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Les cuisiniers dans Menus-plaisirs
Rayon vert

« Menus-Plaisirs – Les Troisgros » de Frederick Wiseman : La dictée du goût

Des Nouvelles du Front cinématographique
Il en irait d’un implicite, une réclame de prestige contre une image-miroir, celle du cinéma documentaire comme art culinaire. Une pareille économie symbolique donne au contrat synallagmatique la saveur acquise des grandes gastronomies, la cuisine trois étoiles des Troisgros en vis-à-vis de celle de l’un des auteurs de documentaire parmi les mieux établis. La transaction frôle ainsi les quatre heures pour démontrer la réciprocité de ses engagements, et les limites qui lui sont aussi imparties dans les services rendus d’une commensalité indiscutée.

 
 

« (…) nous nous identifions plus profondément
à nos goûts au fond qu’à nos opinions,
et nos goûts nous trahissent davantage que nos opinions
. »
(Pierre Bourdieu, Apostrophes, 1979)
 
 

Les cuisines de la tradition

Menus-Plaisirs chercherait en effet à trop bien coïncider avec la réalité qu’il souhaite documenter. À l’évidence, tout est bon dans le cochon. Il y a tout à prendre, rien à jeter, la fraîcheur des fruits et légumes chez les meilleurs maraîchers de la Loire, la méticulosité recherchée des plats composés depuis quatre générations par une famille de cuisiniers, les petits traités agricoles sur les élevages ovins et bovins, l’affinage des fromages, les secrets de la vinification, même la fabrication du miel.

Si la grande cuisine est l’acmé d’une culture dont le sol est agricole, le cinéaste y associe la sienne. Le cinéma reconduirait les vieilles lois de la commensalité, ajoutant l’écran aux arts de la table.

Frederick Wiseman fait ainsi son marché et il se fait plaisir en concevant qu’il sera pleinement partagé, ce qui est si facile quand la conviction est déjà constituée pour l’un des royaumes consacrés de la gastronomie d’ici. Le préalable, grande cuisine et grand cinéma, est ainsi le service rendu des évidences partagées, en dépit du rappel proverbial selon lequel, dixit Michel Troisgros citant son père : « La cuisine, ce n’est pas du cinéma ». Le contrat synallagmatique se veut alors vertueux en posant l’égalité des gestes, découpage et montage apparentés aux arts culinaires et documentaires.

Comme à son habitude, le cinéaste tourne partout en donnant le sentiment de l’exhaustivité. Moyennant quoi, il passe dans les cuisines sans transition de l’espace chaud à l’espace froid, un plan pour les desserts ou les entrées, un autre pour la présentation des vins et la confection des plats de résistance, à toute vitesse. L’ivresse des raccords se déduit de la célérité du montage qui taille un peu partout. Le butinage est horizontal, et paradoxalement irrespectueux des séquences de montage culinaire qui reposent, elles, sur des méthodes hiérarchiques que le mot tradition fixe et symbolise.

D’un côté, Frederick Wiseman se montre plus que déférent – en réalité, il est fasciné par le petit monde des Troisgros, ce domaine avec ses dépendances, trois restaurants et gîtes grand luxe. De l’autre, il voudrait opposer à la verticalité aristocratique française, déjà manifeste avec la Comédie-Française et l’Opéra de Paris, une horizontalité plus américaine, plus démocratique et égalitaire. Cette opposition conduit à des façons de gougnafier qu’épuisent les redites en laissant place à une tension dégraissée de toute conflictualité. Si l’irritabilité se substitue toutefois à l’ivresse dans la seconde partie du film, c’est comme nécessité à entretenir le rayonnement d’une cuisine respectée.

