoreau sa désobéissance civile ou Marcuse encore, qui légitimerait, ce faisant, le travail d’analyse de Jean-Baptiste Thoret. Ceci, sur le plan de la méthode, ne solutionne cependant rien. Il ne s’agit donc pas d’un problème à résoudre mais à dissoudre. En effet, sur le plan critique de l’analyse des discours, il est possible de considérer plutôt, dans la perspective ouverte par Nietzsche, reconduite par Michel Foucault, que tout discours comporte toujours un impensé (le mien y compris), une part de caché, de non-dit. Dans ce droit fil, considérer plutôt que le discours filmique de Michael Mann serait seulement la « lunette » à travers laquelle, pour une époque donnée, Michael Mann percevrait un certain nombre de choses. Loin d’être mensonger ou trompeur, ce discours « cartographierait » ce que ce dernier pense réellement, et sans le savoir. À son insu, Michael Mann penserait cinématographiquement sans le savoir dans un discours qui ne se résumerait ni à son objet réel ni à son champ sémantique avec ses concepts. Ce discours serait dès lors situé pour ainsi dire au-delà, en réglant corrélativement la formation de cet objet d’un côté, et ses concepts afférents de l’autre. Le discours dont il s’agit ici serait en quelque sorte un tertium quid qui, à l’insu de Michael Mann comme de tous les acteurs qui l’énoncent à son propos, expliquerait que telle chose soit vue ou omise, qu’elle soit envisagée sous tel aspect et analysée à tel niveau, et que telle image soit employée avec telle signification. En dernier ressort, il s’agira dès lors d’en expliciter la partie non visible, non consciente, où apparaît un objet lacunaire et déchiqueté, dont les contours étranges ne correspondraient à rien de sensé et ne rempliraient plus l’ample et noble drapé dont ils étaient revêtus auparavant. Finalement, expliciter ce discours filmique consistera à proposer une lecture, afin de comprendre ce que suppose son « dit » : « À chaque époque, les contemporains sont ainsi enfermés dans des discours comme dans des bocaux faussement transparents, ignorent quels sont ces bocaux et même qu’il y ait bocal(2) ». Cette recherche du manifeste sous le caché serait bienvenue car elle ouvrirait conséquemment la voie à l’analyse critique. S’il n’y avait pas de caché, le discours filmique de Michael Mann s’auto-suffirait. Il ne s’agirait plus, parlant de lui, que de le paraphraser.

À cette fin (quêter le manifeste sous le caché), il faudrait mettre alors en place une méthode d’analyse, qui sera autant la mienne, celle de la généalogie. Le point paraissant absolument essentiel, puisque Jean-Baptiste Thoret lui-même utilise des thèses qui font partie, en quelque sorte, de l’univers extra-extra-diégétique du cinéaste pour en rendre compte, comme si elles étaient au soutien du film. Il faut dès lors en dire quelques mots.

Merleau-Ponty écrivait au tout début de la préface de Signes(3) qu’en philosophie le chemin peut être difficile, mais chacun peut être sûr au moins que « chaque pas en rend possible d’autres ». Une telle démarche n’est pourtant jamais assurée. Car peut-être est-il ignoré encore tout de la manière dont des idées peuvent agir sur des idées(4), ou encore des idées sur des images, celles de Thoreau, par exemple, sur le cinéma de Michael Mann. Les matériaux livrés notamment par les historiens de la philosophie ne permettent de se représenter clairement, par exemple, une généalogie des idées philosophiques qu’avec une extrême prudence. Il est dit que Berkeley et Hume ont influencé Kant, que sans Hegel il n’y aurait pas eu de dialectique marxiste, autant, peut-être, que le cinéma de Quentin Tarantino ne serait rien sans un certain cinéma bis, par exemple la dette de son Kill Bill à l’endroit de Crime à froid (Alex Fridolinski, pseudonyme de Bo Arne Vibenius, 1973). Mais il n’est pas possible de dire réellement comment les idées des uns ont agi sur les idées des autres. Aussi la rigueur invite-t-elle le plus souvent à substituer à d’ambitieux rapports d’influence de simples constats chronologiques. Tout du moins est-il possible de dire qu’entre certains penseurs, et par extension, qu’entre certaines disciplines, il existe des éléments communs dont il peut être constaté l’apparition, à une époque donnée.

C’est en ce sens, sans doute appauvri, qu’il faudrait entendre le terme de généalogie. Défini dans une perspective nietzschéenne(5), reprise par Michel Foucault, elle vise à établir des relations entre deux termes d’un même phénomène, en les mettant sous tension comme le cinéma, sans doute, a inventé un mode relation par des images, autant que la psychanalyse freudienne invente un autre mode de relation à partir du rêve, mais une mise sous-tension sans aucune préoccupation historique ou dialectique : l’acte de naissance généalogique ne se situe pas dans un temps antérieur, mais dans une expression sous-jacente qui ne diffère de son expression actuelle que par sa faculté à ne pas s’exprimer - différence selon le langage, non selon le temps. Sa valeur méthodologique est dès lors précisément la suivante : la recherche du caché sous le manifeste. Toutefois, et c’est essentiel, rechercher le caché sous le manifeste ne consiste pas à découvrir les origines, par exemple, intellectuelles d’un discours, qu’il soit filmique ou non. La généalogie ne consiste absolument pas en une quête des origines. Elle n’est pas une génétique des idées, mais vise à mettre en places des logiques de « relations », en quoi elle ne cherche pas à délivrer la vérité sur le contenu d’un discours, mais de seulement prêter ses conclusions, toujours précaires et provisoires, au test de la pertinence. À proprement parler, selon M. Foucault : « La généalogie […] s’oppose à la recherche de l’origine. […] Ce qu’on trouve, au commencement historique des choses, ce n’est pas l’identité encore préservée de leur origine – c’est la discorde des autres choses, c’est le disparate […]. Le généalogiste part à la recherche du commencement – des commencements innombrables […] ; l’analyse de la provenance permet […] de faire pulluler, aux lieux et place de sa synthèse vide, mille événements maintenant perdus. La provenance permet […] de retrouver sous l’aspect unique d’un caractère, ou d’un concept, la prolifération des événements à travers lesquels (grâce auxquels, contre lesquels) ils se sont formés. […] La recherche de la provenance ne fonde pas, tout au contraire : elle inquiète ce qu’on percevait immobile, elle fragmente ce qu’on pensait uni […]. Quelle conviction y résisterait ? Bien plus, quel savoir ?(6) ».

Ces précisions méthodologiques, en forme de plaidoyer sans doute, ne sont pas inutiles. Elles signifient qu’une œuvre, celle de Michael Mann en l’occurrence, sera toujours plus grande, plus riche, que ce que quiconque pourra en dire. Pour aborder certains continents cinématographiques, une vie n’y suffirait pas, aussi faudrait-il toujours avancé à tâtons. Même muni d’une carte et d’une boussole, savoir l’horizon inatteignable. Partir en quête du manifeste sous le caché, en n’ignorant pas que je demeurerai toujours, pour ma part, au mieux, au bord des choses. Dès lors, à partir de quelques exemples choisis dans le cinéma de Michael Mann, exemples qui ne viseront jamais à l’exhaustivité mais à l’exemplarité, ces exemples étant par ailleurs souvent ceux utilisés par Jean-Baptiste Thoret pour faire du cinéma de Michael Mann, notamment, un cinéma anti-institutionnel, au premier chef anti-étatique, il sera proposé une lecture alternative en proposant de percevoir le cinéma de Michael Mann comme décrivant à la fois une situation anté-politique (dans Le dernier des Mohicans, 1992) comme une situation post-politique (Révélations, 2000, Collateral, 2004, Miami Vice, 2006, Hacker, 2015), soit, dans les deux cas de figure, de montrer à l’écran en quoi y consisteraient dès lors les rapports conflictuels entre les individus eux-mêmes, les individus avec les institutions, les institutions entre elles, soit dans un état de nature avéré, soit dans un état de nature en voie d’accomplissement dans le champ social.

Le juridisme de Michael Mann

Selon Jean-Baptiste Thoret, Michael Mann questionnerait le devenir humain dans un contexte de « capitalisme tardif(7) », un capitalisme maladif apprêté au seul gain, ce « Moloch capitaliste » qui ne cesserait jamais d’instrumentaliser « la loi moderne comme un moyen d’oppression légal(8) », ce que le monde de l’entreprise illustrerait dans Révélations, que la figure de Vincent (Tom Cruise) le tueur à gages dans Collateral démontrerait, ou comment l’économie contaminerait tout le champ social, au premier chef le/la politique. Michael Mann, lecteur de Marcuse, éduqué à la contre-culture des années 60, serait en ce sens marxiste, proche de la gauche radicale. Mais, il faudrait ajouter, un marxiste qui ne filmerait pas le prolétariat mais l’élite prolétaire, dans un cinéma où la figure du professionnel(9), omniprésente, est une sorte de demi-dieu déchu/déçu dans son registre. La construction des films serait, de ce point de vue, mue par un principe moteur à deux temps : premier temps, ces hommes penseraient tout savoir comme tout connaître de leur monde. Il serait à l’heure de/dans leur monde, dit l’auteur ; second temps, dans un moment de « bascule(10) », au mitan du film, la vérité serait dite à ces hommes et, l’apprenant, ces derniers tenteraient alors au possible de s’en sortir, s’efforçant de réaliser la synthèse impossible entre un problème professionnel et existentiel, un cinéma en forme de voie d’impasse dont le personnage de James Caan, dans The Thief (Le Solitaire, 1981), serait à l’inauguration. Synthèse impossible, il n’y aurait donc pas de place pour cet homme-là dans ce monde, de sorte qu’il serait voué à disparaître. Il y aurait en effet un devenir spectral des personnages, dit Jean-Baptiste Thoret, à la manière de John Dilinger se baladant dans les bureaux du FBI à la fin du film, fantomal. Toutefois, ce problème existentiel se doublerait toujours d’un problème politique, selon l’auteur. Les personnages manniens, apprenant à voir leur monde, s’y trouveraient, au vrai, en aveugles. Ils se penseraient congruents avec le monde, ils en seraient détachés. Ils seraient persuadés d’en avoir une connaissance intime, ils seraient en réalité dans l’ignorance la plus crasse, le moment de la révélation consistant toujours en une forme de rébellion, révélant la dimension politique de ce cinéma, à partir de laquelle il sera proposé dans le cadre de cette analyse une lecture alternative.

Le cas Ali

Proposer une lecture alternative semble tout d’abord aller de soi, pour le cinéaste du « et », dit Jean-baptiste Thoret, cinéaste antipode s’efforçant toujours de traiter un problème sous deux aspects, sans trancher, notamment sa fascination pour la modernité, sa technologie, illustrée au possible dans la série Deux flics à Miami comme l’utilisation de la caméra numérique dans Ali (2002) et Miami Vice mais aussi, dans le même temps, la répulsion qu’elle provoque chez le cinéaste en raison de l’aliénation produite sur les individus. Cinéaste du « et » dit Jean-Baptiste Thoret, pour des personnages plongés dans le monde du flou, des individus qui sont dans l’entre des choses, comme flotte à la surface des eaux la caméra dans la scène d’ouverture de Miami Vice. Comment, dès lors, bien y voir ? Savoir regarder, voilà la question quand, précisément, après avoir lu Jean-Baptiste Thoret comme écouté le plus possible ses interventions médiatiques, une perplexité demeure sur ce plan politique, lorsque l’auteur fait une lecture du cinéma de Michael Mann orientée à partir du thème de la désobéissance civile emprunté à Thoreau, incarné par Nathaniel (Daniel Day-Lewis) dans Le Dernier des Mohicans, dont Michael Mann lui-même, dit Jean-Baptiste Thoret, aurait fait le « premier héros américain, manière de définir l’insoumission, la primauté de la justice sur la loi et la nécessité, parfois, de la désobéissance civile(11) ». En somme et pour résumer, écrit Jean-Baptiste Thoret, Michael Mann filmerait depuis lors des individus en butte contre les institutions, méfiants à l’égard des règles constitutives de toute forme de concorde politique, à travers le droit, tous plus ou moins inféodés au grand capital, colonisés de l’intérieur par les puissances de l’argent. Le cinéma de Michael Mann, pour une bonne partie, raconterait dès lors l’histoire de résistants, l’exemple paradigmatique étant le personnage d’Ali s’opposant au gouvernement des États-Unis lors de son refus d’incorporation dans l’armée US, en guerre au Vietnam(12). Jean-Baptiste Thoret résume alors son analyse en une formule lapidaire qui exprimerait à la fois cette méfiance à l’égard des institutions comme la résistance qui s’offrirait aux personnages possiblement : « Dès qu’il y a un costume gris qui apparaît à l’écran chez Mann, il y a un problème(13) ». Une formule orale davantage développée dans son ouvrage, présentée dès les premières pages du livre, selon laquelle il y aurait un « scepticisme chronique à l’égard des institutions, repérable dans tous ses films et ce jusqu’au Dernier des Mohicans, manière d’archéologie de cette réticence tout américaine devant la loi, lorsque celle-ci s’exerce au nom d’intérêts privés qui ne disent pas leur nom(14) ».

Il y a dans cette lecture, sans doute justifiée à maints égards, un systématisme évacuant tout ce qui n’y entrerait pas. Or, au cours des entretiens comme dans son ouvrage, rien n’est jamais dit par quiconque sur ce qui n’entrerait pas dans cette grille de lecture. Les personnages manniens faisant l’épreuve du regard, la critique, à la suite de Jean-Baptiste Thoret, serait-elle plus mannienne que Michael Mann ? Les mirages du contemporain ne seraient-ils pas ceux de la critique comme celle de l’auteur ? Car les contre-exemples existent. Ainsi, il ne se trouve aucune trace dans l’ouvrage ni objection formulée de la part de qui que ce soit à propos de l’utilisation du droit faite dans le cinéma de Michael Mann, en particulier du rôle important joué par la Cour Suprême des États-Unis dans Ali, Cour Suprême auprès de qui son avocat forme un recours pour permettre à Ali, qui a été interdit de pratiquer son art par un tribunal fédéral, de boxer à nouveau. La critique ne dit rien de l’argument selon lequel, selon Jean-Baptiste Thoret : « À aucun moment Mann ne filme la justice et son exercice comme une entité respectable et indépendante, garante absolue des principes moraux et démocratiques.(15) » Non, rien de rien, et sans regrets en supplément.

À cet égard, premier indice de la difficulté à faire simplement de ce film le digne représentant d’un anti-étatisme foncier sur le plan juridique, Ali, à qui sont reprochés des propos jugés anti-patriotiques, qui veut être ce qu’il est, car « personne ne pourra jamais m’obliger à être ce que j’veux pas être et je n’ai absolument pas peur d’être celui qu’je suis ni d’penser c’que j’pense », Ali, interrogé par une commission politique, répond d’emblée : «  je ne répondrai pas aux questions de cette commission qui n’est pas un tribunal ». Ali, donc, ne reconnaît aucune compétence à cette commission politique pour ne pas être un tribunal. Ce faisant, tout d’abord, Michael Mann ne montre pas simplement un individu en lutte contre les institutions, mais la distinction qu’établit Ali entre le politique et le juridique, tout comme les rapports de forces institutionnels qui peuvent alors exister entre cette logique juridique et politique, qui ne sont dès lors pas subsumables l’une sous l’autre, qui font de la position d’Ali, dans le même temps, une position nuancée à l’égard des institutions comme des États-Unis. De la sorte, Michael Mann semble montrer un Ali enclin à inscrire sa « désobéissance » au gouvernement américain dans un cadre institutionnel, en somme, implicitement, de répondre à des questions sur son refus d’incorporation si elles venaient à être formulées par un tribunal. Il n’y a donc pas chez lui de rejet systématique des organes de l’État. Pour preuve, dans un second temps, Ali, refusant de s’excuser pour ses propos, dit dans le même temps face à la presse qu’il ne s’expatriera pas vers le Canada, ajoutant : « je ne brûlerai pas la bannière étoilée, ça fait 400 ans que je suis enchaîné, j’peux le rester 5 ans de plus ». Cinq ans de plus, car un tribunal fédéral jugeant son refus d’incorporation dans les forces militaires U.S. le condamnera à la peine maximale prévue par la loi. Or, Ali ne s’expatriera toujours pas : il décide plutôt de faire appel de la décision judiciaire, un appel qui est rejeté, puis, ne brûlant pas davantage la bannière étoilée, enfin, parce que demeure la possibilité d’un dernier recours juridique possible, il décide de saisir la Cour Suprême des États-Unis.

Premier enseignement, la position d’Ali n’est pas de se couper de toutes les institutions états-uniennes, se retranchant tel Thoreau à Walden, décidant de ne plus payer sa contribution à un État pratiquant l’esclavagisme. Ali fait plutôt un pas de côté, joue davantage sur le terrain des institutions, son jeu de jambes lui autorisant ce combat. Ali peut donc bien être ce qu’il veut, quand il veut, comme il veut, tonner encore que « C’est Mohamed Ali qui impose sa loi » au journaliste l’interrogeant notamment sur sa situation contre le gouvernement, il a l’intuition, cependant, que pour ce faire, il devra en passer par le droit, l’utiliser à son tour afin que cette possibilité lui soit offerte. Le droit, il faudra y revenir plus tard, lui permettant dès lors de consacrer son droit à l’expression, celui d’un choix minoritaire formulé contre la majorité politique qui a décidé de la guerre au Vietnam comme de l’ouvrir à la contestation. Le droit ne serait donc pas simplement aux ordres du politique, ni toujours du grand capital, dont les exécutants « formul[eraient] l’agenda politique d’une justice sous contrôle(16) », il pourrait être aussi utilisé par les individus dans le cadre d’un combat à mener démocratiquement chez Michael Mann.

Deuxième enseignement, toujours de ce point de vue, Ali, au téléphone, apprend ensuite de la bouche de son avocat que la Cour Suprême des États-Unis, qui chapeaute l’ensemble du système juridique fédéral nord-américain, qui, en somme, dit le droit sans autre possibilité de recours, dans un contexte pourtant de guerre, vient « par 8 à 0 » de donner raison à Ali contre le gouvernement américain, lui permettant de boxer à nouveau, son avocat ayant plaidé la liberté de conscience sur le plan religieux. « 8 à 0 », soit une victoire par K.O., aucun juge de la Cour Suprême ne s’étant opposé à la requête juridique d’Ali, victoire par le droit, décisive pour la lecture qui peut en être faite au regard de l’analyse de Jean-Baptiste Thoret, quand il faut dire combien l’expression des opinions dissidentes formulées par les juges aux États-Unis est essentielle, c’est-à-dire celles de la minorité défaites par la majorité au cours d’une décision, car contrairement à son homologue français, le Conseil constitutionnel, pour lequel ne sont jamais connues les opinions dissidentes des juges, ces opinions dissidentes, en contexte américain, chaque fois qu’elles sont formulées ne serait-ce que par un seul juge font toujours l’objet d’une publicité. Elles deviennent aussitôt connaissables dans leurs motifs, de sorte que la minorité d’un jour pourra travailler, notamment en raison de la réception par le public de cette opinion dissidente, à devenir demain majoritaire, cette expression dissidente fournissant un ensemble argumentatif pouvant servir de base de travail à la juridiction dans des cas identiques ou connexes. Mais, en ce qui concerne Ali, aucune opinion dissidente n’est formulée à son endroit. Victoire écrasante d’Ali, supportée juridiquement, ou comment deux logiques s’affrontent, juridique et politique, qui interdit de les prendre l’une pour l’autre comme de les réduire au stade larvaire de l’existence, en étant sous la coupe de la seule grande finance.

L’affaire Collateral

Autre exemple, tout aussi important, qui n’entrerait pas dans cette lecture anti-institutionnelle du cinéma de Michael Mann, empruntée à Collateral (2004), lorsque Jean-Baptiste Thoret explique combien le personnage de Jada Pinkett Smith (Annie), jouant le rôle d’une procureure dans le film, dirait tout son scepticisme comme son rejet à l’égard de sa profession de juriste comme du droit dans son ensemble lors de sa première rencontre avec Max le chauffeur de taxi (Jamie Foxx). Bien au contraire, à revoir cette scène inaugurale du film, Annie n’exprime aucun dégoût pour le droit, mais plutôt le stress qui est le sien avant chaque audience, la peur d’être « ridicule », dit-elle, moquée par le jury, un « véritable cauchemar », de sorte, ajoute-t-elle, qu’il lui faut chaque fois quitter son lit le jour précédent l’audience, reprendre son dossier point par point, afin d’être d’attaque au petit matin, soit une professionnelle de plus dans le cinéma de Michael Mann. Aucune critique, donc, formulée à l’endroit de l’institution judiciaire, que Jean-Baptiste Thoret envisage pourtant contradictoirement. Davantage encore : dans le film, au fur et à mesure où chacun des contrats sont exécutés par ce tueur à gages incarné à l’écran par Tom Cruise, le spectateur découvre que ces contrats sont liés entre eux par une même affaire que doit précisément instruire prochainement la procureure Annie. En effet, Max se demandant pourquoi faut-il que ces individus soient éliminés lors de l’exécution du quatrième contrat, posant la question à son ravisseur, il lui est répondu par Vincent : « ils avaient de bonnes têtes de témoin à charge selon moi, peut être pour un procès fédéral impliquant un homme qui n’a pas envie que des témoins le chargent ». Vincent a précisément été recruté pour éliminer un même groupe d’individus : un avocat véreux devenu conseiller criminel, un indic (le jazzmen), un flic, des témoins à charge, bref, tous ceux qui auraient pu participer à la mise en place d’un procès, marquant possiblement la victoire du droit contre une forme de laisser-aller criminel s’apparentant à des relations entre des individus qui se trouveraient à l’état de nature, sans plus de garde-fous institutionnels pour les borner. En somme, Vincent a pour tâche de rendre courbe ce qui devrait être droit, et, réciproquement, Annie/Max de rendre droit ce qui est devenu courbe. Une tâche qui devient celle d’individus ordinaires en contexte extraordinaire. Max, en effet, est un simple chauffeur de taxi transmué en Ali, qui entre en lutte contre des forces centripètes abolissant les règles du jeu social, soit les règles juridiques. Max, dès lors, qui remisait sans cesse sa vie à plus tard, dans un projet de chauffeur de limousine utopique, dont les rêves d’ailleurs, rêves d’îles fidjiennes, étaient circonscrits par les limites d’une carte postale, seule fenêtre de tir en guise d’appel d’air, apprend dès lors au contact de Max, qui ne cesse pas paradoxalement de l’y inviter dans un effort d’éducation mutuelle, à devenir le maître chauffeur de son existence, sortir enfin de l’habitacle de son taxi, l’élève finissant par dépasser le maître en leçons en fin de film. En effet, Max se relevant après une scène d’accident de voiture en fin de film, c’est alors dans le même temps la verticalité du droit qu’il réinstalle institutionnellement, sauvant la procureure du mauvais scénario de Vincent.

Tom Cruise dans le taxi de Collateral
© Paramount Pictures

Le dossier Révélations

Idem dans Révélations, Jean-Baptiste Thoret utilisant un même argument dans le cadre de son ouvrage comme au cours des entretiens afin d’expliquer combien le cinéma de Michael Mann serait foncièrement antijuridique (au sens où il serait instrumentalisé par le grand capital), usant précisément d’un argument juridique, celui de « l’interférence dommageable ». Pour mémoire, le journal 66 minutes, à travers l’une de ses têtes d’affiche, Lowell Bergman (Al Pacino), entend révéler un scandale, celui de la dépendance à la nicotine induite/provoquée chimiquement, approuvée/décidée/cachée par l’industrie du tabac, dénoncée par Jeffrey Wigland (Russell Crowe). Or, à la moitié du film, la juriste du journal, via l’argument juridique de l’interférence dommageable, répète à l’envi à la rédaction du journal qu’elle risque la faillite du groupe CBS à diffuser l’entretien de Jeffrey Wigland, l’interférence dommageable étant constituée dès lors qu’un tiers, en s’immisçant dans une relation contractuelle protégée du sceau de la confidentialité, viendrait la rompre en la court-circuitant. Ce « moment » du film en constituerait la « bascule(17) », car si Lowell Bergman répond que son travail de journaliste consiste précisément à provoquer sans cesse des « interférences dommageables », symétriquement, il découvrira que cet argument juridique est en réalité orienté par une logique économique à laquelle est tenue le conseil juridique de l’entreprise tout comme sa direction, soit de mettre à mal le projet de vente de CBS à laquelle chacun serait intéressé. Un argument, donc, qui plaiderait en la faveur d’un cinéma anti-institutionnel, le droit à la remorque d’une logique capitaliste.

La présence dans le film de l’argument juridique de l’« interférence dommageable » est toutefois contrebalancé par une autre logique institutionnelle, incarnée par un Lowell Bergman ne cessant jamais de jouer le jeu des institutions juridiques dans Révélations. Précisément, par son entremise est trouvée une faille dans la clause de confidentialité, permettant à Jeffrey Wigland de témoigner devant une cour, ce qui rendrait son témoignage public et, de droit, la clause non opposable. Via l’équipe d’avocats avec qui il mettra en relation Jeffrey Wigland, la cour du Mississippi autorisera in fine son témoignage, jugement s’opposant dans le film à celui d’une autre cour fédérale, celle du Kentucky, qui empêchait Jeffrey Wigland de témoigner en raison de cette clause de confidentialité le tenant en respect face à son ancien employeur, en décidant d’une injonction restrictive temporaire. Une décision qui enjoignait également la cour du Mississipi à l’appliquer, ce à quoi elle se refusera pourtant. Toutefois, dans le cas de Jeffrey Wigland, cette décision du tribunal du Kentucky n’en produirait pas moins des effets si Jeffrey Wigland décidait malgré tout de témoigner devant un tribunal, au cas où ce dernier reviendrait dans le Kentucky, encourant le risque d’une condamnation pour incarcération. Jeffrey Wigland se trouve alors plongé lui-même dans le même type de conflit intérieur qu’Ali : refuser de ployer, d’être un conformiste de plus, quand était en jeu la carrière de boxeur d’Ali s’opposant au gouvernement des États-Unis, le risque étant celui de l’incarcération pour Jeffrey Wigland comme de perdre ses indemnités de licenciements lui permettant de soigner sa fille malade comme de conserver sur pied sa famille. Un choix cornélien qui se résoudra dans ce fameux plan mannien mélancolique, face à l’océan, Jeffrey décidant de témoigner malgré le sentiment de l’inutilité de ce combat(18).