Les quelques paroles ici et là soufflées, à propos de riches clients exigeants comme au sujet de frictions entre employés, sont les très rares scories du polissage d’un blason reflétant un artisanat de la distinction opposable au nivellement mondialisé des goûts. Menus-Plaisirs est, partant, le contrechamp de Meat (1976) qui décrivait par le menu l’horreur concentrationnaire de la production industrielle de viande hachée dans l’État du Colorado. Il l’est aussi, et surtout de Monrovia, Indiana (2018) où le mode de vie en Americana, en plein milieu des terres vaines de l’agrobusiness, était haché menu pour avoir envoyé à la présidence des États-Unis son pire défenseur. Il se situe aussi dans la veine la plus bourgeoise de l’œuvre de Frederick Wiseman, après La Comédie-Française (1996), La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris (2009) et Crazy Horse (2011), très éloignée des grands films où l’exploration documentaire avérait les vicissitudes et contradictions de l’institution, à l’exemple de Welfare (1975). Sa récente ressortie permettra de mieux apprécier les évolutions esthétiques de l’œuvre. La critique est forte avec ce qui va mal, émincée avec ce qui se porte bien.



La crépine du discours

Si, selon la définition sociologique donnée par Luc Boltanski, l’institution dit ce qu’il en est de ce qui est, Menus-Plaisirs excelle à rendre compte qu’il n’y a pas un seul plat qui ne soit servi sans l’accompagnement des mots qui en préparent la dégustation. La crépine, cette membrane qui enveloppe les viscères du cochon et dont usent les cuisiniers affairés à préparer les viandes à cuire, connaît ainsi son redoublement symbolique dans le service des discours offerts en supplément nécessaire à la clientèle, des explications sophistiquées du sommelier concernant les sulfites à la présentation détaillée des cartes par le maître d’hôtel, suivi hiérarchiquement des chefs de rang.

La crépine des discours est ainsi la membrane symbolique des grandes cuisines, ces plats qui doivent être dégustés trois fois, une première fois avec les mots, une deuxième avec le nez et les yeux, une troisième avec la bouche. Les saveurs du palais ont pour premier maître et entrée principale l’enveloppe des mots qui enrobent les mets. Un client asiatique, plutôt indifférent à la mise en bouche avec les mots qui suscitent chez la plupart les signes ostentatoires du ravissement, intéresse pour l’ambivalence de sa résistance, peut-être insensibilisé par une richesse découplée du souci de la tradition, peut-être immunisé aussi devant un ordre du discours qui redoublerait ce que le plat cuisiné a toujours déjà incorporé (si celui-ci est originaire du Japon, cet empire des signes).

Les cuisiniers dans Menus-plaisirs
© Meteore Films

On y pense d’autant plus que le père Troisgros admire la gastronomie japonaise, associant sans hésiter nombre des plats qu’il concocte en compagnie de ses deux fils, César et Léo, aux feuilles de shiso, cette plante condimentaire qui est un autre adjuvant du goût comme l’est l’entrée du discours.

Menus-Plaisirs sait très bien que les mets qu’enveloppent les mots pour d’autant mieux les déguster va produire du côté de ses spectateurs ses petits effets. La salle où l’on a vu le film ne cessait effectivement de faire entendre le froufrou des excitations, tous ces frémissements que soulève l’alliance des images et des mots qui possède en effet cette disposition instituante en disant donc ce qu’il en est de ce qui est. L’égalitarisme démocratique wisemanien jouit ainsi d’offrir à portée d’yeux ce qui, pour beaucoup, ne saurait l’être à portée de mains en raison de question de portefeuille. La réjouissance est néanmoins amoindrie par une façon apologétique qui appartient à l’auteur d’un film bien obligé de rendre aux Troisgros ce qu’ils lui auront servi, notamment quand il a découvert leur existence au moment de la crise sanitaire, à l’été 2020, entre deux confinements.



« Je me suis régalé mais il va falloir rectifier »

On a dit que le montage de Menus-Plaisirs soumettait progressivement l’ivresse des surabondances, technicité artiste des inventions culinaires, grands affairements en cuisine, sophistication des mots, à la révélation des tensions nécessaires à entretenir un blason gastronomique, mais prémunies des critiques d’une conflictualité impossible à enregistrer – c’est la loi des contrats synallagmatiques.