Deux juridictions s’opposent donc ici sur une même affaire, celle du Mississippi versus celle du Kentucky, comme le permet le droit nord-américain en raison, ici, de domiciliations différentes, qui montre une nouvelle fois un rapport de forces consacrant une victoire par le droit contre le droit, permettant à Jeffrey Wigland, lui aussi, de sortir de l’état de minorité dans lequel il se trouvait placé à l’instar d’Ali, retrouvant ce qu’il avait perdu : sa voix, ou comment un individu peut récupérer ou non son droit à la parole. Une victoire que minimiserait sans doute Jean-Baptiste Thoret, car lorsque le reportage est enfin diffusé à la télévision, nul n’y porterait d’intérêt selon lui, qui renforcerait sa thèse essentielle sur le cinéaste, celle de la mélancolie des personnages manniens, s’apercevant notamment de la vacuité de leur existence, notamment sur le plan professionnel, malgré tout leur talent à l’exercice. Pourtant, à revoir cette scène, autre chose semble montré : dans un bar, dans un aéroport, peu à peu chacun vaquant à ses occupations lève les yeux vers l’écran où est diffusé le reportage. Nul ne détourne le regard ou semble indifférent, jusqu’à Jeffrey Wigland observant depuis le canapé de son salon ses enfants regardant l’écran, sourire au lèvre, l’honneur retrouvé. Ce qui est notable, toutefois, est que cette information est aussitôt balayée par une autre, celle de la capture par le FBI de « human bomb », une information chassant l’autre, le sensationnel devenant l’ordinaire des chaînes d’information en continu, désensationnalisant, paradoxalement, l’exceptionnel, l’exceptionnel provoquant sa propre insignifiance.

Révélations offre-t-il bien, dès lors, selon Jean-Baptiste Thoret, une énième fin déceptive, chacun se désintéressant du sort de cette affaire de nicotine, tout comme Jeffrey Wigland paraissait se consumer de l’intérieur dans le film, certain de l’inutilité de cette révélation, le cinéaste filmant un être en voie de disparition ? Rien ne servirait-il donc à rien, qui serait la morale du film comme de tous les films du cinéaste, lecture renforcée, une nouvelle fois selon Jean-Baptiste Thoret, par le personnage de Lowell Bergman découvrant que, croyant tout savoir, tout connaître du monde dans lequel il se trouvait, au fond ne savait rien de l’emprise des forces du grand capital, qui réifierait les individus, comme John Dilinger dans Public Enemies (2009) est transmué en produit de consommation, Dilinger devenant jetable dans un monde où ce ne sont plus les actes qui comptent, mais l’image de ce qui en reste, qui expliquerait l’utilisation des technologies les plus avancées en matière de cinéma par Michael Mann pour le signifier. Le film, pour en revenir à Révélations, s’ouvrait ainsi sur un Lowell Bergman, dans un véhicule, cagoulé, aveugle au monde donc, mais qui pensait au contraire en maîtriser les tenants et aboutissants, allant à la rencontre d’un leader d’un groupe terroriste pour l’interviewer. Il se terminerait sur un Lowell Bergman victorieux mais lucide, l’épisode de l’interférence dommageable lui ayant nettoyé le regard, laissant sur le carreau un Lowell Bergman mélancolisé, visage dissipé dans les volutes de fumée d’un à-quoi-bonisme de type schopenhauerien, tous les personnages manniens faisant l’apprentissage du regard selon Jean-Baptiste Thoret. Oui, à quoi bon tout cela, finalement, pour un tel résultat ? Certes, mais ce serait faire fi dans le même temps que le générique de fin, qui participe encore du film, indique par la présence de cartons que la firme sera finalement condamnée par des tribunaux dans 49 états. Soit l’immense majorité des tribunaux de la fédération américaine, un quasi « 8 à 0 ». Scepticisme, dès lors, de la part de Michael Mann à l’égard du droit ? Quant à Lowell Bergman, deviendrait-il à ce point lucide qu’il déciderait d’abandonner sa carrière de journaliste pour aller se mormonniser dans sa mélancolie ? Un autre carton mannien apprend au spectateur que dans la « vraie vie », il continuera plutôt sa carrière de journaliste. De surcroît, cette lecture déceptive du cinéma de Michael Mann serait contredite plus largement par le dernier film du réalisateur en date, Hacker (2015). En effet, Nicholas (Chris Hemsworth), après avoir démantelé un réseau de cybercriminalité éliminant un méchant terroriste aux allures grotesques en fin de film, s’évade enfin, sa mission accomplie, sortant du cadre accompagné de son amoureuse transie, Lien (Tang Wei), cadre symbolisé par les portes d’un aéroport s’ouvrant pour les laisser filer hors de ce monde dont Jean-Baptiste Thoret dit pourtant que, faits d’abscisses et d’ordonnées, il serait impossible d’en réchapper. Un plan qu’il s’agirait de voir en contrepoint de celui de la fin de Miami Vice lorsque Sonny quitte le plan, mais dans un mouvement inverse, entrant à l’hôpital rejoindre son complice blessé, les portes se refermant derrière lui.

À cet égard, le problème de la lecture anti-institutionnelle faite par Jean-Baptiste Thoret est peut-être de penser le droit comme une fin, ce qu’il n’est pas, Michael Mann le montrant plutôt comme un moyen. Dans cette perspective, le droit sera inévitablement instrumentalisé par chacun, en fonction de ses intérêts et fins propres. S’étonner dès lors que l’industrie du tabac s’efforce de tirer avantage du droit dans Révélations, comme le gouvernement le fait encore dans Ali, ne révélerait rien car, réciproquement, et dans le même temps, d’autres forces, dans le cinéma de Michael Mann, interagiraient avec eux, de sorte que le droit devienne une arme de dissuasion massive entre les mains de chacun. De ce point de vue, ce cinéma s’inscrirait plutôt dans une perspective foucaldienne où le pouvoir n’est pas simplement réductible à une forme de verticalité incarnée par la figure de l’État, mais bien au contraire qui considère le champ social comme le produit d’un rapport de forces constant entre des micro-pouvoirs. Le pouvoir n’y serait donc plus simplement singulier mais pluriel, pas davantage vertical mais horizontal.

Autre difficulté, cette lecture semble se greffer sur une logique qui semble la mieux partagée du monde aujourd’hui sur la démocratie libérale, idée selon laquelle, contre les lendemains qui déchanteraient désormais, ne resterait plus en partage que la déception en démocratie, celle-ci n’ayant pas tenue ses promesses comme elle serait en proie à des ennemis de l’intérieur. Mais il faut alors répondre que la déception, en politique, n’est pas la dénaturation d’un ordre démocratique préexistant : elle est le propre de la démocratie. La déception n’est donc pas un accident de la démocratie, mais son marchepied : la démocratie est le régime qui en fait une matière de la délibération publique, soit sa chance, un régime qui s’efforce de penser la possibilité d’une concorde à partir de désaccords, sans doute idéalement mais un idéal n’est pas censé s’incarner dans les faits, sauf à perdre sa qualité.

La jurisprudence du Dernier des Mohicans

Dans le même ordre d’idées, à propos de l’anti-institutionnalisme mannien, il faudrait continuer autant à revoir Le Dernier des Mohicans (1992), qui, selon Jean-Baptiste Thoret, serait à cet égard la pierre de touche sur laquelle se réfracterait tous les enjeux politiques des films du cinéaste, le film montrant les conséquences, selon l’auteur, de la « Guerre d’Indépendance qui déterminera les fondements légalistes de la future Amérique(19) ». Le Dernier des Mohicans serait, à ce propos, à l’inauguration de cette méfiance mannienne à l’égard de la loi étatique, loi à laquelle s’opposerait ce que Jean-Baptiste Thoret appelle « la justice », en quête de laquelle se trouveraient tous les personnages principaux de Michael Mann, notamment contre l’État, une « justice » qui constituerait autant d’occasions que de « parenthèses légalistes par lesquelles une forme de justice semble[rait] rétablie contre la loi(20) », même si elles « se referme[raient] toujours très vite ».

Ce faisant, Jean-Baptiste Thoret semble refaire le vieux débat de la loi versus la justice, reprenant l’antienne de la loi positive (celle de l’État) contre le droit naturel. Principe de « justice » qui serait dans ce cadre de type métapositif, se situant au-dessus de la loi des États, permettant d’en rendre compte comme de la juger, sorte d’étalon or du droit. En somme, de reprendre un débat connu des juristes entre le droit positif et le jusnaturalisme. Or, dans son ouvrage, Jean-Baptiste Thoret opère un glissement à propos de cette méfiance contre la loi qui, dans l’entame du livre était présentée prudemment, le cinéma de Michael Mann illustrant, selon l’auteur, un « scepticisme » profond à l’égard de la loi étatique, mais lorsque celle-ci serait instrumentalisée par des « intérêts supérieurs qui ne diraient pas leur nom », une prudence délaissée en cours d’ouvrage pour glisser vers une méfiance généralisée à l’égard de la loi étatique, notamment lorsqu’il s’agit pour lui d’analyser Le Dernier des Mohicans, qui serait à l’inauguration de cette méfiance, les « colons [étant] les victimes collatérales d’un conflit moins guerrier que législatif, puisqu’au vainqueur reviendra le privilège d’imposer à tous les habitants du Nouveau Monde un ensemble de lois auxquelles ils devront se soumettre. Le Dernier des Mohicans se concentre ainsi sur ce moment où la loi des puissants a produit, non pas de l’égalité, mais une illusion de démocratie, et Mann traque ici les prémices de cette modernité dont tous ses films urbains et contemporains font la critique rigoureuse(21) ». De manière contemporaine, ce mouvement empêcherait désormais toute forme d’action collective « en partie à cause de l’évolution des procédures judiciaires, qui ne servent que prioritairement ceux qui se situent au sommet de la hiérarchie économique, et donc politique.(22) »

À ce propos, Le Dernier des Mohicans ne semble pas jouer l’une contre l’autre, « la loi » de l’État (britannique) en territoire conquis nord-américain contre la « justice » des Indiens et des premiers colons, car, de loi, justement, dans le film, il n’y en a pas ou plus. Le film montre plutôt ce qu’entraîne un état de guerre, c’est-à-dire un état d’anomie où s’érige une justice exceptionnelle, avec des tribunaux militaires, des règles faites par des militaires, non pas par un peuple souverain (d’autant plus que la couronne britannique est, comme son nom l’indique, de type monarchique, non-démocratique encore). Une période transitoire de déréliction où ce qui fait la spécificité du droit se dissout : le fait qu’il soit écrit à l’avance, posé, de sorte qu’il soit connaissable par chacun afin que tous puissent prévoir à l’avance la conséquence de leurs actions, ce qui définit la qualité d’un État de droit digne de ce nom, précisément, un État qui soit structuré par le principe de sécurité juridique. Or, ce principe est balayé dans le film. Le droit y est sans cesse changeant et changé par les autorités militaires, ce qui est l’absolu contraire d’un État de droit, soit un régime arbitraire/militaire (ce que dit l’un des colons au cours d’une discussion avec Nathaniel lorsqu’ils se retrouvent dans le fort assiégé) où il n’est dès lors plus possible de prévoir à l’avance la conséquence de leurs actions pour les colons : dans le film, venus prêter main forte aux Anglais contre les Français dans un fort assiégé, en contrepartie promesse leur avait été faite par les autorités militaires britanniques de pouvoir retourner vers leurs familles respectives à la frontière si elles étaient en danger, un engagement qui ne sera finalement pas respecté par les autorités militaires du fort à leur arrivée lorsque les colons apprendront les menaces pesant sur leurs familles. Ou comment un premier ordre militaire est contredit par un autre ordre militaire, et non pas par la couronne ou une quelconque autorité politique dûment mandatée, encore moins par le droit en vigueur, qui est bien plutôt levé.

Daniel Day-Lewis, Madeleine Stowe et Russell Means dans Le Dernier des Mohicans
© 20th Century Fox (visuel repris d'IMDB)

A contrario, selon Jean-Baptiste Thoret, dans le cinéma de Michael Mann, à l’État s’opposerait des individus, non pas par l’entremise de leur droit à se voir protégé contre un État, mais plutôt des individus en quête d’une « justice » à faire valoir contre l’État et ses lois iniques. Tout d’abord, cette lecture manque peut-être d’emporter la conviction faute d’être nuancée, le cinéma de Michael Mann distinguant davantage les contextes, depuis une situation exceptionnelle de guerre dans Le Dernier des Mohicans, où le droit est effectivement mis entre parenthèses par des militaires jusqu’à une situation ordinaire dans Révélations qui devient cependant extraordinaire en raison des révélations faites par Jeffrey Wigland, situation reprise dans Collateral où un homme ordinaire, le chauffeur de taxi Max est plongé dans une situation épouvantablement extraordinaire, en passant par un épisode de la vie civile dans Ali, une période normale, donc, mais rendue exceptionnelle en raison du contexte de guerre au Vietnam. Une différenciation qui devrait autoriser une lecture politique du cinéma de Michael Mann autrement tournée. Ensuite, plus essentiellement, cette lecture selon laquelle les protagonistes manniens seraient en quête d’un principe de « justice » orienté à partir d’une analyse que ferait Jean-Baptiste Thoret du thème de la désobéissance civile qu’il trouve chez Henry David Thoreau, mériterait à son tour d’être discutée.

Le recours en désobéissance civile

À ce propos, il serait possible de parvenir à des conclusions radicalement différentes de celles de Jean-Baptiste Thoret, en montrant combien le cinéma de Michael Mann n’est pas anti-étatique mais au contraire profondément démocratique, au sens d’une démocratie faite par le droit, soit par la présence d’un État fort. Précisément, chez Thoreau, la désobéissance civile, si elle incarne un mouvement de sortie hors du cadre des lois pour s’opposer à un gouvernement, c’est toujours pour mieux y retourner cependant. La désobéissance civile est en effet, chez Thoreau, la condition de la démocratie. C’est le moment où la démocratie fait appel à un supplément de force hors-la-loi, une force vitale-mortelle sans doute, en ce qu’elle suspend, certes, la loi, mais toujours pour mieux y retourner, la refondant comme le gouvernement américain, via le FBI, dans Hacker, fait appel à un ex-taulard génie de l’informatique, qui est à lui seul sa propre loi, pour lutter illégalement contre un cyber-terroriste, dans le but de rétablir cependant l’ordre public. La désobéissance civile n’est donc pas un instrument de rupture, mais de refondation permanente d’un État véritablement démocratique, au sens où chacun puisse exprimer sa voix singulière, celle de Jeffrey Wigland, d’Ali jusqu’à Nathaniel... Dans la culture américaine, elle permet d’en revenir sans cesse aux conditions de formation des États-Unis, construit sur une base révolutionnaire, les premiers colons chassant précisément la couronne britannique lors de la Guerre d’Indépendance. Chez Thoreau (comme chez Michael Mann), dès lors, l’intime, l’expression de l’intime, l’insistance, dès lors, sur des figures individuelles, vise toujours à l’universel, comme Ali refusant d’incorporer l’armée américaine ne le fait pas simplement en son nom propre (car, sinon, il aurait davantage pensé au risque qu’il encourrait effectivement pour sa carrière) mais avec une visée universelle, donc politique, tout le contraire de ce qu’en écrit Jean-Baptiste Thoret : « strictement individuelle, la désobéissance civile n’a pas pour visée d’initier un mouvement collectif, ni d’être convertie en action politique. C’est une pensée apolitique [...](23) », Michael Mann « se méfi[ant] toujours de ceux qui parlent au nom des autres(24) », ce que Jean-Baptiste Thoret ne questionne jamais, faisant à son tour sienne cette lecture faite par le cinéaste.

Cette généalogie faite à partir de Thoreau renvoie immédiatement aux origines intellectuelles d’une pensée américaine qui se cherche tout le long du XIXe siècle une identité, soit la quête d’une pensée qui soit authentiquement américaine, en rupture avec les schèmes du vieux continent, mouvement initié sans doute avec le plus de force par Ralph Waldo Emerson, le cinéma de Michael Mann s’y ressourçant sans doute, consciemment ou non, thèses d’Emerson que fructifiera plus tard Thoreau à propos de la désobéissance civile. Or, Emerson, pour ce qui intéresse le propos, entend notamment construire une démocratie d’un type singulier : une « démocratie radicale », radicale au sens où ma « voix » sera « le sentiment universel ; car ce qui est le plus intime finit toujours par devenir le plus public(25) », rendre le privé public, faire en sorte que « ma » voix privée soit expression du public.

En somme, il s’agit de résoudre un problème déjà ancien, celui de la représentativité des gouvernants à la manière de Kant, en définissant la rationalité du recours au langage sur le modèle du jugement esthétique, comme revendication d’une voix universelle : se fonder sur « moi » pour dire ce que « nous » disons. C’est « moi » – ma « voix » – qui détermine la communauté, et non l’inverse. De ce point de vue, Jeffrey Wigland, Ali, Nathaniel, en seraient l’expression affirmée comme ils seraient à l’articulation de cette démocratie radicale.

Le singulier et le collectif contractent ainsi une étonnante alliance, et ces deux anciens ennemis se conjurent dès lors pour engager dans le cinéma de Michael Mann une carrière de transformations et de surprises indéfinies dans la recherche d’une voix commune. Or, cette recherche trouve bien sa réponse chez le philosophe Emerson : l’acceptation de la parole en première personne, de l’autobiographique, de la (dé)possession par soi de sa parole est le seul moyen, paradoxalement, d’accéder à la représentativité, à l’exemplarité(26). Le but de la politique devient la construction d’un homme nouveau et d’une culture nouvelle, l’un et l’autre « domestiqués », ce qui est tout le contraire d’opprimés, comme l’expriment si bien les combats d’Ali, dans et hors le ring.

Sous cet aspect généalogique, le cinéma de Michael Mann viserait à mettre en place une constitution de l’individu démocratique, permettant à chacun de trouver comme d’exprimer sa voix. Que cette possibilité soit/puisse être déçue est un autre problème, mais si le cinéma de Michael Mann consiste simplement à opposer l’individu à l’État, la loi à la justice, alors ce cinéma ne vaut sans doute guère mieux qu’une discussion enlevée au bar du coin, ce qu’il n’est sûrement pas. L’individualisme chez Thoreau, comme chez Michael Mann, n’est jamais égoïste/individualiste mais altruiste. L’individualisme n’est pas l’isolement, contrairement à ce que considère Jean-Baptiste Thoret(27). Le risque est l’isolement (exprimé par Jeffrey Wigland), mais il y a chez l’individu mannien une tension. L’individualisme est autant interrelation entre les individus, qui est la condition de la démocratie - contre la loi du plus puissant, du plus riche ou du plus informé. Thoreau et Michael Mann définissent, ce faisant, un espace politique, celui d’une radicalisation de la démocratie où l’attention à l’autre en tant que singulier, comme l’expression spécifique de chacun sont essentiels, car, bien au contraire, le démantèlement de l’État démocratique serait la source première de la vulnérabilisation des individus, ce que montre précisément le cinéma de Michael Mann, par exemple dans Collateral, sur quoi il faudra conclure d’un point de vue généalogique. Pour cette raison, il ne semble pas possible d’opposer individu et société/solidarité. Sous ces dehors individualistes, la désobéissance civile se présente plutôt comme une expression authentique qui manifeste l’attention aux autres chez Thoreau, la défense de la solidarité et le respect des principes démocratiques.

La radicalité en quoi consiste cette confiance dans le politique et le droit est dès lors la suivante, qui est difficile à saisir pour un esprit européen : radicale en ce que cette démocratie est pensée autant qu’elle est élaborée à partir de la défense des droits des individus, c’est-à-dire une démocratie qui soit une démocratie des minorités, contrairement à la démocratie européenne, de type majoritaire, fondée sur le droit de vote consacrant des majorités politiques au pouvoir. S’il est autant insisté sur des figures individuelles dans le cinéma de Michael Mann, c’est non pas pour les opposer à des logiques collectives. C’est plutôt pour en remonter aux conditions du politique, telles que Emerson a pu en définir les ressorts, reconduits par Thoreau.

Comment comprendre cependant que la possibilité d’une contestation de la démocratie la renforce plus qu’elle ne l’affaiblit ? La vie en société est sans aucun doute possible une vie d’obéissance : à des personnes, à des règles juridiques, sociales, etc. Vivre dans une société de type despotique implique sans doute de résister ; mais en démocratie ? N’y a-t-il pas contradiction entre résistance, rupture et démocratie ? L’impression serait plutôt que la démocratie est le lieu de la conversation et de la négociation, non de la désobéissance par volonté de rupture. Mais l’idée de désobéissance civile qu’on trouve, non plus chez Hobbes ou Locke, mais chez Henri Thoreau, est différente, plus complexe, et oblige à penser l’idée d’une résistance qui n’aurait pas besoin du prétexte d’une forme dictatoriale ni d’un État qui serait défaillant, contrairement à ce qu’en dit Jean-Baptiste Thoret(28) : chez Thoreau, une résistance au conformisme lui suffit.

La démocratie en procès ?

En effet, chez Thoreau, l’idée de résistance en démocratie n’est pas un refus de la démocratie, elle est liée à la définition même d’une démocratie : un bon gouvernement démocratique est le gouvernement qui est le « nôtre », le mien – qui m’exprime, explique Thoreau(29). La rupture induite par une forme de désobéissance a donc bien sa place en contexte démocratique. Elle en serait même au fondement. Elle ne serait donc pas sa dégénérescence ou une faiblesse interne. La désobéissance qui pointe ne serait pas une mise en cause du contrat social, mais sa réinterprétation. C’est ici et maintenant, à l’occasion de chaque discours, que se réglerait « mon » consentement à « ma » société : c’est que ce consentement n’aurait pas été donné une fois pour toutes. Non que ce consentement soit mesuré ou conditionnel. Il serait constamment en discussion, c’est-à-dire, étymologiquement, secoué, questionné, qui éclaire sans doute autrement la présence de si nombreux tribunaux dans le cinéma de Michael Mann où les diseurs/discuteurs/faiseurs de la loi pullulent. Dans cette perspective, la résistance au pouvoir n’est pas une simple mise en cause du consentement à la société. Au contraire, elle définit la condition de la morale démocratique ordinaire. La question de la désobéissance ne concerne donc pas seulement ceux qui sont exclus du régime de la parole, pour des raisons structurelles (ceux qui ont été définitivement « exclus » de la conversation de la justice), mais ceux qui pourraient parler, mais qui se heurtent à l’inadéquation de leur parole. La dégradation de la voix en pure obéissance et en admiration conformiste du pouvoir devient donc l’enjeu de ce qu’Emerson nomme la Self-Reliance, que mettrait en scène Michael Mann quand Jeffrey Wigland n’entend plus simplement consentir aux ordres de l’industrie du tabac par l’entremise de la clause de confidentialité, de même que Lowell Bergman, toujours dans Révélations n’entend pas se conformer aux desiderata de sa rédaction comme de ses patrons, autant qu’Ali entend faire valoir son droit à la dissidence en période de guerre. Le dissentiment est le refus de ce conformisme, et la recherche du ton juste par tous les moyens, y compris celui de la dissonance dans une démocratie où reste entièrement à surmonter l’inégalité de parole qui est constitutive d’une égalité donnée initialement, parce que toute relation est toujours le produit d’un rapport de forces. L’égalité comme exigence politique, comme pure revendication, la désobéissance qui en est le corollaire en cas d’échec, ne sont pas alors des excès, mais des éléments constitutifs de la démocratie radicale qui, en dernier ressort, est le lieu où les « formes de vie » individuelles et collectives se formulent et se renouvellent sans cesse.

Le plus intéressant, sans doute, est que cette généalogie n’est pas simplement demeurée au seul stade conceptuel. En contexte américain, elle est devenue traduisible juridiquement par l’entremise du philosophe du droit nord-américain Ronald Dworkin(30). Ce dernier, opposé autant qu’Ali à la guerre du Vietnam, s’est efforcé de traduire juridiquement, de manière contemporaine, ce thème du perfectionnisme démocratique comme de la désobéissance civile auxquels il était sensible. Ce qui fait la qualité d’un régime démocratique, considère-t-il, réside alors en ceci que les décisions collectives, celles de l’État, doivent traiter chaque individu de façon égale, précisément, avec un égal respect. Dans ce cadre démocratique rénové, il ne s’agirait plus de se demander qui détient le pouvoir ni si celui-ci est réparti de manière égale entre tous les pouvoirs en démocratie. Plutôt, conviendrait-il de se demander en permanence si la substance des décisions prises collectivement respectent ou non cette égalité de respect. Or, cette tâche ne pourrait pas revenir aux instances majoritaires selon Ronald Dworkin car, à proprement parler, il s’agirait de limiter les normes produites par les instances majoritaires, ce rôle étant imparti, dès lors, aux juges, notamment constitutionnels, ceux de la Cour Suprême dans le cas états-unien, selon l’auteur(31).

Paradoxalement, donc, ce serait par un procédé inégalitaire que l’égalité de respect serait produite concrètement, sous-entendu juridiquement, le contrôle opéré par les juges étant un procédé a priori non démocratique, les juges n’étant pas élus, tout comme le principe de ce contrôle déferait l’idée selon laquelle, en démocratie, les individus se gouvernent eux-mêmes, demeurant maîtres de leur destin politique, selon le principe « one person, one vote », consacré par la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Reynolds V. Sims, en 1964(32), le concept de démocratie supposant, dans ce cadre, que toute décision soit le fruit d’un choix majoritaire. Ce perfectionnisme démocratique produirait donc un renversement de perspective radical : une démocratie réévaluée, enfin digne, au sein de laquelle la démocratie serait défini par un procédé inégalitaire. La loi majoritaire ne serait plus celle de la majorité politique, mais conçue à partir des droits de la minorité. Les juges, en protégeant au premier chef les droits de la minorité contre la majorité reconfigureraient ainsi l’espace démocratique. La démocratie ne se définirait plus comme étant le gouvernement de la majorité mais au contraire comme étant le gouvernement de la minorité, autant de voix individuelles trouvées dans la cinéma de Michael Mann.