On apportera toutefois deux précisions capitales : d’abord, la construction de Menus-Plaisirs a une structure en spirale (en atteste dans une mare un plan de moustiques) qui lui permet de sortir du petit monde des Troisgros pour s’intéresser aux autres sphères qui le rendent possible ; d’autre part, son rythme fonctionne à double détente, avec les plans courts indexés sur la précision des gestes cuisiniers, et les plans longs quand le discours est au premier plan. Les premiers sont immédiatement séduisants ; sur la durée, les seconds l’emportent cependant. C’est qu’ils se divisent aussi, en montrant comment un ordre du discours se distingue d’un autre. La crépine des mots pour dire ce qu’il en est de ce que l’on s’apprête à déguster ne recoupe pas tout à fait l’expertise des éleveurs et producteurs avec lesquels s’entretient Michel Troisgros, tous partenaires du commerce familial, tous techniciens d’une agriculture moins soucieuse de la tradition qu’elle se veut respectueuse des environnements.

Le patriarche met la main à la pâte. Il donne un coup de main en gardant la main sur son lignage (il admet à un confrère viticulteur qu’il a du mal à passer la main). Il donne de sa personne en distribuant leçons de vie à ses clients et leçons de choses auprès de ses jeunes employés. Pour les uns, la langue est gouleyante, riche en anecdotes qui s’ajoutent à la saveur des mets ; pour les autres, l’autorité est moins descriptive que prescriptive, celle d’un maître instruisant ses subordonnés. La tradition s’y donne autrement, faussement conviviale, réellement pyramidale. Le petit monde des Troisgros est l’équivalent d’une baronnie que la qualité de ses plats justifie. Frederick Wiseman est aussi un baron, un chef du cinéma documentaire, c’est pourquoi, dans Menus-Plaisirs, il minore son acuité critique devant un confrère. La commensalité est à ce prix, élevé, celui d’être indiscutée. Il cultive heureusement de l’attention pour d’autres porteurs de discours, ceux qui disent autrement, et plus sûrement, ce qu’il en est des arts culinaires dans leurs relations avec la sphère agricole.

C’est finalement à cet endroit que Menus-Plaisirs fait vraiment plaisir, quand il se fait la chambre d’écho des éleveurs (de vaches et de chèvres), cultivateurs (de vignes et de tomates) et producteurs (de fromages) dont la langue témoigne de rapports étroits ou réinventés avec leur environnement, dans le respect des sols et des pâtures, dans le savoir expert des rythmes et des temporalités, dans l’expression de statuts minoritaires mais persévérants, au-delà du label de l’agriculture biologique. La dignité de ces agriculteurs tient autant dans la précision technique des arguments, somme incarnée d’intelligence théorique et pratique, que dans la grandeur des défis relevés qu’affrontent aujourd’hui des producteurs locaux, menacés par l’agroalimentaire et la crise environnementale.

C’est ainsi que Menus-Plaisirs trouve à s’embrancher avec le cinéma de Dominique Marchais, du Temps des grâces (2010) à La Rivière (2023), quand les discours des acteurs de l’environnement sont corrélés à des usages du monde et des pratiques enveloppant une cosmogonie à vertu politique.

Si Michel Troisgros assure ses fonctions d’intercesseur entre ses partenaires et le cinéaste, la visite guidée permet néanmoins de mettre en valeur un ordre du discours versant dans la communication publicitaire qui, jamais, ne se confond avec le discours des producteurs locaux qui, eux, produisent un autre rapport avec le vivant, une métabolisation plus décisive que la crépine langagière des mets.

La dictée du bon goût a ses dictons : ses dictionnaires pour rappeler à un jeune cuisinier qu’il ne faut pas se conduire en brebis égaré dans la pastorale des arts culinaires ; son dictum qui distribue différemment ses leçons de vie et ses leçons de choses selon que l’on soit client ou cuisinier. La dictée du goût s’énonce ailleurs et autrement, en amont des traditions gastronomiques, dans une agriculture rappelant à bon droit à l’élite gastronomique qu’elle a pour sol natal la paysannerie.

La morale du film de Frederick Wiseman ? Elle sortirait peut-être de la bouche de Michel Troisgros quand, après avoir goûté une préparation de rognons aux fruits de la passion, annonce déjà qu’il s’est régalé, avant d’inviter ses troupes à rectifier le tir en améliorant le jeu des proportions. La régalade des oreilles et des yeux qui prépare à la fête des papilles est une condition nécessaire, mais insuffisante à critiquer une baronnie culturelle dont la tradition gastronomique est si peu démocratique. La démarche apologétique fonctionne peu avec les gros, bien mieux avec les petits.