Will Smith lève les gants au ciel après un combat dans Ali
© Columbia Pictures

Un exemple relativement récent, dans une période tout autant exceptionnelle que dans le cas d’Ali, celle d’après les attentats du 11 sept 2001, en plein Patriot Act, peut illustrer le propos, lorsque le futur président des États-Unis, Donald Trump, sous la présidence de Barack Obama, proposa une énième fois un amendement (Flag Burning Amendment) contre la profanation du drapeau nord-américain, en permettant au Congrès de l’interdire, en réaction aux signes de protestation de citoyens nord-américains brûlant leur drapeau contre l’intervention de l’armée américaine en territoire afghan puis irakien, déclarant que : « Personne ne devrait avoir le droit de brûler le drapeau américain. Si certains le font, il doit y avoir des conséquences, peut-être la déchéance de nationalité ou la prison ! »(33). Ce qui semblait tomber sous le sens pour le futur candidat à la présidence américaine ne le fut pas, cependant, pour la classe politique américaine, y compris dans le camp des républicains. L’occasion fut favorable pour un rappel à la loi comme du droit. En effet, si le Congrès avait voté une loi, en 1968, interdisant la profanation du drapeau lors des manifestations contre la guerre du Vietnam, la Cour suprême avait considéré contraire à la Constitution cette loi, en 1989, dans son arrêt Texas V. Johnson(34), considérant que brûler un drapeau nord-américain était conforme au premier amendement à la Constitution des États-Unis, relatif à la liberté d’expression. Le juge à la Cour suprême Antonin Scalia, juge considéré comme étant très conservateur, modèle de juge pour Donald Trump, rappelant lui-même, lors d’un entretien, son attachement à ce principe, expliquant la différence qu’il s’agissait d’établir entre opinion personnelle et respect du droit dans ce cas de figure, le premier amendement protégeant les discours critiques à l’égard du gouvernement, fut-ce en brûlant l’un de ses symboles(35). Ce faisant, la Cour Suprême aurait donc signifié, en 1989, comment, en régime démocratique, les droits d’un individu font ployer l’orientation politique d’une majorité portée, pourtant, au pouvoir par les urnes, y compris en situation exceptionnelle de guerre.

La démocratie entendue comme loi de la minorité, ouvrant un droit à la désobéissance civile contre les décisions majoritaires, serait-ce là un espace qui serait sens dessus dessous ? Un espace qui pourrait ressembler à l’époque contemporaine que filme Michael Mann, qui donnerait parfois le sentiment de marcher étêté ? Une démocratie qui, plutôt, ne s’apparenterait plus aux dimensions des voyages de Gulliver mais à ceux d’un Poucet ; une démocratie humble, à échelle des individus, une démocratie des petits pas, comme Ali se préparant au combat épuisait tous les combats.

Le cinéma de Michael Mann semble ainsi puiser également à cette source, filmant des individus à la recherche de leur propre voix, soit qu’ils l’aient perdue (Jeffrey Wigland), soit qu’ils souhaitent au contraire l’amplifier (Lowell Bergman le journaliste), soit qu’ils entendent la défendre (Ali), soit qu’ils désirer la protéger contre le vent mauvais qui vient (Nathaniel)… Dans la plupart des cas, Michael Mann ne met donc pas simplement en scène des personnages en butte contre l’État, mais plutôt un rapport de forces existant au sein des États, le plus souvent entre le droit et la politique, le droit et le grand capital, le politique et le grand capital, les individus entre eux autant que contre certaines de ces puissances. Ce faisant, il serait difficile de faire du cinéma de Michael Man le seul lieu d’un anti-étatisme primaire. Michael Mann semble davantage penser l’État selon différentes configurations politiques : tantôt filmerait-il des situations anté-politique (Le Dernier des Mohicans), tantôt post-politique (Collateral, notamment, ou encore Miami Vice et Hacker), pour montrer à l’image ce que l’absence de règles juridiques dans un État démocratique, au sens de la défense des droits de la minorité contre la majorité, augurerait.

Pour reprendre l’exemple de Collateral, quand Jean Baptiste-Thoret fait, à travers le personnage joué par Tom Cruise, tueur à gage froid, indifférent, un parfait manuel de capitalisme sauvage en territoire conquis nord-américain, démontrant les faillites du capitalisme, dont Vincent serait la figure achevée, il est peut-être possible d’y voir autre chose : un film post-politique, post- au sens où la dégénérescence des institutions serait en voie d’accélération, film où est montré non plus un individu en voie de consomption, comme dans Révélations, mais un État en voie de disparition, gagné, sans doute, par les forces de l’argent, mais un processus que ce curieux tueur à gages s’efforcerait de mener à son terme, c’est-à-dire d’en revenir à la logique des rapports entre les individus à l’état de nature où, précisément, les institutions étatiques font défaut. Revoir le film, il le faudrait, à cet égard, pour redire encore que de façon paradigmatique les cinq contrats de Vincent consistent précisément à éliminer toute possibilité de résolution judiciaire d’un problème d’ordre criminel, son objectif « contractuel » étant d’empêcher que ce procès puisse être instruit autant qu’il ait lieu par l’entremise de la procureure Annie. Précisément, qu’un organe de l’État fasse son travail, en faisant sortir les individus à la fois de l’ordre du face à face comme du cycle infernal de la vengeance.

Ainsi, après l’exécution de son premier contrat, Vincent remontant dans le taxi de Max, tâchant de le faire revenir au calme, le contrat ne s’étant pas déroulé sous les meilleurs auspices, Vincent se présente alors à Max comme un « darwiniste social », au sens où seuls les plus forts s’en sortiront, non pas parce qu’ils seraient les plus forts, mais en raison d’une force conférée par le fait qu’ils auront su s’adapter à un monde sans cesse mouvant : « Il faut passer au plan B, faire au mieux avec ce qu’on a, improviser, s’adapter sans cesse aux événements, dixit Darwin, Ichi, il faut faire avec ce qu’on a ». Vincent cite alors Ichi The Killer, le film de Takashi Miike, un cinéma d’action non pas de type hongkongais mais japonais, autant dire, dans le cas de Miike, un cinéma qui aurait gardé la violence du cinéma hong-kongais, la distance ironique en moins, un cinéma hong-kongais qui aurait la gueule de bois, sans autre issue de secours que le recours à l’ultra violence : « C’est lui qui est tombé, c’est la vie », conclut Vincent, à propos de ce « premier contrat » s’écrasant sur le toit du véhicule de Max. Ce faisant, Michael Mann semble rendre compte d’un monde ou soit l’État n’est pas encore tout à fait là, installé (dans le cas du Dernier des Mohicans), ou bien en voie de substitution par d’autres puissances que lui-même, du moins un État concurrencé par des forces le colonisant soit de l’intérieur, soit de l’extérieur.

Michael Mann illustre encore par l’image, plus tard dans le film, en quoi peut bien consister cet état de nature, lors d’un énième contrat exécuté dans une discothèque par Vincent, la discothèque comme lieu de fascination/répulsion de la modernité chez Michael Mann, une exécution qui, en l’occurrence, vire à la tuerie. Or, à la question de Max : « Pourquoi tu fais ça ? », Vincent répond « j’fais ça pour vivre », « y’a pas de bonne ou mauvaise raison », pour être « indifférent » au monde qui l’entoure. Autant la scène que le discours de Max, qui est décidément un drôle de Samouraï, un Costello de type bavard, illustrent combien cette situation s’apparente à celle de l’état de nature, qui plonge les individus dans une situation épouvantable, dans laquelle n’existe plus aucun critère pour juger du monde : ni bien, ni mal, ni juste, ni injuste, ni beau, ni laid, l’état de nature étant un état de type désenchanté, axiologiquement vide, dont les valeurs ont été absolument néantisées, les individus ne disposant plus d’autre critères que leur seul jugement et propre force pour y survivre : « Le pourquoi ? y’a pas d’raison, aucune bonne ni d’mauvaise raison, ni d’vivre ni d’y rester », conclut ainsi Vincent.

Pour prendre un autre exemple de situation post-politique, dans Miami Vice, les deux policiers, au cours de leur enquête afin de démanteler un trafic de drogue, simples policiers, sans doute, se transmuent cependant en agents de l’ordre au-dessus de la mêlée, illustrant ce qu’est un État possiblement failli, en voie d’être mis en échec par les cartels de drogue mais également par ses agents protecteurs, ces derniers s’autonomisant dans le film, développant une logique de surveillance parallèle voire concurrente à celle de l’État. En effet, très tôt, dans l’enquête, les deux policiers n’incarnent plus seulement la loi, ils sont la loi. Sonny (Colin Farrell) et Ricardo (Jamie Foxx) ne sont plus simplement flics, ils s’automarvellisent, désormais au-dessus des lois, déterminant la compétence de leur compétence, ce qui pose un singulier problème dans un État de droit défini précisément par les délégations de compétences, où les autorités n’agissent pas selon leur bon vouloir ni leurs caprices mais en vertu d’une autorisation quand, au contraire, les deux flics supplantent l’ordre existant dans la gestion de l’enquête. Les voici dès lors au-dessus de toutes les polices : le FBI, la CIA, la DEA, les douanes, une sorte de police des polices sans plus aucun contrôle ne pesant sur eux, leur chef semblant à leur remorque, qui définit une situation post-politique où les autorités de l’État sont défaites, dissoutes, les institutions de l’État laissant la place plutôt à un enchevêtrement de compétences, une jungle organisationnelle où se chevauchent les ordres (comme dans Le Dernier des Mohicans) et les pouvoirs.

À l’autre bout de la chaîne politique, dans Le dernier des Mohicans, Michael Mann semble filmer plutôt une situation anté-politique, pour les colons et les Indiens, au sens où, sous le joug britannique, la nation américaine n’étant pas encore constituée, ils ne pourraient faire autrement que se trouver dans un rapport de forces jamais pacifié, ces derniers ne disposant pas de règles constitutives, sauf cette « justice », il faudra y revenir, dont parle Jean-Baptiste Thoret.

Dans les deux cas de figure, que la situation soit, selon le vocabulaire choisi, anté- ou post-politique, Jean-Baptiste Thoret, pour sa part, considère que les relations entre les individus, dans ce cadre social, serait en permanence tenu par des « contrats » que, tôt ou tard, l’une des parties ne respecterait pas au détriment des protagonistes principaux des films(36), provoquant ainsi le récit jusqu’à l’impossible et la mélancolie.

Logique des liens contractuels

Ce que manque d’apercevoir cette lecture, d’après laquelle « chaque fois, les contrats d’apparence égalitaire fonctionnent comme des alibis, des écrans de fumée, des couvertures par lesquelles le pouvoir économique et ses nébuleuses régissent le monde réel»(37), du moins, cette lecture semble ne pas tirer les enseignements de ce que ces « contrats » ne sont en rien des contrats de type juridique, sous réserve de la clause de confidentialité dans Révélations, et sauf à croire que les cinq contrats de Vincent, dans Collateral, qui visent précisément à l’extinction de toute forme de droit, produisent du droit. Si ces contrats génèrent, il est vrai, un effet, c’est de constituer en soi leur propre « loi », à partir de la seule volonté des individus, qui explique sans doute que certaines parties aux contrats, dans le cinéma de Michael Mann, finissent en permanence par se dédire sans autre préjudice que provoquer l’ire de l’autre « cocontractant », mais jamais sans provoquer de conséquence juridique (hormis, une nouvelle fois, dans Révélations), ces contrats n’étant produit et ne produisant rien que leur principe moteur, qui n’est absolument pas du droit, mais une certaine idée de l’honneur(38). Ainsi, pour prendre un seul exemple, lors de la scène finale de Miami Vice, lorsque le personnage de Gong Li, finalement sauvée des mains des narcotrafiquants par Sonny, découvre qu’il opérait comme infiltré, la voici qui lui crie : « Qui es-tu ? », avec le sentiment d’avoir été trahie, lorsque le seul rapport viable entre les individus demeure le respect dû à la parole donnée, la confiance mutuelle et réciproque dans un État asservi par d’autres logiques et puissances que le droit.

En somme, ce type de « contrat » qui ne repose pas sur le droit est fondé dès lors sur la seule parole donnée. Il s’agit, ce faisant, d’un type de contrat s’apparentant plutôt à un serment, dont la mise en jeu, comme dans le cinéma de Melville, est l’honneur (notamment dans Le samouraï, auquel Collateral renvoie par bien des aspects(39)).

Des catégories, le serment, l’honneur, qu’il faudrait alors élucider chez Michael Mann, et qui semble également renvoyer à autre chose qu’à une opposition trop classique entre la loi d’un côté (de type étatique) et l’idée de justice. Or, lorsque Jean-Baptiste Thoret parle de cette « justice », elle n’est jamais définie. Elle ne semble avoir aucun contenu, qui est typiquement le problème que pose le droit naturel : où se trouve-t-il s’il n’est transcrit dans aucun code juridique ? Que signifie-t-il, ce faisant ? Comment l’exprimer et par qui, partant ? Au fond, qu’est-ce qu’une justice qui ne reposerait pas, dès lors, sur la souveraineté d’un État chez Michael Mann ?

De ce point de vue, le serment est, historiquement, une forme de concertation et d’entente entre les individus qui, à maints égards, ne serait pas simplement anté-moderne mais, a priori, anti-moderne. Quelle serait donc son utilité, comme dans le cas du cinéma de Michael Mann, à l’envisager pour filmer des rapports entre les individus ? Au fond, la vie sociale ne peut pas fonctionner si l’attestation de faits présent ou passé n’existe pas ou si l’on ne peut pas avoir de certitudes raisonnables quant aux engagements portant sur le futur, notamment dans le judiciaire où il faut pouvoir tenir compte de la parole des témoins et autres parties ainsi que de s’assurer que les promesses soient respectées. Au regard de ces deux problèmes, le serment, avec la force du religieux qu’il mobilise, permettrait aux sociétés qui ne sont pas dotées de structures judiciaires et gouvernementales, de garantir autant que possible les vérités et les engagements comme de sanctionner les fautes commises dans les fausses attestations de vérité et les promesses non respectées.

Pour le comprendre, une formulation du serment a été donnée par Henri Lévy-Bruhl dans son livre sur la preuve : « Le serment est, dit-il, une auto-malédiction conditionnelle »(40) : dans le serment, le jureur se maudit lui-même. Après avoir appelé l’attention et la présence des dieux au serment, il appelle sur lui la malédiction au cas où il ne tiendrait pas sa parole ou bien au cas où il aurait menti. Le problème du serment est qu’il suppose une grande confiance dans le divin qui est supposé prêt à exécuter la sanction en cas de parjure. Les sociétés qui pratiquent le serment auraient en général l’idée que les dieux participent au serment parce qu’ils auraient été déshonorés par le parjure qui les a invoqués indûment. Dès lors, toute l’énergie du serment supposerait que les dieux agissent dans le monde et que les jureurs peuvent les invoquer. Or, c’est cela même que la modernité aurait cherché à déconstruire, notamment par l’entremise des philosophies contractualistes des XVIIe et XVIIIe siècles, en évacuant le divin des affaires humaines.

En particulier, aux XVIIe et XVIIIe siècles, se développe ce que Heidegger a bien caractérisé comme étant une époque durant laquelle l’Homme devient un sujet mais sujet au sens de sub-iectum, c’est-à-dire le sous-jacent sur la base duquel tout devra reposer désormais. Tout l’effort produit par les XVIIe et XVIIIe siècles sera de montrer que tout ce qui est objectif a son origine dans l’Homme. L’école du droit naturel moderne, à cet égard, va s’efforcer de montrer que toutes les prescriptions juridiques peuvent se déduire de la nature de l’Homme sans avoir besoin de recourir à Dieu, Grotius étant à l’initiative de ce mouvement, ce que continueront Hobbes, Montesquieu, Rousseau, Kant comme les rédacteurs du Code civil français à l’instar de Thomas et Pothier. Selon Grotius, dans sa préface à son traité de la guerre et de la paix, ouvrage dans lequel on trouve en 1625 une théorie du droit international public et privé, « les préceptes de la nature seraient valides même si Dieu n’existait pas »(41). Les principes du droit seraient en effet si naturels que Dieu lui-même ne pourrait rien y changer, de même qu’il ne puisse pas faire que deux et deux ne fasse pas quatre. La totalité du droit sera dès lors reconstruite sur une base individualiste et mondaine, l’idée étant de rapatrier du ciel sur terre tout ce qui serait sans nécessité, de fonder sur la nature de l’Homme tout ce qui reposait sur des prescriptions divines. La fin de ce mouvement aboutit à l’idée que l’ordre social lui-même, chez Grotius, au lieu de trouver sa consistance dans des dispositions divines reposerait sur un contrat entre les Hommes. La grande affaire pour cette école sera de donner effectivement un fondement immanent et autonome au droit et de minimiser tout ce qui relève de l’ordre transcendantal et hétéronome dans le fonctionnement social. Or, ce qui est commun à cette école comme aux auteurs précités, dans ce cadre, est que le serment va être l’objet d’une démolition comme d’une déconstruction systématique. Ainsi, chez Grotius, à qui l’on doit l’idée selon laquelle tout droit est soit un droit de propriété, soit un droit contractuel ou de la responsabilité, dans ses développements sur le droit des obligations se demande-t-il ce qu’il advient du serment dans cette optique. Le verdict est sans appel : il devient inutile pour fonder le droit. C’est une institution subalterne, d’un autre âge, utile surtout pour mettre un terme aux différends parmi les peuples sans États. La même idée se trouvera chez Hobbes, encore plus radical, dans le Léviathan. C’est que le serment n’ajouterait rien à l’obligation civile car de deux choses l’une : ou bien s’ajoute-t-il à une convention préalable et il ne lui apporte rien, ou bien il s’ajoute à une convention illégitime, ce qu’aucun serment ne pourra jamais rendre légitime. Pufendorf ajoutera que Dieu veut une société du genre humain reposant sur des engagements mutuels or l’invocation de son nom ne pourra jamais permettre à un ennemi des hommes de transgresser les lois de l’échange social : en somme, des transactions injustes, sous couvert d’invocations divines, ne sauraient être lavées de leur pêché originel, Dieu ne voulant que ce qui est conforme aux lois sociales. Les philosophes contractualistes, quant à eux, en traitant de la garantie séculière et terrestre du salut, l’aboliront quasi définitivement, non pas en se débarrassant de Dieu mais en s’en passant : il n’y aurait plus de transcendance révélée. Ce sont les Hommes qui, par l’entremise du Contrat social, révéleront cette transcendance en un Dieu constitué par le seul effet de leur volonté : l’État. Kant considérera enfin que l’idée selon laquelle Dieu puisse obéir aux hommes serait un retournement de sens qui confinerait au non-sens.

Toutefois, chez Michael Mann, ce n’est pas sous le patronage des dieux que ce serment est scellé, mais par le seul effet de la volonté des individus. Ce serment ne se place donc pas sous les auspices et bons offices des dieux. Ce sont les individus qui s’entendent pour en fixer le contenu. Ce serment est, en effet, totalement désaffilié du divin. Comment en comprendre la nature comme ses implications sur le plan juridique et politique dans le cinéma de Michael Mann ? Pour ce faire, il faut rapprocher généalogiquement ces curieux contrats trouvés dans le cinéma de Michael Mann de ce qu’en dira le philosophe utilitariste Bentham. Ce dernier, à l’instar des auteurs inaugurant la modernité juridique, dans un opuscule portant sur le serment, intitulé Swear not at all [Ne jurez jamais] (1817), ayant pour sous-titre Containing an exposure of the needlessness and mischievousness, as well antichristianisty of the ceremony of an oath [Un exposé de l’inutilité et du caractère néfaste et antichrétien du serment](42) , se met dans les pas de Kant : le serment autoriserait n’importe quel homme, le ver de terre le plus immonde, à contraindre Dieu d’agir positivement, faisant de l’homme le législateur et de Dieu l’exécutant. Toutefois, Bentham va avancer un argument extraordinaire, qui permet d’éclairer rétrospectivement la nature du serment dans le cinéma de Michael Mann, la logique du serment ayant été mal comprise. En effet, pour l’utilitarisme, tout ce qui existe est utile ou bien doit disparaître. Or, pour se trouver face à l’épaisseur historique du serment, Bentham se demande comment cette survivance du serment est possible ? Il avance alors l’idée importante d’un point de vue théorique que le serment peut exister sans avoir besoin de recourir à Dieu. Certes, le serment ne peut pas fonctionner sans passer par l’entremise d’une transcendance, toutefois, cette transcendance peut être autre que celle d’une divinité. On ne prend pas suffisamment en considération, en effet, la nature publique du serment dit Bentham. Précisément, ce qui donne sa force au serment est un sentiment purement social : c’est la crainte de la déconsidération et du déshonneur. À la transcendance religieuse peut se superposer la transcendance du lien social lui-même. Les dieux ayant quitté la scène, c’est de la société dont désormais les individus auraient dès lors la crainte par l’effet de l’exclusion sociale. Dès lors, bien que l’on s’achemine vers des sociétés sans Dieu, le recours au serment n’en serait pas moins valable. Ainsi de cette scène dans Heat (1996) lorsque le braqueur Neil McCauley (Robert De Niro), pressentant qu’il est suivi par les fédéraux, décide d’interrompre une opération en cours, retrouvant ensuite son équipe, leur présentant les données du problème : repérés, il leur faut soit poursuivre le braquage de la banque, soit se « barre[r] aux quatre vents, on se quitte en trente secondes montre en main ». Et de demander à chacun de décider de leur propre sort comme de celui du groupe, non pas donc de façon autoritaire, qui constitue un moment clé dans la constitution de cette petite communauté, où l’engagement sur l’honneur de chacun semble définir les conditions de cette constitution de l’individu démocratique, tous retrouvant une voix, leur voix.

Toutefois, dans le cas du cinéma de Michael Man, ces serments sont le plus souvent défaits par l’une des parties au « contrat », désolidarisant d’emblée toute forme de lien social comme toute forme de concorde civile. Michael Mann semble filmer dès lors des individus en déshérence faute d’avoir pu adhérer à une forme de relation sociale entretenue par la voie de leur engagement volontaire et solidaire. Il existe cependant une autre exception notable chez Michael Mann, dans Révélations, lorsque Jeffrey Wigland prête serment devant ce tribunal du Mississippi, s’apprêtant à y faire ses révélations. Lorsque le juge lui demande : « Levez la main droite, jurez-vous de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, dites ‘’je le jure’’ », Jeffrey répond « Je le jure », son avocat ajoutant immédiatement : « Vous déposez sous la foi du serment, il n’y a pas de juge, ce n’est pas un procès, veuillez décliner votre identité ». Ce serment formulé dans le cadre d’un prétoire donne finalement raison à Bentham, car le serment, effectivement, ne disparaîtra pas avec la « modernité ». Le serment, au contraire fleurira, notamment sous la révolution française, le Serment du Jeu de Paume étant sans doute le plus célèbre, comme de nombreux autres serments continueront d’être prêtés devant un tribunal, au premier chef les jurés lors d’un procès aux assises, comme dans d’autres traditions juridiques. Contrairement à ce qu’écrit Jean-Baptiste Thoret, la « modernité » n’aurait pas effacé le serment, elle l’aurait fait sien, lorsqu’il écrit à propos du Dernier des Mohicans que le film « revient à l’origine de ce processus d’assujettissement de la justice et décrit le recouvrement progressif d’une civilisation fondée sur le respect de la parole, le contrat honoré [...] »(43). Une logique du serment qui permet peut-être encore de faire droit à la thèse du juridisme de Michael Mann : en dehors d’un tribunal, le respect de la parole donnée n’aurait aucune valeur ni portée véritable. Tout comme Ali, c’est par l’entremise du droit que Jeffrey Wigland retrouverait finalement sa voix, le droit de s’exprimer : au fond, devenir un individu.

A contrario, ce type de relations reposant sur la seule parole donnée et, le cas échéant, sur le cycle de la vengeance qu’elle enclencherait à ne pas être respectée, donne le sentiment que Michael Mann filme des rapports de force, des résidus de l’état de nature dans un cadre encore social. Dans cette perspective, il pourrait être tenté un dernier pas de côté, en considérant que ce que filme parfois Michael Mann semble plutôt s’apparenter à ce que dit Hobbes de l’état de nature, que Collateral, à travers Vincent, personnifierait.

La « justice » aux loups

À propos de l’état de nature, à deux reprises, dans Collateral, la nature vient s’inviter dans la ville : une première fois lorsque Max, le chauffeur de taxi, se faisant arrêter par la police, après le premier contrat rempli par Vincent, explique que l’impact sur son pare-brise, comme le sang qui s’y trouve, ne sont pas ceux d’un homme mais ceux d’un animal pour avoir percuté un cerf ; une seconde fois, lorsque Max et Vincent, toujours dans le taxi, voient deux coyotes traverser une rue, s’arrêter puis repartir. Des coyotes dans la ville/des coyotes de la ville, le coyote, ce lointain descendant du loup, loup qui serait pour sa part un coyote des forêts quand le coyote serait un loup des villes dans le film, ces coyotes pourraient aussi faire étonnamment penser au « l’homme est un loup pour l’homme » de Thomas Hobbes quand il s’agit de voir à l’œuvre Vincent exécuter ses contrats(44). Retour à l’état de nature et pas simplement ce qu’y voit pour sa part Jean-Baptiste Thoret, un Appel-Jack-londonien de la forêt vers une sorte d’état pré-étatique angélique d’avant la colonisation des esprits, afin que chacun retrouve le Mohican en soi. Un retour vers un monde édénique d’avant la corruption, sur lequel se terminerait le dernier plan du Dernier des Mohicans, l’horizon dégagé sans doute, contemplé par Nathaniel et ses complices, mais déjà gros de l’étatisation/corruption en cours qui n’aurait eu de cesse durant le film de les pister, chacun contemplant un monde voué à l’extinction selon l’auteur, « l’ultime célébration d’une nature vouée à disparaître »(45). Cette lecture pourrait toutefois être orientée autrement, en faisant droit à une autre piste, celle d’après laquelle Michael Mann filmerait autant l’irruption de l’état de nature dans les rapports entre les individus comme les institutions. Une piste qu’il faudrait peut-être suivre, Michael Mann expliquant que tout se trouve dans les détails dans son cinéma, ce que rappelle Jean-Baptiste Thoret. Or, à ce propos, l’état de nature, selon Hobbes, n’est absolument pas un état de félicité, conduit par ce fameux principe de « justice » dont parle Jean-Baptiste Thoret, dont chacun des protagonistes principaux serait à la recherche chez le cinéaste. En effet, à l’état de nature, chez Hobbes, aucune forme de justice n’est possible, qui mérite de s’y attarder.

Robert De Niro regarde l'océan dans Heat
© Warner Bros.

Sous cet angle, il faut apercevoir que les conditions de la paix sociale, chez Hobbes, sont le produit de deux opérations. Le discours hobbesien est d’abord une somme de soustractions : sortir les individus de l’état de nature. Il est ensuite le chiffre d’une addition : faire entrer les individus en société, par le Contrat social, soit les discipliner, au sens de leur permettre de vivre ensemble par le biais de l’État. Hobbes s’efforce de penser, en effet, les conditions qui président à la tranquillité publique, qui ne soit pas qu’une parenthèse enchantée, mais une paix durable entre les individus. À cette fin, il met en fiction un état de nature propre à penser les modalités d’une sérénité sociale à trouver. Dans ce cadre, au cours du chapitre XIII du Léviathan(46), le philosophe de La Haye opère une première rupture, aboutissant à la conclusion que ledit état de nature est un état de guerre de tous contre chacun, duquel il faudrait absolument sortir. Pour quelles raisons Hobbes parvient-il à cette conclusion ?

Par principe, Hobbes définit la nature de l’Homme par l’égalité, non par la liberté. Cette égalité est absolue, aussi bien physique qu’intellectuelle, ce qui provoque aussitôt une conséquence essentielle : à l’état de nature, puisque les Hommes sont absolument égaux, en découle une absence complète de légitimité à commander autrui. Lu à travers le cinéma de Michael Mann, ce point permettrait de mettre en lumière la raison pour laquelle les engagements sont tenus par la seule voie sermentaire, qui repose sur le principe de l’égalité de ses membres. Autrement dit, s’il y a du gouvernement, il ne sera jamais naturel, mais artificiel. De manière catégorique, est chassé l’univers aristotélicien, selon lequel le corps social préexisterait au corps politique (comme dans la lecture faite par Jean-Baptiste Thoret à partir de ce principe de « justice »). Ce dernier en serait un prolongement « naturel » (l’homme serait, par nature, un « animal politique », écrit Aristote), corps social que le politique devrait donc respecter. En somme, avant l’État, il y aurait du lien social à l’œuvre, des valeurs (cette fameuse « justice »), des normes de conduites à la manœuvre, que toute forme d’organisation politique ultérieure devrait savoir préserver en les retrouvant : dans cet univers, il s’agirait toujours de rendre à chacun son dû, en quoi consisterait le travail du « prudent » chez Aristote. Un univers intellectuel que récuse Hobbes.

En effet, de ce principe d’égalité Hobbes en dégage au chapitre XIV(47) ce qu’il nomme un droit de nature qui appartiendrait en propre à l’Homme : la liberté. Puisque nul ne serait en droit de commander à autrui en raison du principe d’égalité, chacun disposerait par conséquent de la liberté la plus absolue d’user de sa liberté pour préserver son existence, à la manière dont certains individus, dans le cinéma de Michael Mann, paraissent se déterminer les uns contre les autres, usant de leur liberté la plus stricte. Ce droit naturel, que chacun posséderait à l’état de nature, en son absoluité, finit, dès lors par provoquer ce à quoi il s’agissait pourtant d’échapper : la mort, si présente chez Michael Mann, qu’elle soit physique et brutale, symbolisée par le truand Neil McCauley (Robert De Niro) dans Heat, ou bien encore sociale, par exemple dans Le Solitaire. Or, chez Hobbes, comme chez Michael Mann, au fond, ce droit naturel finit par se tourner contre lui-même à l’usage. Tandis que chacun met tout en œuvre pour subsister à l’état de nature, s’efforçant de protéger son pré-carré, l’inverse se produit : chaque effort consenti pour préserver sa vie la diminue. L’usage de la liberté, afin de se protéger soi-même, provoque finalement une guerre de tous les instants.

À l’état de nature, les Hommes sont dès lors dans une situation épouvantable, qui est angoissante chez les personnages de Michael Mann. Ils y vivent dans un état d’insécurité permanent ; aucune place ne peut être ménagée pour une activité industrieuse, nulle garantie ne permettant de préserver la sécurité juridique du commerce entre les individus ; on n’y trouve pas davantage ni arts ni lettres. En somme, à l’état de nature, aucune société n’est possible. Cette potentialité à l’hostilité franche et massive de tous contre tous, cette vie intranquille caractérisée par la guerre, pourrait laisser croire qu’il s’agit d’un chaos, dont chacun sait qu’il a ses lois. Précisément, le désordre supposerait encore qu’il y ait eu, un jour, de l’ordre. Or, à l’état de nature, il n’y a pas davantage d’ordre ou de désordre. À l’état de nature, il n’y a rien. Place nette est faite : c’est le néant. Il n’y a ni bien ni mal, ni juste, ni injuste, ni vrai ni faux, ni beau ni laid… À l’état de nature, la nature est axiologiquement vide autant que semble l’être Vincent et cette « justice » tellement absente.

Au fond, s’il n’y a pas de société possible à l’état de nature, parce que la sociabilité y est entravée, chez Hobbes il n’y a pas non plus… d’Homme, que personnifie encore Tom Cruise dans Collateral. C’est que la vie de l’Homme y est quasi-animale ; elle est brève, tout le contraire de ce qu’implique l’humanité de l’homme en son intensité : de perdurer dans son être. Au contraire, à l’état de nature, la vie de l’Homme ne dure pas. La nature humaine produit dès lors définitivement de la non humanité. La nature humaine, à l’état de nature, ne donne finalement lieu qu’à l’absence d’humanité.

Ainsi, l’usage que l’Homme fait de son droit de nature – la liberté –, à l’état de nature, n’est ni possible ni pensable. Pour que la liberté de l’Homme advienne enfin, il va falloir par conséquent l’agrémenter d'un supplément d’âme, lui adjoindre autre chose qu’elle-même. Ce qui le fait apercevoir à l’Homme, à l’état de nature, est ce que Hobbes nomme la loi de nature, qu’il distingue du droit de nature de l’Homme. La loi de nature n’est ni une règle juridique ni un précepte moral : il s’agit d’une nécessité logique d’ordre pratique à l’œuvre dans l’esprit de chacun, qui lui fait apercevoir qu’en usant de sa liberté, à l’état de nature, l’Homme aboutit à sa propre destruction. La loi de nature lui commande, in fine, de limiter sa liberté pour la préserver. À cette première loi de nature s’en ajoute une seconde, selon laquelle les Hommes, dans l’espoir de rendre leur liberté seulement possible, doivent mutuellement et conjointement se dessaisir du droit absolu qu'ils ont sur toutes choses. Cette seconde loi de nature est sans équivoque : il faut en passer par un Contrat social.

Par un deuxième mouvement de rupture, dans une proposition a priori paradoxale, Hobbes montre donc que la loi de nature intime l’ordre aux Hommes de sortir du droit de nature. Sans recours ni d’autres forces que lui-même, le droit de nature n’est rien. Le naturel, décidément, n’existe pas chez Hobbes, se contamine lui-même. Ce droit de nature va devoir, dès lors, aller chercher à l’extérieur de lui-même, dans l’artifice/la convention (le Contrat social), les moyens de sa subsistance.

Ce faisant, en un troisième mouvement de rupture décisif, Hobbes fait entrer l’humanité au cœur de la modernité politique : l’artifice/la convention, fruit de la volonté des Hommes, devient constitutif de la nature humaine. La logique démocratique est enclenchée. Avec Hobbes est mis fin à l’idée qu’il y aurait une aptitude de la nature à se gouverner elle-même comme de gouverner les hommes la retrouvant par ce fameux principe de « justice ». Il n’y a plus de transcendance révélée. Ce sont les Hommes qui, par l’entremise du Contrat social, révèlent cette transcendance, un Dieu inventé : l’État. Son objet est de faire advenir une liberté comme une justice impossibles à l’état de nature, en réalisant les conditions de la paix sociale par la mise en place d’un système irrésistible de force, pour qu’à la force, « on » réponde par la force, mais par une force supérieure. Il s’agit de transférer la force de tous, non pas à un seul, ce qui provoquerait aussitôt une inégalité entre les Hommes, mais à un artifice, précisément à quelque chose qui soit extérieur à l’Homme, à quelque chose qui n’existe pas : un nom(48), qui fera vivre ce à quoi il se rapporte, l’État.

En un quatrième et dernier mouvement de rupture, se trouve finalement au cœur du dispositif hobbesien la notion physique de force. Une force incommensurable, qui permet précisément l’apparition de valeurs : le bien, le mal, le juste, l’injuste, le beau, le laid, etc, qui font tant défaut chez Vincent dans Collateral. Sans État, donc, sans représentation politique, il n’y aurait pas davantage d’humanité de l’Homme, ce que les jusnaturalistes, notamment, reprocheront aux thèses de Hobbes. En effet, le Contrat social institue une logique de la représentation politique à l’intérieur de laquelle le droit précède toute activité humaine. Il n’y a de sens que s’il y a de l’État, de sorte que la nature humaine ne puisse advenir que sous son joug. Autant dire que la nature humaine n’a rien de naturel. Elle est tout sauf pure, puisque tributaire d’un mécanisme d’imposition par la force. C’est l’invention du positivisme juridique, selon lequel le droit fonde l’éthique, la force conditionne la justice, une lecture à laquelle s’oppose précisément Jean-Baptiste Thoret(49).

Or, à cet égard, il y aurait une incompréhension à l’égard de la nature de ce curieux Contrat social, qui autoriserait un autre éclairage sur le cinéma de Michael Mann. Ce Contrat est en effet d’une nature singulière : il ne peut pas s’apparenter à un contrat de type juridique, au sens classique du terme. Plutôt, chez Hobbes, de Contrat social (précédant l’existence de l’État) il n’y en aurait pas au fond. Sinon, il serait impossible de sortir de l’aporie suivante : pour qu’il y ait de l’État, il faudrait du Contrat, et pour qu’il y ait du Contrat, il faudrait de l’État (pour sanctionner ledit Contrat). Proprement, chez Hobbes, il y a toujours eu de l’État (et donc jamais d’état de nature), et il n’y aura jamais rien d’autre que de l’État. Le Contrat social n’est donc pas un véritable contrat. Il est à repenser. Pas simplement comme une hypothèse, à la manière dont il est présenté très souvent. Encore moins consiste-t-il en un point de départ, celui du début de la modernité politique. Il s’agit au contraire d’un acte quotidien, répété, réitéré. Le Contrat social est sans cesse actualisé et actualisable (en quoi est-il profondément démocratique) chaque fois que chacun se soumet à la Loi, chaque fois qu’il consent au commandement ou bien que, dans certains cas, il s’y refuse si l’État ne garantit plus les conditions d’existence des individus, ce pour quoi il a été institué, ouvrant la voie à la désobéissance civile chez Hobbes. Le renversement de perspective est radical : commandement et obéissance sont tout un chez Hobbes. Ils forment un tout insécable, de sorte qu’en obéissant, je me commande ; en commandant, j’obéis. Commandement et consentement, parce qu’ils sont fait du même bois, rendraient enfin libres les individus en obéissant à la loi qu’ils se sont prescrits à eux-mêmes. Et quand bien même s’agirait-il d’une liberté impure, d’un ersatz de liberté, une liberté civile, il s’agirait encore de liberté. Avec Hobbes, depuis Hobbes, il ne serait plus possible de dire, à la façon d’une célèbre formule prêtée indûment à un roi tout aussi célèbre : « L’État, c’est moi ». Avec Hobbes, depuis Hobbes, « L’État, c’est nous », paroles précieuses pour redresser le dos des Hommes qui ne connaîtraient plus la station debout. Voilà ce que semble rapporter pour partie le cinéma de Michael Mann, l’histoire d’individus s’efforçant de tenir debout en retrouvant leur voix, au risque de la désobéissance civile, en un sens cette fois-ci non plus hobbesien mais à la manière dont l’entendait Thoreau.

Certes, il pourra être répondu que les travaux en anthropologie politique, ceux de Pierre Clastres au premier chef(50), et pour parler du Dernier des Mohicans, ont montré qu’il existait des sociétés sans État. Précisément, des sociétés qui se seraient construites contre la possibilité de l’État, comme de la marchandisation économique. Des sociétés qui, sur ce dernier plan, ne seraient pas, contrairement à une croyance enracinée dans les esprits occidentaux, des société de subsistance, où la faim régirait les principes de conduite, mais plutôt des sociétés économes de leur temps comme du produit de leur activité industrieuse, ne consommant que ce dont elles auraient strictement besoin, c’est-à-dire refusant la logique de l’accumulation et du profit qu’elles engendreraient. Des sociétés qui auraient compris que toute forme d’accumulation provoquerait une répartition des tâches différentes, l’apparition de stock engendrant des gardiens comme des valeurs d’échange, la mise en place d’une administration des choses. De la même manière, ces sociétés, conscientes du danger du pouvoir de leurs « autorités », auraient pensé des chefferies sans pouvoir, soit de mettre en place l’impuissance du puissant, incarné par le chef de la tribu, celui-ci étant détrôné de tous les apparats du pouvoir : il ne serait pas le plus riche pour tendre sans cesse au dépouillement, offrant ses biens aux autres membres de la tribu ; il ne serait pas oisif, mais stakhanoviste, passant son temps à travailler comme à parler, répétant les mythes constitutifs auxquels nul ne semblerait porter attention sauf s’il s’interrompait. Certes, donc, ce type de société sans État existe. Mais il ne faudrait pas, cependant, comme le fait peut-être Michael Mann, à sa suite Jean-Baptiste Thoret, en sublimer les principes les idéalisant, car en quoi y consiste ce fameux principe de « Justice » que tous les personnages manniens opposeraient notamment à la loi de l’État ? Le plus souvent, dans ces sociétés, ce principe de « justice » est précisément indexé sur ce refus de l’accumulation comme d’une certaine marge de manœuvre dans l’exercice du pouvoir, qui provoque également un refus du changement tendant à montrer des sociétés plutôt enclines à une « fermeture » constitutive, close, au sens où il s’agit d’être pour elles dans la répétition immémoriale des premiers temps, soit de retrouver en permanence le monde d’avant, celui des origines. Un rapport à l’immuabilité qui entraîne pour conséquence que chacun soit à sa place et s’y tienne, homme, femme, enfant, guerrier, chef (par voie héréditaire), étranger à la communauté... La « justice » conçue sur ce principe ne correspond absolument pas, dès lors, à l’idée contemporaine et anachronique que semble s’en faire Jean-Baptiste Thoret. Dans ce type de sociétés, on ne se trouve pas en effet dans le monde de la « justice » mais plutôt de la justesse, de ce qui est le plus ajusté aux circonstances comme à l’univers et chacun, le travail social du chef consistant en permanence à rappeler la part de droit et d’obligation revenant à chacun, selon sa place dans cette société, comme lors de cette scène d’après laquelle Jean-Baptiste Thoret voit ce principe de « justice » à l’œuvre, lorsque le vieux chef Indien doit décider du sort de Nathaniel comme de ses comparses, tous captifs, et de décider finalement de sauver Nathaniel, de sacrifier le personnage de Madeleine Stowe (Cora Munro).

Il ne s’agit évidemment pas de contester le droit/le choix de préférer ce type de « justice » au droit moderne, de type étatique, lorsque « le grand sachem » rend « une justice de la conciliation, du consensus équilibré, qui ne connaît que des cas particuliers »(51), « une forme de justice encore déconnectée des intérêts d’une hiérarchie impérialiste »(52). Il faudrait plutôt relever le paradoxe qu’il y a à privilégier cette forme de « justice » entièrement tournée vers la communauté, partant, contre les individus, pour un cinéaste qui ne s’intéresserait qu’aux individus, écrit Jean-Baptiste Thoret, c’est-à-dire un cinéma fondamentalement anti-communautaire.

En effet, cette forme de justice, présentée dans un autre contexte par Aristote, est une « justice » bien différente de celle contemporaine, au sens moderne du terme, de « justice ». Cette justice est à proprement parler une casuistique, comme le souligne par ailleurs Jean-Baptiste Thoret : une justice des cas particuliers. Mais il faut alors ajouter que si elle consiste en une science des cas singuliers, c’est pour rejeter l’idée d’une justice qui soit rendue de façon générale et abstraite, c’est-à-dire attribuée à chacun sur le mode de la stricte égalité en droit, mais une justice qui consiste à rendre à chacun la part qui lui est dû. Précisément, cette justice n’est pas de type distributive mais commutative : elle est fondamentalement orientée sur une conception de la société qui n’est pas de type égalitaire mais profondément inégalitaire et hiérarchisée. Il ne s’agit pas dès lors d’une justice au sens où elle est entendue aujourd’hui (reconnaître des droits équivalents à chacun, dès lors qu’ils se trouveraient placés dans une situation identique). Il s’agit davantage de définir ce qui est le plus ajusté aux circonstances d’un cas comme de la position de chacun dans la communauté : ce n’est plus alors le monde de la « justice » (au sens moderne du terme) qui prévaut, mais de la justesse. Dans ce contexte, la sentence du « grand sachem » ne consistera pas à attribuer des mêmes droits aux individus, d’attribuer des droits à… au sens moderne de droits-créances (que l’on retrouve dans les différentes déclarations des droits universels), mais de rétribuer chacun en fonction de ce qu’il est et de la place qu’il occupe socialement dans l’univers (femme et homme, il va sans dire, n’ayant pas la même part de droit), au sein d’une communauté particulière, celle des Indiens en l’occurrence, refusant l’artificialité (toute moderne) induite par le choix des individus de décider de leur propre sort, privilégiant une nature, celle des individus comme du monde, c’est-à-dire en les essentialisant de sorte que nulle place ne soit ménagée à la possibilité d’en sortir, cette quête qui se trouverait pourtant, et au contraire, selon Jean-Baptiste Thoret, dans le cinéma de Michael Mann, filmant des parcours individuels dans un monde corrompu.

Dans cette optique anté-moderne, on se trouve par ailleurs à ce point à rebours de la figure consacrée par la modernité de l’individu (on y reviendra) que le chef Indien, en effet, s’apparentant à celui qu’Aristote nommait le prudent(53), n’est pas/ne peut pas être un individu comme les autres afin de rendre cette « justice ». Il doit être doté de qualités particulières, hors-norme/hors du commun : avoir du tact, de la sagacité, une forme d’intelligence supérieure pour être seul à savoir ce qui est le plus adapté aux circonstances comme à un univers prédéterminé. Au-dessus de la mêlée, sorte de demi-dieu, sachant mieux que les autres ce qui est bon pour eux, il ne saurait donc être choisi/investi « démocratiquement » par les membres de la communauté. Bien au contraire, ce qui est caractéristique de ce type de justice est que seul le prudent peut attester de sa propre prudence. Seul lui peut être en mesure de se reconnaître comme tel. Il ne saurait donc être investi, au sens moderne du terme, par une compétence afin d’agir au nom des autres. A contrario, les membres de la communauté sont-ils dépossédés de cette faculté de choix. Le « grand sachem » détermine, en effet, seul la compétence de sa compétence, le fruit de ses décisions étant toujours l’objet d’une ratification non pas antérieure, mais ex-post, ultérieure, par les membres du corps social qui ratifieront en s’y conformant ses sentences. Une conception de la « justice » entièrement tournée contre la logique individualiste, démocratique, au sens libéral du terme. Une lecture du cinéma de Michael Mann, ce faisant, pour le moins curieuse, lorsque Jean-Baptiste Thoret considère qu’elle se consacre entièrement à la figure de l’individu, quand il ne peut pas en être question dans cet univers de la « justice ».

Spleen Indien

Ce rapport au monde permet de conclure provisoirement sur la clé de lecture essentielle délivrée par Jean-Baptiste Thoret à propos du cinéaste, en fin d’ouvrage, sur la mélancolie des personnages manniens(54), s’exprimant toujours face à un plan océanique récurrent. Selon Jean-Baptiste Thoret, ce plan ne serait pas sans évoquer le romantisme du peintre Caspar David Friedrich dans son fameux Voyageur contemplant une mer de nuages, qui « exprimerait autant un désir d’engloutissement qu’un rêve de voyage sans retour »(55), chacun, dans le cinéma de Michael Mann, prenant conscience des mirages du contemporain, disparaissant mélancoliquement dans ce plan d’eau.

À cette lecture, sans s’y opposer, il pourrait être ajouté que les personnages principaux des films de Michael Mann ne veulent plus être simplement un signifiant sans signifié, un concept qui ne ferait signe vers rien. Pas même un masque ou une ombre. Un pauvre mannequin, intérieurement creux comme Vincent, un étui qui se mettrait en vitrine et se revêtirait de ses plus beaux atours pour mieux dissimuler le vide de son être. Le monde social chez Michael Mann ne semble en effet laisser planer chez ses personnages qu’un « grand silence »(56) sans appel ni écoute symbolisé par ce fameux plan océanique où l’horizon se dégage, au milieu duquel l’homme lucide serait nécessairement amené à éprouver la solitude la plus radicale.

Il y a à la fois un refus, une obstination comme une tentation de l’abandon chez ces personnages, Michael Mann ne filmant pas uniquement des rapports de force à l’œuvre dans le champ social mais, au premier chef, un rapport de force intime. Chacun, au fond, tente de ne pas abdiquer dans un monde où tout y invite, un monde qui ne cesse jamais de fomenter contre eux, qui a tendance à produire une dématérialisation de leur être et sans doute n’est-ce pas anodin si, de ce point de vue, cette liquidité est transcrite informatiquement dans le dernier film en date de Michael Mann, Hacker. Cette description de l’inconsistance du moi, du moins de certaines puissances s’efforçant à ensilencer le monde comme les individus, à mettre Un homme dans un étui (Tchekhov), rejoint une autre généalogie, celle établie pas Musil, dans son roman, L’homme sans qualités, qui soumet la réalité humaine à une sorte de vivisection. Il en dissèque aussi le cadavre comme sans doute Michael Mann, en tentant d’assembler les miettes d’un individu qui, ayant perdu toute unité, est devenu, dit-il « semblable à la limaille de fer d’un champ démagnétisé ». La totalité brisée serait aussi celle de l’homme mannien : de « l’homme sans qualités » ou, selon d’autres traductions, « sans caractères » ou « sans particularités », ou avec des particularités qui ne peuvent être rapportées à aucun centre, à aucun sujet, du moins à un sujet en voie de dispersion qui s’efforcera le long du film à la recomposition. À l’image d’une culture technique et scientifique capable de maîtriser les détails (le fameux « professionnalisme » des personnages manniens dont parle Jean-Baptiste Thoret), mais impuissante à unifier dans un ensemble le « moi » dans sa fragmentation, l’Homme ne peut plus dès lors se donner de lui-même une vision d’ensemble, ni une direction, qu’ils tâchent pourtant sans cesse de retrouver. L’homme sans qualités, c’est l’homme privé de lui-même : celui qui après avoir refusé d’être quelque chose pour les autres (le gouvernement pour Ali, l’industrie du tabac pour Jeffrey Wigland, sa rédaction pour Lowell Bergman...) et pour lui-même, mesure le vide de son âme. Ulrich, le héros du roman, pour sa part, peut bien être réfléchi, intelligent, audacieux, etc., ces qualités-là ne sont pas ses propres attributs : elles ne lui semblent pas se rapporter à un prédicat central, à un sujet stable, consistant, permanent, capable de dire « je », c’est-à-dire capable d’affirmer la puissance causale d’une liberté personnelle dans le monde, mouvement contraire/quête impossible incarnée par les personnages manniens s’efforçant malgré tout à retrouver leur voix singulière. Cette catastrophe identitaire de l’homme implosé (professionnellement et existentiellement chez Michael Mann), sur le plan philosophico-littéraire(57), se retrouve encore chez Faulkner qui, cédant à l’ivresse de la dispersion nomade, attribue le même nom à des personnages différents(58). Beckett, pour sa part, change le nom et la forme extérieure de son héros au cours d’un même récit(59). Chez Camus, le nom du narrateur de L’étranger(60), à l’existence si flottante, s’est lui-même perdu dans la mémoire du lecteur. Le personnage, pourtant central du Château(61) de Kafka, n’est doté que de l’initiale K. : ni famille, ni liens, ni résidence fixe, ni visage, comme souvent les personnages manniens semble incapable d’habiter le monde comme de se réduire à la cellule familiale. Kafka le dit arpenteur, mais si « on » l’a fait venir comme tel, c’est pour ne pas utiliser ses services : c’est-à-dire pour ne pas mesurer, tracer, calculer, définir, assigner, qui témoigne de l’absurdité d’une existence inutile, celle de l’homme sans identité assignable. Comme si l’homme, sans nécessité, était, comme le dira plus tard Sartre dans La nausée, de trop. Si bien que, paradoxalement, sans centre ni fin, l’homme dont le visage ne serait plus dissimulé par rien, serait tout autant sans ossature ni consistance : vide d’être. Ne pas être « de trop », faire entendre sa voix dans un monde qui se passe de leur « moi », voici l’effort harassant qu’entreprendrait chacun dans le cinéma de Michael Mann.

Pour conclure, cette proposition de lecture ne se voulait pas tant alternative de celle faite par Jean-Baptiste Thoret du cinéaste que d’être sur son bord, une manière de dire que certaines œuvres rayonnent parfois d’une lumière inusitée, à la fois aveuglante et neutre. Comme ces étoiles mortes dont la lumière parvient à chacun encore, elles continuent, bien après le moment de leur vision, de diffuser un rayonnement singulier, qui participe intimement de la relation qu’il est possible d’entretenir avec elles. Alors même que nous ne les avons pas toujours vus, ou trop peu, ou trop vite, ces œuvres, à l’instar du cinéma de Michael Mann, nous sont en quelque sorte adressés, et nous avons, de ces œuvres, une sorte de pré-savoir intime, comme nourri de hantises et de songes. Ce qui est alors en jeu, c’est la force d’attraction d’une œuvre qui semble se tenir au bord du mythe, l’opacité d’une lettre comme d’un concept – celui de mélancolie, par exemple – qui jamais ne se mue en chiffre d’un sens à conquérir. Tout est là, semble dire le film, tout se dispose pour ainsi dire sous vos yeux, nul arrière-monde ne préside à la conceptualisation.

La difficulté, pour rendre compte de ce geste, est qu’un discours, filmique ou non, est à lui-même sa loi, sa justification, son explication, et il est bien évident qu’il ne peut en être rien dit ou presque. Les critiques et exégètes qui se penchent sur lui et l’analysent pour le réduire à des motivations de divers ordres, emprisonner son sens dans des formules ou de pseudo-équivalences conceptuelles, substituer des rationalisations à son énigme(62), ne parviennent qu’à l’assécher de son sang. Le noyau du discours est toujours un ineffable. La seule évidence : un discours est là, il existe, se dresse comme une cathédrale, et fort heureusement, tout ce qui pourra être dit ne parviendra pas à le diminuer. Pourtant – et c’est la seule voie possible pour une analyse – l’œuvre n’existe que pour les autres, non pas simplement pour celui qui la produit. Ce qui est donné, il faut alors toujours le conquérir. Michael Mann n’échappe pas à la règle. À cet instant précis, l’étude de son cinéma peut commencer. Il n’y a sans doute pas de réponse définitive à en donner, d’interprétation ferme/fermée à en livrer. Soit. Mais il importe pourtant de ne pas se laisser distraire, accompagné de la conscience, dans le même temps, que la pointe d’un savoir, sur quelque sujet que ce soit, sera toujours identique à la pointe de son ignorance.

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